Images de page
PDF
ePub

Il y a quarante-quatre manières de désigner l'ivresse; il n'y en a pas une pour indiquer la tempérance.

Enfin la somme des négations est énorme, et il n'y a pas une seule affirmation positive.

De même, «< c'est un marlou, c'est un filou! » se disent aussi bien d'un homme rusé que d'un souteneur ou d'un voleur. Avoir du vice, c'est avoir l'esprit ingénieux. Ces assimilations dégradantes en disent long sur le danger dans lequel se trouvent trop de consciences.

L'admiration même se trouve, sur ce terrain scabreux, tout imprégnée de je ne sais quelle âcreté. On n'arrive à l'affirmation de la qualité que par la négation du défaut. On ne dit pas : je suis bien fait, on dit : je ne suis pas déjeté; on ne dit pas je suis beau, on dit: je ne suis pas déchiré; on ne dit pas je suis jeune, on dit: je ne suis pas trop piqué des vers. Vous êtes fièrement brave, rudement bon, se disent avec la plus douce intention du monde. Un discours éloquent devient un discours tapé; une scène émouvante vous enlève, vous empoigne; une belle action épate le public. On dit d'une œuvre banale: Cela n'est pas méchant, cela ne mord pas. Le travailleur est un piocheur et le zélé est un fanatique ou un féroce.

Aussi, comme on s'animalise! Votre peau, c'est du cuir, de la couenne; votre bras, un aileron; vos pieds, vos mains sont des ergots, des paturons, des abattis, des pattes, des arpions; votre visage est un mufle; votre barbe, une bouquine; votre bouche, un bec, une gueule ; vos cheveux sont des crins; le bas de votre échine est un croupion. Vous ne mangez pas, vous becquetez, vous béquillez, vous tortillez du bec, et votre estomac est une bauge, jusqu'à l'heure de la crevaison.

En toute justice, cependant, on ne saurait traiter avec une sévérité absolue l'élément populaire qui sert de base aux observations précédentes.

Comment le peuple se piquerait-il de délicatesse en son langage? Le labeur de chaque jour ne lui laisse apprécier que la satisfaction de ses gros appétits. Aussi ne nous étonnons pas en voyant ses néologistes si brutaux. Ces rudes inventeurs

b

ont fait des mots accentués comme leurs ragoûts favoris et faits pour traverser les palais plébéiens que n'effrayent pas les fortes épices.

Si on veut donc bien ne pas se choquer de la rusticité de cette forme, l'étude de l'argot parisien fera découvrir, au degré le plus éminent, certaines qualités de couleur.

Comme il est bien nommé brutal ce canon qui, après avoir grondé de sa grosse voix, culbute tout sans dire gare! Et béguin, cet amour terrestre qui vous isole au milieu de la vie mondaine avec les extases du cénobite!

Combien les mots richesse, crédit, fortune paraissent fades à côté de ces quatre monosyllabes: Il a le sac! - Il a le sac, c'est-à-dire: ses louis sont en tas sous sa main; d'un geste, il peut faire rouler à vos yeux ces belles espèces sonnantes.

Nous avons dit que l'argot forgeait en réalité peu de mots; ce sont des acceptions nouvelles qu'il invente de préfé

rence.

Parfois ces sortes de travestissements sont plus raisonnés qu'on ne se le figure.

[ocr errors]

Ainsi, pour n'en citer qu'un, · toquante, ognon ou cadran sont bien plus expressifs que montre.

Toquante fait allusion au mouvement de l'objet (toc, toc); ognon, à sa forme; cadran, à la figure tracée sur sa paroi. Ces synonymes offrent l'avantage d'une allusion directe à la chose; ils se gravent mieux dans la tête, tandis que montre est, pour la mémoire des simples, beaucoup plus énigmatique. Cet exemple est loin d'être le seul, mais il suffira, je l'espère, pour affirmer les tendances mnémotechniques de l'argot.

Selon nous, il doit être aussi beaucoup pardonné aux licences du langage populaire, en raison des infortunes qu'il décèle souvent.

Ainsi la plèbe parisienne a trouvé une équivoque saisissante pour désigner certains quartiers où la misère fait élection de domicile; elle les appelle quartiers souffrants (1).

(1) On comprendra mieux cette équivoque après avoir lu ce pas

Je me rappellerai toute ma vie le jour où j'entendis prononcer ce nom pour la première fois. C'était en omnibus. Le conducteur, un gai compagnon, égayait de son mieux la monotonie du devoir qui l'obligeait à décliner tout haut le nom de certaines voies. A l'instant où son véhicule quittait la rue des Noyers pour traverser la place Maubert, qui était alors le centre d'un réseau de ruelles noirâtres où grouillait la plus misérable population, voilà notre homme qui s'écrie: «Place Maubert, rue Saint-Victor, Panthéon! Il n'y a personne pour le quartier souffrant? » Et une pauvre vieille hâve, déguenillée, se dressa péniblement et descendit à cet appel comme une justification vivante de l'épithète.

C'est dans le même esprit qu'on a trouvé des expressions presque gaies pour des choses lugubres. Un faubourien qui se casse la jambe dira par crânerie: C'est un détail. Une femme abandonnée par celui qu'elle aime dira, en étouffant ses sanglots: Ça n'est pas drôle, ce qu'il a fait là.

Vous n'avez pas besoin de leur prêcher la philosophie, à ces pauvres diables! ils connaissent le mot, car ils l'ont pris pour synonyme de misère. Quelle ironie! Ils ont même décoré leurs savates du titre de philosophes. Peut-on mieux montrer, je vous le demande, la théorie foulée aux pieds par la réalité ?

Les synonymes significatifs de dur, raide, rude, trois-six, verre pilé, tord-boyaux, casse-poitrine, disent assez pourquoi les malheureux en sont venus à nommer consolation un verre d'eau-de-vie. Ce n'est pas à cause de sa douceur. Ce n'est pas la boisson en elle-même qu'ils recherchent, car ils en connaissent les tristes effets; c'est un étourdissement momentané, c'est une consolation fictive.

Et la pipe, cet autre palliatif populaire, y a-t-il une seule des cent satires faites depuis cinquante ans contre son abus

sage du journal le Petit Moniteur (9 février 1876): « Ce n'était pas Paris, c'était le quartier Mouffetard; le quartier souffrant, comme le peuple raillant sa propre misère l'appelait par allusion aux fabricants d'allumettes soufrées qui s'y étaient établis avant l'invention des allumettes chimiques. >>

[ocr errors]

qui vaille tout le sens critique de ce seul mot : brûlegueule?

N'être pas méchant et ne pas mordre sont également deux expressions cousines qui valent un livre sur le moyen de parvenir. Vous voulez arriver, faites-vous craindre! Dans le monde mêlé où nous allons pénétrer, n'être pas méchant, c'est être bête. Le naïf qui ne mord pas reste sans valeur aux yeux du prochain. De même, avoir du vice n'est pas un défaut, c'est faire preuve d'intelligence.

[merged small][ocr errors]

A l'exemple de ses aînées (1), cette édition présente des remaniements et des additions considérables.

Comme tous les sujets mal définis, celui dont nous nous occupons était difficile à bien traiter du premier coup. Les curieux assez patients pour comparer ce volume aux précédents, verront que nous n'avons cessé de chercher des définitions courtes et une explication naturelle des causes déterminantes de chaque expression.

Les exemples font notre force. Nous les avons donc aussi multipliés, aussi variés que possible. Sans leur aide, on ne se ferait pas idée du mot, si bien expliqué qu'il fût. Nous y avons joint des dates toutes les fois qu'elles étaient utiles pour constater l'ancienneté d'un mot, ou le moment précis auquel il avait eu cours, car beaucoup de mots ne durent guère plus que la mode avec laquelle ils sont éclos.

L'exemple nous a paru encore le meilleur moyen de contrôle, de justification, le vrai passe-port des néologismes. Ont été rejetés sans hésiter ceux qui étaient dépourvus de sa sanction ou qui ne paraissaient pas avoir réellement cours. Ces derniers sont moins rares qu'on ne le croirait; ils ont été acceptés par certains lexicographes qui ont cédé à la fantaisie de mettre en circulation un mot nouveau, et on trouvera

(1) Si on en excepte la troisième, chaque édition de ce Dictionnaire présente des variantes nombreuses et essentielles.

dans cette même page quelques échantillons curieux de leur procédé inventif.

Il fallait aussi se garder de donner comme argotiques des termes qui ne l'étaient pas.

Nous avons collationné avec soin notre texte avec celui du Dictionnaire de l'Académie, qui a fait la part large au langage familier. Nicodème, croûte, pigeon, filou, lui appartiennent. On y trouve : Je m'en bats l'œil. Après un débat dont la presse a parlé, la Commission vient même d'agréer faire l'œil.

Et, puisque nous venons de parler de l'Académie, croiraiton que Vidocq a donné arche de Noé comme signifiant Académie française dans le jargon des voleurs? Arche de Noé me paraît, comme tour de Babel (Chambre des députés), inventé par des mystificateurs qui ont été bien aises de railler l'Institut et le Corps législatif en essayant de représenter, comme étant dans la circulation, les mots qu'ils désiraient y glisser. En ce cas, ils n'ont pas trop présumé de leurs imitateurs. Non-seulement on les a reproduits, mais on a continué leur tradition inventive. Delvau donne comme synonymes d'académicien, dans la langue du peuple parisien, les mots enfant de la fourchette, mal choisi et cul à fauteuil, que le voyou le plus inventif n'a jamais soupçonnés. De telles mystifications montrent, comme nous l'avons dit, que la garantie de l'exemple est nécessaire à tout lexique sincère.

Je n'ai pas voulu non plus spécialiser, c'est-à-dire attribuer l'usage de tel mot à une classe plutôt qu'à une autre. Il en est, et c'est le plus grand nombre, qui sortent de toutes les bouches et qu'on ne saurait attribuer à une seule catégorie sociale. - Où ne dit-on pas truc, turne, avoir le sac, roupiller, pépin, etc.? En attribuant ces mots à l'argot des classes dangereuses d'où ils viennent, on ne serait plus du tout dans le vrai. Pour citer un autre exemple entre cent, où ne dit-on pas blague et blaguer? Où ne dit-on pas chic?

D'autres expressions portent avec elles un cachet d'origine. Tel mot sent l'armée, comme tel autre sent le voleur ou l'artiste. Il n'est pas besoin d'annoncer que blaireauter (peindre avec trop de fini) vient d'un atelier de peinture, qu'accrocher

« PrécédentContinuer »