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Aussitôt un homme à longue barbe et à figure sinistre quitte une table voisine et s'approche de nos soupeurs.

Tu te nommes Champfleury, ci

toyen? demande-t-il d'une voix rude.

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Est-ce toi qui fais les Oies de Noël?

C'est moi-même.

Sacrebleu ! mais il faut que je t'embrasse, alors! Je lis ton feuilleton tous les jours... il est superbe! Voyons, ne fais pas la bégueule... Embrasse-moi!

Champfleury dut en passer par l'accolade. Or cet enthousiasme naïf d'un homme brutal, qui avait l'encolure d'un des plus fougueux montagnards de Caussidière, lui démontra victorieusement qu'on peut

être compris par tous, en reproduisant des scènes tranquilles et simples. Les Oies de Noël sont conçues dans la manière douce de Dickens. Un écrivain se créera donc aisément des lecteurs parmi les masses populaires en restant dans le domaine pur des lettres, sans recourir aux acides violents de la politique.

Agé de trente-quatre ans à peine, et déjà célèbre à un âge où Rousseau n'avait point encore écrit une ligne, Champfleury devait être discuté sévèrement par nos aristarques.

Il trouva surtout derrière ses talons quelques-uns de ces gentilshommes surannés, qui font de la littérature par désœuvrement, pour se donner un genre, absolument comme d'autres s'occupent de turf. Ces messieurs, grâce à la fortune bien

plutôt qu'au génie, peuplent leurs salons d'admirateurs à gages. Ils achètent un quart de Revue, tout exprès pour y publier les enfants malingres de leur imagination lymphatique, graissent la patte aux éditeurs pour arriver au retentissement du volume, achètent, à raison de quinze centimes la ligne, nombre de comptes rendus élogieux, et finissent par se croire, à une heure donnée, les régents du beau langage et du grand style.

Toujours la vraie gloire les offusque, par la raison très-simple que le chrysocale est humilié par l'éclat durable de l'or.

Un de ces gentilshommes, le comte Armand de Pontmartin, jeune littérateur royaliste de soixante-cinq ans, eut l'idée regrettable d'éreinter, dans plusieurs arti

cles successifs, Béranger, Gérard de Ner

val et Champfleury.

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Que répondre à ce voltigeur Louis XV de

littérature? Le réfuter, c'était lui donner de l'importance. Quant à critiquer ses livres, impossible: il n'y a rien dedans. Champfleury l'attaqua par son côté vulnérable, c'est-à-dire par le grotesque. Il le cloua tout vif dans une préface désopilante, sous le nom de comte Armand de Potmartin.

Un N enlevé suffit à sa vengeance. Aujourd'hui ce nom de Potmartin, dans le domaine du ridicule, marche sur la même ligne que ceux du peintre Galimard, du littérateur Tartempion, du père Aymès et du sire de Franc-Boisy.

Chaque fois que le noble comte publie un volume, les critiques ne manquent pas

de recevoir le lendemain une carte de visite armoriée, sur laquelle sont gravés ces mots en lettres d'une finesse aristocratique:

COMTE ARMAND DE POTMARTIN.

L'auteur de Chien-Caillou poursuit sa vengeance avec le calme satanique de Machiavel.

Un jour, M. Buloz dit à Champfleury :

-

Je vous annonce, mon cher, que M. de Pontmartin vous trouve beaucoup de talent.

- Pas possible!... Il a changé d'avis?... Eh bien, moi, je persiste dans mon opinion sur ce gentilhomme.

Ah! jeunesse injuste! fit Buloz.

Trois mois après éclate le scandale au sujet de Béranger 1. La Revue des Deux

- 1 Un autre Zofle devait reprendre, en seconde main, ces indignes attaques contre le poëte national. Nous en parlerons dans la biographie de Louis-Jésuite.

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