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LES PANTALONS RELEVÉS

Il tombe une pluie fine qui rend le pavé bien différent de Sarah Bernhardt gras! Tous nos concitoyens ont leur pantalon relevé, et cette vue amène un déluge de pensées dans le cervelet de l'observateur. Signe des temps, pense-t-il, car il y quinze ans qui aurait osé, en dehors des saute-ruisseau ou des gens sans préjugés, relever son pantalon? On prenait une voiture et tout était dit. Maintenant on va à pied, et pour cause, et vous voyez les gommeux au chapeau bandoliné, le pantalon noir retroussé pour aller en soirée ou chez leur belle; ce n'est pas seulement à cela qu'il faut reconnaître que nous nous démocratisons de jour en jour.

Ainsi, au bal ou au théâtre, on serait conspuẻ si l'on avait les mains gantées. Une paire de gants que l'on met dans le creux du gilet ou dans le rebord de son chapeau à claque, et en voilà pour toute la saison. Du coup les marchands de gants seraient ruinés si ces dames ne venaient à la rescousse avec leurs gants à quarante ou à cinquante boutons.

Pas de chaîne de montre, pas le moindre bijou, pas même une chemise brodée. C'est le vieux jeu, et l'homme a assez d'attraits par lui-même pour plaire par une toilette simple et économique.

Auriez-vous jamais osé monter en omnibus, monsieur, à moins d'appartenir à l'administration ou

d'être apprenti ébéniste? De nos jours, des actrices, sortant de la répétition, montent bravement en tramway, et souvent elles ont à leur côté un sénateur de la droite ou un député de la gauche. D'aucuns même vont sur l'impériale et entament la conversation avec leurs voisins, histoire de faire de la propagande avec les électeurs.

Les cabinets de nuit de la Maison d'Or et du Café Anglais sont fermés. En revanche, les Bouillons Duval, qui ont engendré les Grands Bouillons, pullulent, et des millionnaires, il faut l'être, du reste, pour s'y rassasier, y vont manger une tranche de

boeuf ou un veau à l'oseille!

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Le journaliste va très bien chez le troquet avec son metteur en pages et son correcteur, et tel abonné à l'Opéra qui flirte le soir avec les sujets du premier quadrille se sustente chez les marchands de vin-traiteurs du faubourg Montmartre.

Où soupe-t-on ? Chez Pousset ou dans une des six mille cinq cent soixante-quinze brasseries qui se sont élevées dans Paris et qui toutes font fortune, pendant que les cabarets à la mode luttent et que l'on en voit disparaître à tout instant.

Le vin détrôné par la bière, quelle honte pour la France! Il est vrai que pour avoir son pompon il faut y mettre le prix, et le nommé phylloxéra n'a pas été pour peu de chose dans ce changement de nos mœurs rafraîchissantes et vinicoles.

On s'habille à Old England ou au Pont-Neuf, et on s'affuble de complets ridicules et étriqués. Un gilet blanc sur un pantalon gris, avec une jaquette

bleue ou noire, rococo, mon cher. Parlez-moi d'un vêtement grisâtre ou à carreaux, à la bonne heure!

Que sont devenus les mails-coachs et les breaks qui transportaient les amateurs aux courses? Et les attelages à la Daumont et les huit-ressorts de ces dames? Aujourd'hui une simple victoria qu'on loue à la journée au Grand-Hôtel, ou une place dans ces voitures incommodes, dans ces kooks où l'on est empilé comme des sardines. Il est vrai que cela coûte peu. Aucun supplément pour les courbatures que l'on attrape en route.

On a essayé maintes fois de ressusciter le ThéâtreItalien la dernière tentative a été faite à la Gaîté pendant l'Exposition. On a trouvé des dilettanti à l'œil, mais des abonnés sérieux, allons done! Le Théâtre-Italien est mort, mais, en revanche, on a inauguré trente-six ou trente-sept nouveaux cafésconcerts, où l'on entend les suaves refrains au goût du jour.

On vend du sucre en poudre dans les magasins de nouveautés. Bientôt on y vendra des légumes, ce qui fera concurrence aux marchands des quatresaisons qui encombrent les faubourgs jusqu'à midi.

Mabille est mort et remplacé par..... l'ÉlyséeMontmartre. Au lieu des coupés et des victorias qui attendaient à la sortie les joyeux viveurs et les filles d'Eve allant souper chez Bignon, de vulgaires fiacres stationnent pour conduire au Rat mort nos soupeurs actuels et... leurs dames.

On organise des bals costumés et par souscription,

que l'on appelle Bals de la fine gouape. C'est exquis!

L'un des plus grands cercles de Paris, fréquenté par le dessus du panier du faubourg Saint-Germain, s'appelle l'Epatant!

Enfin, on a commencé à dire : « Je m'ennuie »>, puis : « Je m'embête ». Aujourd'hui vous entendez dire dans des théâtres de genre, de mauvais genre. si vous voulez : « Je..... »

Où allons-nous, Seigneur!

LE RIRE MODERNE

On ne sait plus rire aujourd'hui, prétendent les gens qui, ayant des cheveux blancs sur le crâne, ou même n'en ayant plus du tout, ont le droit de regarder le passé du haut de leurs illusions envolées.

Il me serait assez difficile d'établir une comparaison quelconque entre deux époques dont l'une ne m'est connue que par les dires de ces gens mêmes, mais je n'aurai pas l'outrecuidance de regretter avec force larmes une jeunesse que je n'ai pas encore tout à fait perdue, (vous en témoignerez, mesdames!)ni un passé que je n'ai pas vécu.

Avec ma jeune expérience, je constaterai sculement qu'en effet nos contemporains n'ont pas beaucoup l'air de s'amuser. Les années vont vite cependant, et cette fin de siècle s'écoulera lugubrement si vous n'étourdissez pas son agonie sous les clameurs bruyantes de vos chansons, sous le hurlement de vos refrains débraillés, sous le débordement de vos joies sonores.

Je vous le répète, je ne connais le passé que par ce qu'on dit de lui; de tout temps, paraît-il, la vie n'allait pas sans la gaieté; les héros d'Homère avaient de tels éclats de rire que l'Olympe tremblait de ces crises légendaires; les personnages de Rabelais, eux aussi, avaient à tout instant les côtes et la panse secouées frénétiquement par des

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