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refuse à ces indices, si la vie du poëte s'est prolongée au delà des temps qu'il décrit, il y avait eu de sa part un instinct vrai, un sentiment élevé à terminer son poëme, comme il le fait, sous une heureuse espérance, et avant que le traité de 1229, en dépouillant le jeune comte d'une partie de ses États, fût venu démentir ou rendre inutile tant de courage et de souffrances.

Si maintenant nous demandons quel est ce poëte, la seule réponse certaine, c'est qu'il ne s'appelle pas Guillaume de Tudela, comme l'avait cru M. Raynouard. Dans le personnage que nomment les premiers vers de l'ou

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Maître Guillaume, qui fut clerc en Navarre, à Tudela nourri, et qui, par la géomancie, avait connu d'avance tous les événements qu'on va lire, et qu'il a écrits de sa main,

on ne peut voir qu'une supposition semblable à celle des romanciers chevaleresques reportant toujours leurs récits à l'archevêque Turpin. Ce choix fictif d'un nom espagnol s'explique, au reste, assez par l'étroit mélange et la communication assidue qui unissait alors le comté de Toulouse et l'Aragon.

Le nom et la personne de l'auteur véritable demeurent donc cachés sous un pseudonyme. Reste à chercher l'histoire du poëme, c'est-à-dire du manuscrit.

Par là commence le précieux et complet travail que M. Fauriel a fait sur cet ouvrage, avec autant d'exactitude et de soin que de haute intelligence historique et de goût

littéraire. Dans les premières pages d'une belle et savante ·Introduction, on apprend que le manuscrit unique du poëme, déposé à la Bibliothèque du roi (fonds la Vallière, n° 91, autrefois 2708), est un petit in-folio sur parchemin, de 120 feuillets, qu'il contient 9 578 vers, qu'il appartient par l'écriture à la seconde moitié du XIIIe siècle, qu'il a été rarement consulté ; mais que, fort anciennement, le récit poétique qu'il renferme avait servi de modèle à une rédaction en prose des mêmes faits, qui s'est substituée à l'original, et a été seule connue des savants historiens du Languedoc. Cette rédaction en prose, allongée et incomplète dans un point considérable, a été plusieurs fois publiée, et elle figure dans le dix-neuvième volume des Historiens de France. Cela même peut expliquer pourquoi les savants éditeurs de ce volume n'y ont pas également compris, à la suite de la version prosaïque, l'ancien texte poétique dont ils avaient connaissance, mais qui gagne certainement à être l'objet d'une publication spéciale, où il n'est pas considéré seulement comme document historique, mais étudié sous le rapport de la langue, de la composition et du goût.

Sous ce point de vue, en effet, l'ouvrage offre un piquant et sérieux intérêt aux amateurs de la littérature` comparée dans ses origines chez diverses nations. Il jette un grand jour sur le génie et l'influence de cette poésie romane, si habilement explorée de nos jours; et, indépendamment des faits historiques, déjà connus, qu'on y retrouve, il donne indirectement de nouvelles lumières

pour comprendre ces faits, par la vivacité des peintures, et par la force, la simplicité des sentiments dont il les anime et les colore.

Si ce poëme fut longtemps oublié des savants modernes, divers témoignages réunis par M. Fauriel attestent que, composé originairement par quelque troubadour ou jongleur toulousain, il avait circulé dans la tradition orale chanté par fragments. La division en strophes, chacune sur la même rime, et avec un refrain distinct, indique cette destination de l'ouvrage; et le poëte l'annonce ainsi dès la seconde strophe:

Seigneurs, cette chanson est faite de la même manière que celle d'Antioche, et pareillement versifiée, et se dit sur le même air, pour qui sait la dire '.

Nous avons donc ici les chants d'un Homère provençal du xir® siècle, qui a pris pour sujet de son Iliade la guerre désastreuse que souffrait son pays.

Maintenant, peu importe que son récit soit sans méthode, parfois incomplet, mêlé de circonstances évidemment supposées : l'ouvrage n'en est pas moins vrai pour nous, et de la plus précieuse vérité. C'est une première image et comme un écho de la tradition populaire. Il nous montre comment se fait l'histoire à sa naissance, comment elle se charge d'inventions poétiques, sans nom d'auteur, et par la seule force d'une imagination

1 Str. II, vers 28.

généralement répandue parmi des hommes crédules et passionnés. M. Fauriel, avec une ingénieuse et profonde justesse, a expliqué le caractère des ouvrages de ce genre, qu'il appelle une transition de la poésie à l'histoire, et dont il voit le plus haut et le plus parfait modèle dans la narration d'Hérodote, en même temps qu'il en retrouve des types naïfs dans la Chronique générale d'Espagne, dans les Chants populaires de la Grèce moderne, et il aurait pu ajouter dans Ville-Hardouin, plus épique vraiment que tous nos essais d'épopée française.

C'est dans l'Introduction de M. Fauriel qu'il faut lire, à cet égard, une suite de considérations liées à l'analyse du poëme provençal, et remplies de cette érudition élevée, de cette critique fine et vaste qui caractérise ses ouvrages. Le naturel heureux du style, quelquefois négligé, mais toujours expressif, la précision des détails et le tour d'imagination qui s'y mêle, donnent un grand prix à ce morceau de littérature, où vous reconnaissez partout l'auteur du beau discours sur les Chants populaires de la Grèce moderne, et l'historien si neuf et si vrai de la Gaule méridionale.

Comme, dans une partie de cette Introduction, M. Fauriel s'attache surtout à faire ressortir les mérites, les caractères, ou, si vous voulez, l'utilité relative de l'ouvrage qu'il publie et qu'il traduit, nous retrouverons ses observations en nous occupant de l'ouvrage même et en essayant de l'étudier après lui. Le texte qu'il a fallu établir d'après un seul manuscrit ne saurait être discuté par

nous, sous le rapport de la philologie provençale. Nous regretterons seulement que l'auteur, qui a souvent rectifié ce texte pour la construction grammaticale et pour l'orthographe, l'ait reproduit sans aucun signe de ponctuation, et ait en cela suivi trop exactement le manuscrit qu'il corrige à d'autres égards. Il en résulte pour le lecteur studieux une petite difficulté sans avantage. Le travail entier du savant éditeur est, du reste, tel qu'on pouvait l'attendre de lui seul et de sa profonde intelligence de la langue romane. Ce travail est à la fois minutieusement exact et plein de finesse et de goût. Le texte, sauf un petit nombre de passages, est partout intelligible avec le secours de la version de M. Fauriel; et cette version, qui suit ligne par ligne l'original, est très-claire et trèsfidèle, sans manquer parfois d'effet et d'énergie.

Jusqu'à présent on n'a publié aucun grand poëme ou roman de chevalerie en langue provençale. Mais on ne peut douter qu'il n'en ait existé un grand nombre; et les poésies des troubadours sont remplies d'allusions à des ouvrages de ce genre. Ici, nous devons nous attendre à trouver, dans un cadre historique quelque chose de la forme poétique de ces mêmes romans; mais elle y est sévère, dégagée de fables et d'amour, et plus marquée par le style que par l'invention. Le récit, qui ne renferme guère que onze années de la croisade, est tout en descriptions de combats et d'assemblées. Nul épisode ; peu ou point de merveilleux. Le ton est presque l'impartialité d'un historien. Non seulement l'auteur n'est pas

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