Images de page
PDF
ePub

ALFRED DE VIGNY

<< Mon âme et ma destinée, a-t-il écrit luimême, seront toujours en contradiction » (1): De la Destinée muette et triste, « femme inflexible »>, dont il sentait peser sur lui « les pieds lourds et puissants (2) », de la Destinée qu'il méprisait plus encore qu'il la craignait, il ne voulut point vivre en esclave résigné; mais, se rebellant contre celle qui l'enserrait, il chercha dans la lutte la grandeur du caractère humain (3), et reprit pour sa part « le combat éternel de notre vie intérieure, qui féconde et appelle, contre la vie extérieure, qui tarit et repousse (4) ». « Ce

(1) Journal, p. 128.

(2) Les Destinées, Poésies, p. 181, 177.

(3) Journal, p. 27; cf. id., p. 43 et La Maréchale d'Ancre, Avant-propos, Théâtre, I, p. 159.

(4) Stello, p. 32.

sombre duel (1) », où il s'épuisa, cette résistance douloureuse, où il connut, en l'aimant, la consolante « majesté des souffrances humaines (2) », résume son histoire tout entière; et c'est par la contradiction de son âme et de sa destinée que s'expliquent sa vie, ses idées et son art.

I

LA VIE

La Destinée l'avait fait aristocrate: « Le noble et l'ignoble, disait-il, sont les deux noms qui distinguent le mieux, à mes yeux, les deux races d'hommes qui vivent sur la terre (3). » Pour lui, il était de race noble dans tous les sens du mot, « le gentilhomme par excellence », comme dit très justement Lamartine (4). Et, quelque effort qu'il ait jamais pu tenter pour se défaire de ce qu'il nommait un préjugé (5) », la noblesse et

(1) Les Destinées, Poésies, p. 181.

(2) La Maison du Berger, id., p. 196.

(3) Journal, p. 71.

(4) Souvenirs et portraits, t. III, Paris, Hachette, 1872, P. 143.

(5) Journal, p. 162 ; cf. id., p. 226, note.

l'ancienneté de sa race,

d'ailleurs,

[ocr errors][merged small]

lui laissaient une volupté secrète, d'autant plus chère qu'elle n'osait s'avouer.

Si l'orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme, disait-il à Eva,

que de mes livres seuls te vienne ta fierté (1) !

Mais c'était là le vœu réfléchi et volontaire d'une âme haute, éprise des idées, et cherchant sa gloire en elles seules. Quand il s'abandonnait à l'instinct d'hérédité, plus fort que toute réflexion, il trouvait une joie solitaire

à compter ses aïeux suivant leur vieille loi (2).

Il falsifiait innocemment les papiers de famille, et mettait quelque fantaisie en ses tableaux généalogiques (3), pour pouvoir reculer ses origines dans le lointain du passé national, et s'ériger lui-même en créature

(1) L'Esprit pur, Poésies, p. 263.

(2) Id., id.

(3) Cf. Ernest Dupuy, La Jeunesse des Romantiques : Victor Hugo; Alfred de Vigny, Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, 1905, 1 vol in-18, p. 147 sqq.

ALFRED DE VIGNY

2

privilégiée. Deux sangs nobles, pensait-il, s'unissaient en lui: l'un, du Nord, avec la vigueur gauloise; l'autre, du Midi, avec toutes les ardeurs romaines; et « ces deux sangs s'étaient réunis dans ses veines pour y mourir (1) ». Ce manque même de postérité, cet arrêt simultané de deux races choisies, qui semblaient s'être épuisées en cette dernière et supérieure individualité, faisait autour de lui comme une solitude princière, où il se complaisait. Lui aussi, il se sentait un << fils de roi ».

Mais l'effort loyal de son esprit l'invitait à combattre ces obscurs « mouvements d'instinct » qui « pouvaient troubler sesidées (2) » : < Etant né gentilhomme, il faisait l'oraison funèbre de la noblesse (3) » et constatait avec une intelligence sans amertume « l'invincible nécessité » qui emporte le monde moderne < vers une démocratie universelle (4) ». La Révolution de Juillet, en le débarrassant pour

(1) Mémoires inédits, cités par Ernest Dupuy, op. cit., P. 146.

(2) Journal, p. 51.

(3) Id., p. 256.

(4) Id., p. 78.

toujours des gênantes superstitions politiques (1) », permit à ce royaliste de tradition (2) de s'acheminer vers l'idéal républicain, où l'appelait sa pensée. La pompe monarchique, où se déroulaient pourtant tous les souvenirs de ses aïeux, lui sembla désormais un archaïsme enfantin; et « le moins mauvais gouvernement » devint à ses yeux << celui qui se montre le moins, que l'on sent le moins et que l'on paye le moins cher (3) ». Les idées ne l'effrayaient point: Si Lamennais et Buchez ne l'avaient pas entièrement converti à leur système, ils l'avaient troublé dans sa quiétude intellectuelle et lui avaient fait sentir dans le problème social le fond vivant de tous les problèmes politiques (4): < L'amélioration de la classe la plus nombreuse, écrivait-il deux ans après la chute des Bourbons, et l'accord entre la capacité prolé

(1) Id., p. 51.

(2) Cf. Madame de Vigny, Conseils à mon fils, Le Sillon, 25 janvier 1905, p. 52. Il faut lire ces « conseils » pour savoir de quelle << race noble » sortait Vigny (cf. aussi le numéro du 10 janvier.)

(3) Journal, p. 95-96.

(4) Cf. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, Paris, CalmannLévy, t. VI, p. 420.

« PrécédentContinuer »