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que des scènes d'ivresse et d'orgie. On dirait qu'il a voulu immortaliser son vice. « Tous les degrés, toutes les sottises de l'ivresse, tout ce qu'il y a de grossier et de fâcheux dans l'orgie, la frénésie des plus vifs plaisirs, le cynisme du vice le plus vulgaire, la bouffonnerie de la canaille la plus effrénée, toutes les émotions les plus bestiales, tous les aspects les plus ignobles de la vie de cabaret et de carrefour, il les a reproduits avec la brutalité et l'insolence de l'homme sans scrupules. Il est impossible de porter à une plus grande puissance l'art d'écraser les nez, de tordre les bouches, de raccourcir les cous, d'accentuer les rides, d'hébéter les figures, d'attacher des bosses et des goîtres, de faire rire aux éclats, chanceler, tomber, d'exprimer dans l'éclair d'une pupille à demi éteinte l'hébêtement et la luxure, de révéler l'abrutissement d'un homme dans un sourire et dans un geste, de faire sentir l'odeur de la pipe, entendre les rires grossiers, deviner les discours stupides et déshonnêtes, comprendre en un mot le cabaret et la canaille; il est impossible de pousser cet art plus loin que l'a fait Steen (1).

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Lorsque je visitai le musée de peinture de Madrid, il est un peintre dont les tableaux m'ont rempli d'étonnement et presque d'horreur. Goya a fait des caricatures grimaçantes et lugubres. Quand ses personnages rient, on dirait le rire épouvantable d'un spectre, le hoquet qui entrechoquerait les mâchoires d'une tête de mort. Ce fut le plus original et le plus excentrique des hommes de son temps. Sa vie ne fut qu'une suite de contradictions et d'incohérences. Lorsqu'il voulait peindre de grandes surfaces, il puisait la peinture dans des baquets, l'appliquait avec des éponges, des balais, des torchons, et tout ce qui lui tombait sous la main; il truellait et maçonnait ses tons comme du mortier et donnait les touches de sentiment à grands coups de pouce. Ce sont des caricatures terribles et lugubres. « On dirait que toutes ces têtes grimaçantes ont été dessinées par la griffe de Smarra sur le mur d'une alcôve suspecte, aux lueurs intermittentes d'une veilleuse à l'agonie. On se sent transporté dans un

(1) ED. DE AMICIS. La Hollande.

monde inouï, impossible et cependant réel. Les troncs d'arbres ont l'air de fantômes, les hommes d'hyènes, de hiboux, de chats, d'ânes ou d'hippopotames; les ongles sont peut-être des serres, les souliers à bouffettes chaussent des pieds de bouc; ce jeune cavalier est un vieux mort, et ses chausses enrubannées enveloppent un fémur décharné et deux maigres tibias. Jamais il ne sortit de derrière le poêle du docteur Faust des apparitions plus mystérieusement sinistres (1). »

Ce genre de dessins se rencontre assez fréquemment parmi les aliénés. J'ai eu, en effet, l'occasion d'en voir quelquefois. C'étaient des tableaux pleins de fantasmagories incohérentes, de corps informes ou monstrueux, surmontés de têtes de bêtes ou d'oiseaux. Mais ces sortes de productions sont assez rares dans les prisons. Il n'y a que dans les scènes érotiques que l'imagination des criminels se donne libre cours. Ce sont des scènes d'orgies épouvantables qui doivent finir par des rixes sanglantes, des accouplements monstrueux d'hommes ou de femmes avec des animaux. J'en ai une sous les yeux qui représente un cheval mangeant les organes génitaux d'une femme. Une autre représente un écuyer de cirque couché sur le dos d'un cheval et tenant une ballerine en équilibre au bout de sa verge. Une autre composition comprend dix personnages mâles ou femelles, plus un chien, dans des poses lascives et accouplés d'une façon plus ou moins naturelle. Le tout est surmonté d'un pénis symbolique ailé. Sortis de ces tableaux lubriques, ils imaginent peu.

Si maintenant on étudie les dessins des criminels au point de vue de l'exécution, il faut bien reconnaître que souvent elle est très faible. Néanmoins, quelques compositions indiquent une certaine science dans le rendu des lignes et des couleurs. Or, la plupart des criminels n'ont jamais appris le dessin, et ce qu'ils en savent ils l'ont en quelque sorte deviné. Ils possèdent en général une assez grande adresse manuelle. J'ai déjà dit qu'il est fréquent de trouver parmi eux de bons calligraphes. J'ai vu des criminels peu instruits, peu intelligents, qui en quelques jours apprenaient le dessin. J'en ai vu

(1) TH. GAUTIER. Voyage en Espagne.

un en particulier à l'infirmerie qui, en moins de huit jours, sans avoir la moindre notion du dessin, réussissait à copier des gravures, même des photographies, au moyen d'un système de mensuration imaginé par lui; il arrivait à les agrandir en conservant une ressemblance assez parfaite. Cet homme n'avait jamais tenu un crayon avant son séjour à l'infirmerie. Courtier en librairie, il buvait de l'absinthe avec excès et se livrait à l'ivrognerie. Condamné à dix ans de réclusion pour attentat à la pudeur sur une fillette de sept ans, il songea à employer ses longs loisirs en dessinant et en faisant une foule de petits travaux manuels qu'il exécutait avec beaucoup d'adresse. Ce cas n'est certes pas unique, mais c'est un des plus remarquables que j'aie vus.

En examinant la collection des dessins que je possède, j'ai remarqué un certain nombre de caractères qui revenaient assez souvent et qui méritent, je crois, d'être signalés. Un fait des plus frappants, même dans les dessins assez bien exécutés, c'est l'ignorance presque complète de ce qu'on pourrait appeler les poses ou plutôt les attitudes : certains personnages, assez bien exécutés, ont une attitude contraire à toutes les lois physiologiques et anatomiques; ils ont l'air d'équilibristes qui veulent tenir l'équilibre dans une position instable.

J'ai remarqué également qu'il existait un point de ressemblance remarquable entre les dessins des criminels et certaines œuvres d'art de l'antiquité. Beaucoup de leurs personnages ont les poses raides, hiératiques, barbares de certaines statues égyptiennes, et on dirait que tous ces dessins ont été faits sur le même modèle, car la pose est presque toujours identique et d'une rigidité immuable: mêmes, attitudes raides et contraintes, mêmes gestes hiératiques, même régularité des plis.

En examinant ces dessins, je n'ai pu m'empêcher de penser à ces vierges, à ces saints aux attitudes froides et rigides qui peuplent les cathédrales grecques de Moscou et de Nijni-Novgorod. Ces icones sacrées sont également toutes semblables et peintes d'après des formules précises comme des dogmes. Il existe, en effet, un manuscrit byzantin traduit par Paul

Durand et intitulé

« Le Guide de la peinture ». Ce manuscrit est l'œuvre d'un certain Denys, moine de Fourna d'Agrapha, grand admirateur du célèbre Manuel Panselinos, de Thessalonique, qui paraît être le Raphaël de l'art byzantin et dont il existe encore quelques fresques à la principale église de Karès, au mont Athos. On y indique « la manière de représenter les faits naturels de la Bible et en même temps les paraboles du Seigneur, les légendes, les épigraphes qui conviennent à chaque prophète; le nom et le caractère du visage des apôtres et des principaux saints; leur martyre et une partie de leurs miracles, selon l'ordre du calendrier (1). »

Il est peu probable que les criminels que j'ai vus aient lu le précieux manuel d'iconographie orthodoxe. Mais cette vague ressemblance avec les productions de l'art byzantin, quelque étrange qu'elle paraisse, est néanmoins facilement explicable: elle indique simplement que les attitudes hiératiques sont propres aux œuvres d'art des peuples primitifs, car l'art byzantin, étant immuable et imperfectible, est toujours un art en enfance. Les peintures modernes des cathédrales russes ne diffèrent pas sensiblement de celles que l'on peut encore voir dans les églises du mont Athos et qui datent de plus de cinq siècles.

Et cela est si vrai que ces formes primitives se rencontrent aussi dans les tableaux des vieux peintres, mais principalement chez les Flamands et les Allemands.

J'ai vu, dans les musées de Vienne et de Berlin, des Èves de Chranach l'ancien ; j'ai été frappé de cette analogie dans les formes et dans les lignes. Toutes ses Èves ont ce corps aux hanches plates, ces cuisses sans saillies et sans méplats, où les lignes courbes sont remplacées par des lignes obliques ou brisées. La disposition de la chevelure est également identique dans beaucoup de cas.

J'ai déjà dit que les criminels dessinaient surtout des scènes érotiques et que l'obscénité était la note dominante de leurs productions artistiques. C'est sans doute pour cela qu'ils affectionnent de reproduire les organes génitaux et les seins.

(1) Guide de la peinture de DENYS D'AGRAPHA, traduit par Paul Durand.

Ils ne peuvent dessiner une femme nue sans la déflorer d'une abominable fente rouge et béante. Ils ne sauraient concevoir un homme nu sans être orné d'un pénis en érection, et ils donnent généralement à cet organe un volume qui ferait la joie de la courtisane biblique dont parle le prophète Ezechiel, la jeune Oolla, qui recherchait les hommes « quorum carnes sunt sicut carnes asinorum ».

Le sexe n'est point pour eux quelque chose de mystérieux et de sacré, une rose mystique qu'il faut cacher sous la voûte obscure du ventre, comme un talisman étrange et précieux qu'on tient enfermé dans un tabernacle; ils en font au contraire une laideur qu'ils étalent au grand jour et dont ils rient.

Leur façon de dessiner les seins est également assez curieuse; ils les placent presque toujours trop bas et ont une tendance très marquée à les faire tombants.

Je n'ai parlé jusqu'ici que des dessins des criminels, et je crois que c'est la seule façon qu'ils emploient pour exprimer leurs idées ou leurs passions par des images visibles et tangibles. La sculpture même la plus primitive est pour eux une science complètement inconnue. Et cependant, lorsqu'on étudie l'histoire des beaux-arts, on remarque que chez les peuples la sculpture précède presque toujours la peinture; Praxitèle était un maître avant qu'Apelles fût né, et MichelAnge aurait animé le marbre avant de peindre le Jugement dernier. Qu'on donne à Phidias un bloc de marbre et un ciseau, et il en fera sortir un Jupiter tonnant. Il faut au peintre un outillage beaucoup plus compliqué. Cela explique pourquoi le sculpteur est l'ancêtre du peintre. Pour le criminel enfermé dans une prison ou dans une cellule, c'est le contraire qui se produit ; il lui sera fort difficile de se procurer un ciseau et de la terre pour façonner l'idée qu'il veut vêtir d'un corps, tandis qu'il aura toujours sous la main un crayon et une feuille de papier; aussi le criminel dessine, mais il est rare de trouver dans les prisons même une grossière statuette taillée dans du bois. On ne saurait considérer comme une œuvre d'art, même primitif, ces travaux grossiers exécutés avec de la mie de pain coloriée et repré

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