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curer dans l'avenir d'incontestables avantages à l'Egypte, intéresse cependant surtout, et d'abord le commerce du monde entier, et est plutôt universelle que nationale pour le pays dans lequel elle s'exécute. Mais la longueur des distances que les fellahs ont à parcourir avant d'arriver à destination augmente singulièrement cette proportion et la rend véritablement exagérée. On sait que les contingents destinés aux travaux du percement de l'isthme sont tirés indistinctement de toutes les parties de l'Egypte. Quelques-uns ont à parcourir 150 lieues au moins, d'autres 100, d'autres 50 et moins. Pour ceux qui viennent de la haute Egypte, le voyage est long et fatigant, surtout au retour. Il y a plusieurs journées de marche, la plupart du temps à travers le désert, avant d'atteindre Zagazig, première station du chemin de fer où le gouvernement égyptien les transporte à ses frais pour retourner dans leurs foyers d'abord par la voie ferrée, puis par le Nil, sur lequel ils s'embarquent à Boulak. En prenant une moyenne entre les distances les plus éloignées et les plus rapprochées des travaux, on trouve qu'il faut compter douze jours pour l'aller et autant pour le retour. Ce temps est perdu pour les travaux de l'agriculture comme celui du travail effectif sur les chantiers. Les fellahs consacrent donc près de deux mois sur douze au canal de Suez, et, tous les mois, près de 60,000 hommes sur 720,000 sont en mouvement, soit pour aller au canal, soit pour terrasser,. soit pour retourner à leurs champs. On arrive ainsi à trouver que l'entreprise occupe environ le douzième des cultivateurs de l'Egypte. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'en présence de cette situation un prince égyptien veuille réduire le chiffre des contingents mensuels accordés jusqu'ici à la compagnie universelle.

Cette dernière objecte, il est vrai, qu'une mesure qui lui enlèverait plus des deux tiers de ses ouvriers compromettrait son existence même et le succès de l'entreprise par le retard considérable qu'elle apporterait à l'achèvement des travaux. Bien que cette considération d'intérêt purement commercial perde beaucoup de sa valeur devant les motifs d'intérêt national que lui oppose le gouvernement égyptien, elle aurait cependant, si elle était fondée, une gravité dont, surtout en France, il faudrait tenir grand compte. Dans le cas où, par suite de la diminution de ses travailleurs, la compagnie ne pourrait pas espérer l'achèvement de son œuvre avant dix ans, il est hors de doute que les charges de l'entreprise auraient bientôt absorbé toutes ses ressources, et qu'il en résulterait tout au moins une perturbation profonde dans sa situation financière, sinon un naufrage complet. Certes, une pareille éventualité menace aujourd'hui trop directement les intérêts de l'Europe et même de l'univers pour ne pas entrer en balance avec les désirs du gouvernement égyptien,

si légitimes qu'ils puissent être. Mais cette éventualité est-elle vraiment à craindre? Plusieurs motifs nous rassurent à cet égard: D'abord, l'importance même de l'entreprise; quoi qu'il advienne, nous avons la conviction que la jonction des deux mers, dût-il en coûter à l'Europe, à la France surtout, un redoublement de sacrifices, sera forcément accomplie; puis, la facilité avec laquelle on supplée de jour en jour plus avantageusement au travail de l'homme par celui des machines. Le problème est dès aujourd'hui résolu sur les chantiers mêmes de la compagnie. Le seul motif sérieux qu'elle ait de ne pas accepter la réduction de ses ouvriers, c'est que le travail des machines coûte plus cher. On comprend que les actionnaires en soient particulièrement touchés; mais puisqu'une partie des travaux du canal maritime est en ce moment soumissionnée par un entrepreneur qui obtient, dit-on, de l'emploi des dragues et des machines autant et même plus de bénéfices que de celui des hommes, la compagnie ne pourrait-elle pas concéder dans de pareilles conditions le reste de ses travaux à un certain nombre d'autres entrepreneurs également intelligents et expérimentés? Bien que, de l'avis même de l'ingénieur anglais Hawskhaw, le mode d'exécution à bras d'hommes présente de plus grands avantages au point de vue de l'économie, cette opinion nous semble contestable, en présence des résultats qui seraient obtenus de l'emploi des dragues par l'entrepreneur chargé d'une partie du creusement du canal maritime. Mais en fût-il autrement, que la compagnie, placée entre deux nécessités, celle d'augmenter le chiffre de ses dépenses et celle de persister dans un refus qui peut entraîner les conséquences les plus graves, devrait se résigner à subir la première, comme étant la moins fâcheuse.

L'augmentation du salaire actuellement payé aux fellahs par la compagnie peut être considérée comme le corollaire de la réduction de leur effectif. Ces deux propositions concourent également à la réalisation de cette grande mesure, par laquelle le vice-roi entendait abolir en Egypte le régime de la corvée. Il est évident, en effet, que, si le salaire actuel n'est pas suffisamment rémunérateur, c'est la corvée pure et simple qui, contrairement aux assertions de la compagnie, maintient sur ses travaux les ouvriers qu'elle emploie. Mais la compagnie, d'une part, le gouvernement égyptien, de l'autre, nous fournissent des éléments d'appréciation tellement différents, qu'il devient extrêmement difficile, vu l'absence de témoignages complétement désintéressés, de se prononcer avec assurance sur cette question.

La compagnie a constamment affirmé, dans tous les documents publiés par elle, qu'elle accorde à ses ouvriers indigènes un salaire qui varie de 1 fr. à 1 fr. 50 c., et que cette paye est exceptionnelle

ment avantageuse en Egypte, où le gouvernement lui-même ne donne pas plus de 80 cent. par jour aux travailleurs recrutés pour ses travaux. Elle ajoute qu'en payant les fellahs presque le double du salaire moyen en Egypte, elle les loue à des conditions relativement très lucratives pour eux, loin de les exploiter, comme le lui reproche aujourd'hui le gouvernement égyptien; que, d'ailleurs, ses ouvriers sont bien nourris, bien traités, qu'ils ne témoignent aucune répugnance à se rendre sur les chantiers, et que même un grand nombre d'entre eux, séduits par les avantages qu'ils trouvent à travailler pour la compagnie, se décident à lui continuer leurs services, au lieu de retourner chez eux à l'expiration de leur mois de travail obligatoire.

Mais ces assertions sont formellement démenties par la note explicative sur le travail et le salaire des ouvriers égyptiens requis pour le service de la compagnie de Suez, que nous trouvons annexée à la récente consultation de MM. Odilon-Barrot, Dufaure et Jules Favre. Les renseignements contenus dans cette note ont été transmis par Ismaïl Bey, préposé par le vice-roi à la direction des ouvriers indigènes dans l'isthme. Il en résulte que les ouvriers reçoivent, pour le salaire de leur travail d'un mois, une somme moyenne de 15 fr. pour les terrains des premières catégories, et de 9 fr. pour les autres. C'est-à-dire qu'au lieu de 1 fr. à 1 fr. 50 c., la paye quotidienne n'est en moyenne que de 40 à 50 cent. Avec ce salaire, ajoute la note, l'ouvrier égyptien doit pourvoir à sa nourriture, qui est évaluée de 40 à 50 cent. par jour, et, de plus, supporter sa quote-part des frais de nourriture des agents du gouvernement, gardiens et autres préposés, ainsi que de leurs montures.

Les travailleurs égyptiens sont exclusivement pris parmi les populations agricoles; appelés de leurs villages, ils doivent se rendre dans la localité fixée pour la réunion d'un contingent, et attendre qu'il soit complet; on est souvent obligé de les enfermer pour qu'ils ne désertent pas. De ce point ils sont dirigés, par le Nil ou les chemins de fer, sur les chantiers de la compagnie, et transportés à l'aller par les services du gouvernement aussi près que possible des lieux où ils doivent travailler. La plus grande partie des travailleurs employés actuellement près de Suez et transportés par le chemin de fer qui y conduit, n'ont que 20 à 25 kilomètres de désert à traverser; ceux qu'on dirige par Zagazig traversent le désert sur une longueur de quatre jours de marche. Le retour des chantiers aux villages est à la charge des ouvriers, avec faculté accordée par le vice-roi actuel, d'user gratis des chemins de fer seulement. En résumé, les ouvriers de la basse Egypte emploient, pour l'aller, de six à douze jours, et autant pour le retour; ceux de la haute Egypte, de dix à vingt jours

pour l'aller et conséquemment plus encore pour le retour. Pendant ces voyages d'aller et de retour, ils ne reçoivent aucune indemnité et doivent pourvoir à leur nourriture et à tous les autres frais.

Il ne faut pas oublier, il est vrai, que cette situation, si déplorable si elle existe, est attestée par le rapport d'un fonctionnaire égyptien. La source de ce document peut nous mettre en défiance. Mais il n'est pas moins vrai que, jusqu'ici, la compagnie n'a répondu aux chiffres contenus dans la note d'Ismaïl Bey que par des affirmations contraires, sans pièces à l'appui. Elle prépare en ce moment, dit-on, une défense complète, dans laquelle tous les motifs par lesquels elle repousse les trois propositions de Nubar-Pacha seront appuyés de pièces justificatives. Nous espérons y trouver une réfutation sérieuse et probante des faits que nous venons de rapporter relativement à l'insuffisance des salaires; mais fût-il exact que la compagnie dépense réellement de 1 fr. à 1 fr. 50 c. par jour pour le salaire de chaque fellah, nous nous demandons si l'augmentation de dépense qu'il lui faudrait supporter pour élever ce salaire à 2 fr. serait un sacrifice sans compensation. Il est certain que la plupart des fellahs recrutés par la corvée ne fournissent à la compagnie qu'un travail médiocre; une sérieuse augmentation de salaire stimulera leur zèle et doublera la somme de travail qu'ils accomplissent; elle en décidera un nombre de plus en plus considérable à rester en permanence sur les travaux, et cet avantage n'est pas à dédaigner, car l'ouvrier habitué de longue main à sa tâche la remplit mieux et plus vite que celui qui n'y voit qu'une corvée onéreuse d'un mois, dont il attend le terme avec impatience et qui, d'ailleurs, arrive presque toujours épuisé par les fatigues et les privations éprouvées pendant un long voyage, en grande partie à pied, sous un climat qui exténue promptement les forces de l'homme et à travers des plaines de sables où nulle végétation ne le garantit des atteintes souvent mortelles de la chaleur et des vents brûlants du désert.

Reste à vider la question relative à l'abandon, par la compagnie, du canal d'eau douce et des concessions de terrains que ce canal est destiné à fertiliser.

Ces concessions, dit M. de Lesseps, sont des actes appartenant essentiellement au gouvernement intérieur de l'Egypte, en tant qu'ils n'altèrent en rien les conditions territoriales de la suzeraineté. Ces conditions sont respectées, puisque les concessionnaires sont complétement sous la loi égyptienne, soumis à toutes les obligations des sujets égyptiens, en ce qui concerne les terres dont ils ont la possession. Le contrat est d'ailleurs formel sur ces concessions territoriales; c'est un fait accompli. La compagnie est également en règle aux termes de la loi musulmane, laquelle déclare que « les terrains

incultes appartiennent, de droit et à perpétuité, au premier venu qui les utilise ou les fertilise, » à plus forte raison quand le premier occupant a un contrat qui les lui abandonne à titre onéreux.

Quant au danger de voir une partie du territoire de l'Egypte passer sous une domination étrangère, par suite des capitulations qui placent exclusivement sous la juridiction consulaire les Européens établis en Orient, la compagnie en fait bon marché. La compagnie n'estelle pas une société égyptienne, placée sous le contrôle permanent du vice-roi, qui nomme son directeur et qui a exigé que le siége social soit toujours à Alexandrie? L'acte de concession ne porte-t-il pas que les terrains cultivés par la compagnie, après avoir été exemptés d'impôts pendant dix ans, seront soumis aux mêmes obligations et aux mêmes charges que les terres des autres provinces de l'Egypte, et que le gouvernement pourra élever sur la ligne du canal toutes les fortifications qu'il jugera à propos d'y établir? Quant aux terrains cultivables, c'est uniquement au travail des indigènes que la compagnie les a livrés et qu'elle compte les livrer à l'avenir, dans son propre intérêt comme dans celui du pays, à la prospérité duquel elle a la mission de concourir. D'ailleurs, la possession des terrains concédés n'intéresse pas seulement la compagnie, mais la navigation et le commerce du monde. La compagnie, en effet, pourra modérer d'autant plus ses tarifs de passage, que ses autres revenus seront plus importants. Si elle était réduite à la seule ressource de ses tarifs, elle se verrait probablement forcée de les maintenir au maximum. Qu'elle jouisse de l'exploitation de ses terrains, elle pourra, s'ils sont productifs, abaisser le tarif maritime sans dommage pour elle.

Les conseils du gouvernement égyptien reconnaissent que si cette question se posait entre ce gouvernement et la compagnie du canal de l'isthme de Suez, elle trouverait sa solution dans le titre même de la concession, et comme une clause expresse de cette concession attribue à la compagnie la propriété de tous les terrains situés sur les bords du canal d'irrigation et que ce canal peut arroser, il ne pourrait plus s'élever, entre les parties, d'autre question que celle de savoir si le vice-roi aurait le droit de ressaisir cette propriété par la voie de l'expropriation pour cause d'utilité publique, moyennant une juste indemnité. Mais, suivant les signataires de la consultation, la propriété qui a été concédée à la compagnie n'est que conditionnelle comme la concession elle-même. Si cette concession doit s'évanouir, faute de réalisation de la condition à laquelle elle est subordonnée, la propriété qui en dérive sera comme si elle n'avait jamais existé. L'obstacle qui s'oppose à la consolidation de cette propriété ne vient pas du vice-roi, mais de la Porte Ottomane, et cet obstacle, il n'est pas en son pouvoir de le lever.

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