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Dieu, au service de son roi, à l'utilité de sa patrie. Toutes ces parties étaient en lui assaisonnées d'un tel amour de piété, de justice, de charité, que, en cette ardeur de jeunesse, n'est à croire quel zèle reluisait, brûlait en lui, sur tant d'éminentes vertus, combien la piété prédominait, haussait la tête. J'ai perdu mon unique, bon fils, frère, parent, compagnon, ami, s'il en fut oncques, si soigneux de tous les droits d'amitié, de société, non moins que de nature.

« Et donc, Seigneur, tu sais en notre fils quel était notre but, sinon que, plus mûr d'ans et d'expérience, il procurât l'illustration de ta gloire, l'accroissement de ton Eglise, le service du roi et du royaume. Ces prières que tu ne sembles pas avoir ouïes, tu les as exaucées, refusé les paroles, octroyé le droit sens, en tant certes que, à lui et à nous, tu as accordé choses meilleures: meilleures à notre fils qu'à bon droit tu redemandes, puisque tu ne l'avais que prêté; ne l'as fait que montrer à la terre, pour l'assurer, le vendiquer au ciel; meilleures à nous, car peut-être les vagues tortues de ce siècle l'eussent emmené; une plus fâcheuse mort nous l'eût emporté. A-t-il donc peu vécu celui duquel deux nations, double patrie chantent la vie; la plus certaine, l'Eglise de Dieu, pleure la mort? qu'on peut dire avoir acquis sur le seuil de la jeunesse ce que les plus grands hommes ont désiré pour prix de leurs vertus, peu ont atteint et au bout de leur vie à tous les bons un incroyable regret de soi? L'homme n'est pas gris pour avoir vieilli longues années, mais pour avoir vécu sagement. En sa vertu ne vois-tu pas comme le doux fruit a poussé et chassé la fleur; que la vertu, comme si elle en était jalouse, l'a épreint, l'a mis en réserve pour la postérité? De son odeur même comme les saintes troupes sont parfumées, enflammés à la vertu de sa chaleur les cœurs de ses égaux, de tous ceux de son âge, à l'envi pour se rendre pareils? Propose-toi derechef ce jeune homme prompt de la main, d'un vif esprit, d'un haut courage, à la vertu, à l'ardeur duquel il n'y avait rien d'inaccessible, rien de trop ardu... J'étais en peine, en pas si glissant, taillé

si droit, quelle serait l'issue ou de sa vie, ou de sa voie. » Pendant qu'il écrivait ainsi ses larmes, Mornay faisait bâtir, près du temple élevé par ses soins, le tombeau destiné à recevoir les restes de son fils, provisoirement déposés au Plessis. Quand tout fut prêt, le sieur de Licques et le capitaine La Roche les amenèrent à Saumur. Du Plessis ne voulait point de vaine cérémonie. Mais les magistrats de la ville, bien que de religion différente, voulant montrer leur révérence pour Mornay et leur amour pour le défunt, demandèrent de prendre le corps au faubourg de la Croix-Verte et de le porter, suivis de tout le peuple, jusqu'à la maison de Mornay. Là, il fut reçu par les anciens de l'Eglise réformée et porté par eux et par quelques gentilshommes de la religion jusqu'au lieu de son repos. Toute cette action fut conduite par Du Plessis, de sorte que Madame Du Plessis, qui ne quittait plus sa chambre, ne s'en aperçût point, dans la crainte que l'émotion n'abrégeât ses jours (21 avril 1606).

Inutiles précautions! Peu de semaines après, la pauvre mère, exténuée par des fatigues et des épreuves de toute nature, après avoir été pendant longtemps la providence attentive et l'ange protecteur d'un époux et d'un fils, n'ayant plus de vivante en son âme que la fibre où vibraient ces deux amours confondus en un seul, atteinte aux racines mêmes de son être, pencha la tête et exhala, dans un cri de douleur résignée, l'une des pures vies qui eussent honoré la renaissance de la foi dans l'Eglise (14 mai 1606). L'autopsie lui trouva le cœur flétri, ce qu'il ne fut que trop aisé d'expliquer, et sa dépouille descendit auprès du fils bien-aimé, à qui elle n'avait pas eu la force de survivre, en attendant que le plus à plaindre des trois, le malheureux Mornay, vînt y trouver à son tour le repos et la paix.

De nouvelles larmes (1), encore plus résignées et plus saintes, coulèrent de ses yeux, de son cœur : « Accablé de douleur en

(1) Méditation sur Prov. III, 11-12. Dans les Disc. et Médit. chrét.

ma chair, d'étonnement en mon esprit, de tristesse en mon âme, en danger de me rendre aux paroles des malavisés qui, sur les redoublements de coups si rudes, murmurent autour de moi Où est maintenant son Dieu, ce Dieu qu'il invoquait tant? de murmurer moi-même entre les dents : Où sont, de fait, ces bontés infinies, et pourquoi m'as-tu pris à partie, m'as-tu mis en butte à tes plus rudes flèches? J'entends le sage qui doucement me tire l'oreille: Mon enfant, ne rebute point la discipline de l'Eternel et ne t'ennuie point de ce qu'il te reprend, car l'Eternel châtie celui qu'il aime comme un père l'enfant qu'il chérit. A cette parole, je respire un peu et re

viens à moi-même.

« Il m'a ôté un fils unique et par le côté du fils percé la mère un fils en sa fleur, l'appui de mon déclin; en cette corruption, rejeton d'une mâle vertu, déjà l'honneur de son âge; une femme, mon conseil en perplexité, ma consolation en adversité, aiguillon perpétuel à tout bien faire, au-dessus et de son sexe et de son siècle.

« Mais considère que nous avons tous à mourir, et par la Volonté de Dieu, selon qu'il nous appelle. Cet appel, c'est notre ordre. Il a prévenu ton fils par sa miséricorde, l'a soustrait à la corruption, l'a enlevé d'ici avec honneur, l'a élevé à sa gloire. As-tu donc à te plaindre? Et au hasard de son âme, voudrais-tu, misérable, avoir amendé ta condition? Il t'a ôté ta femme, mais (note sa providence), par la mort de ce cher fils, sevrée de tout plaisir, de tout espoir en cette vie. Quel plus grand bien en pouvais-tu retirer, conjoint avec le sien, qu'après t'avoir été donnée trente ans et plus pour aide de bien vivre, l'avoir encore en exemple de bien mourir et apprendre en elle (vive leçon dans les traits de la mort) à couronner, à conclure ta vie? »

Ecrites le 15 mai 1606, entre la mort et la sépulture de Charlotte Arbaleste, ces paroles de Mornay indiquent le plus haut degré de maturité religieuse qu'il nous soit donné de concevoir et d'ambitionner. Jusqu'à son dernier jour, le grand

chrétien s'y montra fidèle. Accablé de ses deuils domestiques et se survivant deux fois à lui-même, selon les mots alors ajoutés à sa devise: Mihi bis anhelo superstes; plus triste encore des maux de l'Eglise et de la patrie, où il voyait sombrer tant d'espérances; abreuvé d'injustices, dépouillé de ses honneurs et de ses charges, il ne vécut plus que pour Dieu et pour sa foi. Il couronna et conclut sa vie par la plus sainte mort, et s'il avait pu se demander sous le coup de l'épreuve pourquoi la main divine s'appesantissait sur lui, pourquoi elle retranchait une jeunesse qui donnait tant d'espérance à son cœur de père, de français, de chrétien, il ne manqua pas de trouver dans sa foi la consolante et véritable réponse. En clevant son fils, il s'était élevé lui-même. Ni lui ni Charlotte Arbaleste ne seraient parvenus, sans Philippe de Bauves, à ces sommets de la vie morale où il nous a été donné de les contempler. Utile donc et bienfaisante pour eux, pour tous ceux qui l'avaient vue de près, cette vie brisée dans sa fleur n'a-t-elle pas eu aussi une utilité plus générale? N'a-t-elle pas contribué à fonder cette tradition, aujourd'hui trop effacée, de l'éducation protestante, à laquelle nous devons tous le meilleur de nous-mêmes, et ne peut-elle pas, ranimée par l'histoire, en étendre pour nous et après nous le bienfait?

M.-J. GAUFRÈS.

DOCUMENTS INEDITS ET ORIGINAUX

LA RÉFORME A TROYES

(EXTRAITS D'UN MANUSCRIT CONSERVÉ DANS LES ARCHIVES DE CEtte ville)

1561-1568

L'histoire de la ville de Troyes au moyen åge, et plus particulière. ment encore au XVIe siècle, tout en se liant par de nombreux points de contact à l'histoire générale de la France, présente, dans la spécialité même d'une foule d'événements locaux, un intérêt parfois saisissant. La preuve en est notamment dans la série des faits qui concernent les réformés et dont la capitale de la Champagne fut le théâtre. Quelques-uns des éléments constitutifs de cette importante série sont disséminés dans un petit nombre d'ouvrages imprimés (1); leur ensemble n'apparaît que dans un document manuscrit de premier ordre, l'Histoire de l'Eglise réformée de Troyes, par N. Pithou, seigneur de Chamgobert, dont M. le pasteur Recordon a publié en 1863 divers extraits (2). Nous appelons de nos vœux le jour où, par les soins de la Société de l'Histoire du Protestantisme français, sera publié le texte complet de ce précieux manuscrit, dont l'auteur fut incontestablement. comme chrétien et comme citoyen, un homme éminent.

A côté de l'œuvre de N. Pithou se placent, comme fournissant d'abondants matériaux à l'histoire du protestantisme, surtout au XVIe siècle, les volumineux registres manuscrits de l'ancienne municipalité de Troyes, qu'un écrivain consciencieux et distingué de cette ville, M. Boutiot, membre de la Société académique de l'Aube, a explorés et mis à profit pour une histoire de la capitale de la Champagne, qu'il pré

(1) Mémoires de l'Estat de France sous Charles neuviesme. Middelbourg, 1576, 3 vol. in-8. Histoire ecclésiastique des Eglises réformées au royaume de France. Anvers (Gen.), 1580. 3 vol. in-8 (par Théod. de Bèze). Histoire des Martyrs persécutez et mis à mort pour la vérité de l'Evangile (par Crespin). 1608. 1 vol. in f.- Topographie historique de la ville et du diocèse de Troyes, par Courtalon-Delaistre, curé de Sainte-Savine-les-Troyes. 3 vol. in-8. Troyes, 1783. Ephémérides de P.-J. Grosley. 2 vol. in-8. Paris, 1811. Mémoires historiques et critiques pour l'histoire de Troyes, par Grosley. 2 vol. in-8. Paris et Troyes,

1811.

(2) Le Protestantisme en Champagne, ou Récits extraits d'un manuscrit de N. Pithou, seigneur de Chamgobert, concernant l'histoire de la fondation et du développement de l'Eglise réformée de Troyes de 1539 à 1595, par Ch.-L. Recordon, pasteur. Paris, 1863. 1 vol. in-8.

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