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rique que les Allemands sont parvenus à atteindre, indique la gravité du danger qui les menace. Le district méridional, celui de Bromberg, est passé en majorité au germanisme. Dans l'ensemble du duché, un peu plus de la moitié de la propriété foncière appartient aux Allemands. Peu à peu l'usure et les dettes ont raison des grands domaines, et livrent aux capitalistes berlinois ou à l'Etat lui-même l'occasion guettée. Dans plusieurs circonstances et notamment aujourd'hui, le gouvernement s'est employé directement, par des allocations ou des achats de terres vacantes, à fortifier la part des Allemands dans la propriété foncière. Des colonies de cultivateurs allemands ont trouvé l'aisance en desséchant les parties boisées et marécageuses qui s'étendaient aux bords de l'Obra. Les mesures officielles de contrainte qui poursuivent le Polonais jusque dans l'école primaire, les expulsions qui cherchent à couper les racines par lesquelles il pourrait se fortifier du dehors, constituent pour lui un danger peut-être moins grave que l'aptitude de l'Allemand à la colonisation agricole. C'est avec la charrue, aidée de l'épée, que furent germanisés les marais du Havelland, les deltas de la Vistule et du Niémen. Mais si la civilisation a pu gagner autrefois à ces conquêtes, on ne voit pas ce qu'elle gagnerait aujourd'hui à ce que les Polonais subissent le sort des Vendes, des Viltzes, des Poméraniens ou des Lithuaniens de la Prusse primitive.

Origines coloniales du pays de Prusse. - La province de Prusse occidentale embrasse le cours inférieur et le delta de la Vistule. Ce fleuve qui, dans son cours de 1.050 kilomètres, unit les Carpates à la Baltique, semblait destiné par la nature à grouper dans une unité politique les différentes branches de la famille polonaise. Son bassin communique sans obstacle au sud-est avec celui du Dniester, dont la

source est toute voisine de celle de la San, principal affluent du cours supérieur. Par le Bug, autre affluent de droite presque égal à la Vistule elle-même, il tend vers le système fluvial du Dniéper un bras qu'il a été facile de prolonger par un canal (canal du Roi). La Vistule traverse des pays fertiles en grains et en bois; et, malgré les difficultés qu'opposent les sables, la faible profondeur du lit et les glaces en hiver, elle se prête à la navigation à partir du confluent de la San et même, au moins pour les petites embarcations, à partir de Cracovie. Enfin, depuis sa source jusqu'au commencement de son delta, le fleuve ne quitte pas le domaine historique et linguistique des Polonais, race résistante et qui a la vie dure, suivant l'expression d'un écrivain qui n'est pas leur ami (1).

Assise à la fois sur la Vistule et sur le Dniester, la Pologne semblait donc appelée à s'étendre de la mer Noire à la Baltique et à se constituer d'une mer à l'autre, au point de resserrement du continent européen.

S'il n'en fut pas ainsi, c'est que de bonne heure la colonisation allemande avait réussi à s'emparer du delta de la Vistule et à se rendre prépondérante sur toute l'étendue du littoral de la Baltique jusqu'au fond du golfe de Livonie. Tandis que dans la province de Posen l'immigration germanique est récente, elle date de la première moitié du treizième siècle dans les pays de la basse Vistule. Elle y fut appelée par les chevaliers de l'Ordre teutonique, ordre religieux et militaire fondé au temps des premières croisades et transporté plus tard de Jérusalem sur les bords de la Baltique. Ces moines guerriers, qui se recrutaient dans toutes les parties de l'Allemagne, firent pendant plusieurs siècles une guerre impitoyable aux populations encore païennes qui habitaient entre le cours inférieur de la Vistule et celui du Niémen (2).

(1) Richard Boeckh, DerDeutschen Volkszahl. Berlin, 1870. (2) E. Lavisse, Etudes sur l'histoire de Prusse. Paris 1879.

le culte des eaux et des bois, avait conservé ses derniers adeptes. Autour du Frische Haff et du Curische Haff, ainsi que dans la péninsule de Samland, qui les sépare, se groupait une population lithuanienne que le commerce de l'ambre avait depuis longtemps familiarisée avec les étrangers. Elle était connue sous le nom de Pruzzi ou Prussiens, « hommes très humains, qui se portent volontiers au secours de ceux qui sont en péril de mer ou de pirates, » dit un géographe allemand du temps (1). C'est contre elle que se porta surtout l'effort des chevaliers teutoniques. Convertis, exterminés en partie et remplacés par des colons germaniques, ces habitants primitifs du pays qui produit l'ambre n'ont laissé d'autre trace que leur nom; mais par une singulière fortune, celui-ci a fini par s'étendre, non seulement à la double province dont ils occupaient autrefois le territoire, mais encore au royaume qui a recueilli la majeure partie de l'héritage de l'Ordre.

La Pologne réussit toutefois, à la faveur de la décadence de l'Ordre teutonique, à se mettre en possession des embouchures de la Vistule. Le traité de Thorn (1466) marqua dans l'histoire du Nord un recul de l'élément germanique devant l'élément slave. Le royaume de Pologne devint, en vertu de cette convention, possesseur direct de la partie occidentale et même suzerain reconnu de la partie orientale de la Prusse. Jusqu'en 1657 les électeurs de Brandebourg, comme héritiers des grands maîtres, se soumirent au serment d'allégeance envers la Pologne pour la Prusse orientale. Quant à la Prusse occidentale, elle n'échappa à la domination directe de la Pologne que par le premier partage (1772).

Historiquement le pays de Prusse se présente donc (1) Adam de Brême, IV. 18.

comme une sorte d'annexe coloniale de l'Allemagne. L'établissement germanique dans cette région de deltas, de næhrungen et de côtes se signala par l'occupation des points stratégiques, la fondation de villes et la mise en culture des marais. On comprendrait mal l'aspect actuel du pays, sans tenir compte de ses origines coloniales. Entre les côtes et l'arrière-pays le contraste est tranché. « Ce pays singulier, dit Thiers (1), a deux versants, l'un tourné vers la mer, qui est allemand et très bien cultivé; l'autre tourné vers l'intérieur, peu habité, peu cultivé, couvert de forêts épaisses et presque impénétrable en hiver. >> Le paysage masovien (Pays des Mazures) surtout, avec son dédale de lacs, ses forêts immenses qui se prolongent en Lithuanie, ressemble à un canton resté par hasard intact d'Europe primitive. Cependant il se transforme lentement aujourd'hui, sous l'influence des routes et des chemins de fer.

Il reste actuellement environ un million de Polonais inégalement répandus dans les deux provinces de Prusse occidentale et de Prusse orientale. Nous comprenons dans ce nombre le petit groupe des Cassoubes à l'ouest et au nord de Dantzig, près de la frontière russe, et le groupe plus important des Mazures, qu'on peut rattacher à la nationalité polonaise, mais qui ont embrassé le protestantisme. La majorité appartient aux Allemands; ils forment plus des deux tiers de l'ensemble de la population. C'est naturellement dans la Prusse occidentale que l'élément polonais a le plus de vitalité.

La pre

La Vistule dans l'empire allemand. mière ville qu'arrose la Vistule après avoir franchi la frontière allemande, est aussi le premier point qu'occupèrent dans cette région les chevaliers teutoniques. Thorn (2) est bâti sur la rive gauche du (1) Consulat et Empire. t. VII, p. 288.

(2) Thorn, 24.000 habitants.

fleuve, plus élevée que la rive droite, dont elle est séparée par une grande île boisée. Ce fut la porte d'invasion des colons germaniques. Là s'éleva, dès le commencement du treizième siècle, un burg fortifié, tandis que sur l'autre rive « un chêne puissant, entouré d'un fossé, servait avec ses rejetons et ses branches de tête de pont aux chevaliers (1). » Thorn est aujourd'hui une place forte qui surveille Varsovie, et qui tient le passage du fleuve à une lieue de la frontière. Elle servit en 1807 de point d'appui à la campagne de Napoléon. L'élément polonais y tient encore une place beaucoup plus importante qu'à Danzig; il domine par la langue. La ville se déploie en forme de croissant sur le bras principal du fleuve, large de 250 mètres et animé par les trains de bois qui viennent de la haute Vistule. Sur la place principale s'élève la statue de Copernic, né à Thorn, autour de laquelle on voit se grouper, le dimanche, des paysans ou des bateliers polonais du haut fleuve avec des attitudes nonchalantes et un désordre de haillons pittoresque, qui ferait plutôt penser à quelque ville d'Espagne ou d'Italie qu'à une cité du Deutschen Reichs.

Entre Thorn et Graudenz (petite place forte), la Vistule décrit vers l'ouest un coude prononcé, dans la concavité duquel se dessine le Culmer land (pays de Culm), plateau sablonneux et légèrement mamelonné où alternent des bois de pins, de petits lacs et des champs de pommes de terre. Les Polonais y dominent. Le fleuve lui-même, déjà élevé de moins de 29 mètres au-dessus du niveau de la mer, coule dans une vallée large, profonde et fertile. Les werder ou îles en partie boisées qui s'y succèdent annoncent l'approche du delta. A partir de Graudenz, la Vistule a accompli sa percée et se dirige droit au nord. Elle laisse, à une lieue sur sa rive droite, la petite ville de Marienwerder, une des plus anciennes fondations de (1) Ranke, ouvr. cité.

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