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si égoïsme il y a, serait bien bon à importer chez nous; car il ressemble furieusement à ce que l'on nomme esprit public quand on est de bonne humeur.

En ce qui touche l'affaire du canal de Suez, je crois en outre que le conseil de ces Anglais à l'esprit étroit était excellent à suivre dès le début de l'affaire. Si, au lieu d'éveiller par des fanfares bruyantes les susceptibilités hostiles, au lieu de parler toujours et même de menacer parfois au nom de la France, on se fût annoncé comme une compagnie industrielle poursuivant une œuvre d'utilité publique dans laquelle elle devait trouver à satisfaire ses intérêts personnels; si, en un mot, on eût présenté l'entreprise à l'Europe comme on la présentait aux actionnaires, c'est-à-dire comme une affaire simplement honnête et lucrative, on eût récolté moins de célébrité peutêtre, mais, à coup sûr, on eût rencontré moins de méfiances. La première lettre de M. de Lesseps à l'ambassadeur anglais à Constantinople pour lui annoncer l'affaire du Canal est presque un manifeste au nom de la France.

Le bruit s'achète parfois aux dépens d'un succès solide et durable, et le choix d'Achille se représente en ce monde pour bien des gens. On est souvent libre de choisir :

Ou beaucoup d'ans sans gloire,

Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.

J'espère de tout mon cœur que la Compagnie de Suez n'est pas destinée à ne vivre que peu de jours, mais je suis disposé à croire, d'après ses propres aveux, que le président a couru le risque qu'il en fût ainsi, en voulant assurer à son rôle personnel une trop longue mémoire.

H. DE LAGARdie.

Parmi les ouvrages nouveaux, nous devons signaler: Un Philosophe en voyage, par M. Antonin Barthélemy. C'est un début littéraire qui promet un écrivain et un observateur judicieux. La Revue reviendra sur cette publication.

E. Y.

CHRONIQUE POLITIQUE

8 février 1864.

Trois événements d'une importance considérable viennent d'émouvoir l'attention publique la discussion de l'Adresse au corps législatif, le discours de l'Empereur en réponse à l'Adresse, et l'explosion de la guerre, que l'Autriche et la Prusse ont brusquement entamée contre le Danemark. Au train dont vont les choses, on n'a pas le temps de respirer. Dans l'instant même où l'Empereur répondait à l'Adresse du corps législatif, la Bourse était agitée par des nouvelles particulières, confirmées le soir même, qui annonçaient l'ouverture des hostilités dans le Schleswig et l'échange des premiers coups de feu. C'est comme une fatalité. Nous sommes ballottés sans cesse, depuis quelques années, de nos affaires intérieures aux affaires étrangères, et vice versa, avec des alternances dont la brièveté et la régularité vont croissant. Le rideau tombe à peine sur un acte de notre vie politique, qu'il se relève sur un autre acte, lequel ressemble d'autant moins au précédent qu'il le suit de plus près. Dans le drame que joue notre époque l'intérêt languit peu, et la variété ne fait point défaut.

Le conflit dano-allemand avait occupé, au mois de décembre, l'intervalle laissé libre entre les deux grandes discussions du corps législatif sur la vérification des pouvoirs et sur l'Adresse; puis il avait paru se calmer tout à point, au moment où la discussion de l'Adresse a commencé. Il a semblé comme suspendu pendant tout le temps que cette grande et solennelle discussion a duré. Enfin, comme s'il avait attendu avec impatience l'achèvement de ces débats pour leur succéder dans l'émotion publique, à peine la discussion de l'Adresse terminée, avant même que l'Empereur ne l'eût close par le discours qui en est, pour ainsi dire, le point final, il éclate brusquement, de sorte que l'utile loisir qui était nécessaire au pays pour mûrir les impressions que les discussions du corps législatif lui ont apportées coup sur coup, pour se recueillir et tirer de tant d'éloquents

discours de salutaires enseignements sur ce qu'il doit espérer ou craindre, et surtout désirer, cet utile loisir lui est disputé, presque enlevé, par l'intervention immédiate d'une question étrangère, qui force nos regards, tournés plus fortement que jamais sur nousmêmes, sur nos propres besoins, à se porter bon gré mal gré du côté de l'Eider.

Nous serions tentés d'en vouloir à l'Autriche et à la Prusse, qui viennent ainsi interrompre ou troubler les réflexions du public français, à l'instant même où une grande enquête parlementaire les avait si puissamment éveillées. Que n'accordaient-elles le sursis de six semaines sollicité par l'Angleterre, afin de nous laisser assez de répit pour mettre en ordre, pour ranger clairement dans notre esprit les idées et les leçons qui se peuvent tirer d'une discussion si large, si élevée, si complète! En six semaines, avec la sensibilité qu'a prise aujourd'hui la fibre politique du pays, le public pouvait se graver dans la tête deux ou trois idées justes, et c'est beaucoup. Mais non, le canon résonne, et nous voilà plus occupés de la conduite de l'Angleterre que de celle de notre propre gouvernement, plus attentifs aux discussions actuelles du parlement anglais qu'aux récentes discussions de notre corps législatif, dont les coups de feu nous empêchent d'écouter l'écho dans notre intelligence et notre cœur. Ce ne sont plus les luttes oratoires de M. Thiers et de M. Rouher, mais les colloques de lord Derby et de lord Palmerston, de M. d'Israëli et du comte Russell, qui provoquent nos commentaires. Eh bien! réagissons, fermons un moment nos oreilles au bruit de la mitraille austro-prussienne, pour recueillir et apprécier ce qui s'est dit au palais Bourbon.

Nous avons à cet égard le témoignage de l'Empereur. « Les discus<<sions sur la vérification des pouvoirs et sur l'Adresse ont été lon<< gues et approfondies, et quoiqu'elles aient pris aux affaires près de << trois mois, elles n'ont pas été sans utilité. Quels sont, en effet, pour << tout esprit impartial, les résultats définitifs de ces débats? Des ac<<< cusations habilement répandues réduites à néant; la politique du « gouvernement mieux appréciée; une majorité plus compacte et << plus dévouée au maintien de nos institutions. Ce sont là de grands << avantages obtenus. » Nous ne voulons pas remarquer que ces paroles contiennent un satisfecit donné aux ministres de la parole, aux commissaires du gouvernement plutôt qu'aux orateurs de l'opposition, et même à quelques-uns de ceux qui appartiennent à la majorité. Ce n'en est pas moins un hommage rendu à l'utilité, à la nécessité de ces grands débats publics, où les affaires du pays sont traitées devant le pays, qui dissipent l'obscurité par le grand jour,

qui portent la lumière sur tous les points et éclairent tout le monde. On avouera que cet hommage à la liberté de discussion a son prix, venant d'un souverain qui l'a fort diminuée à son avénement.

« Ces discussions n'ont pas été sans utilité. » En quoi ont-elles été utiles? quel profit pouvons-nous en tirer? C'est ce que nous voudrions examiner.

Faisons une remarque préalable. Au lendemain du décret du 24 novembre, chacun s'est mis, comme de juste, à en dire son avis. L'Empereur n'avait pas seulement rendu la publicité aux débats des deux Chambres; parmi les droits qu'elles avaient exercés de 4815 à 1848, réponse au discours de la couronne, droit d'interpellation, initiative législative, c'est le premier que l'Empereur s'était décidé à rétablir. A ce propos, des hommes mûris dans la vie parlementaire écrivirent que, des prérogatives des anciennes Chambres, la discussion de l'Adresse n'était pas celle qu'il fallût le plus regretter; que c'était là un tournoi un peu académique où les orateurs se perdaient stérilement dans les brillantes généralités; opinion dont il semble qu'on puisse retrouver une légère trace dans le discours de l'Empereur quand il dit incidemment que ces discussions «< ont pris aux affaires près de trois mois. » Ces publicistes déclaraient leur préférence pour le droit d'interpellation, et nul doute qu'ils n'aient rai son pour les temps ordinaires. Supposez qu'un pays jouisse de toutes les libertés auxquelles il a droit, il est clair que, satisfait de son état général, il n'aura plus qu'à traiter « les affaires » au jour le jour, et que cette tâche, c'est le droit d'interpellation qui, sagement réglé peut-être, donne aux assemblées politiques la faculté de la remplir. Mais il faut croire que cette condition n'est pas celle où nous sommes; car la discussion de l'Adresse a porté dès l'abord et tout naturellement sur les généralités; elle a de toutes parts abordé les questions de principes, et, ce qui est significatif, les discours qui ont mis en relief des principes, des idées générales, sont précisément ceux qui ont fait sur le public l'impression la plus vive.

Pourquoi ? Répéterons-nous cette remarque banale que les Français ont le goût des généralités ? Soit; mais les dispositions actuelles du public indiquent assez que ce n'est plus seulement un goût. C'est devenu un besoin. Il y a treize ans, comme on a jeté par-dessus bord les théories, les principes, les idées générales ! La diminution de nos libertés n'a été qu'une sorte de moyen empirique, et, on peut le dire, un expédient. C'est ainsi du moins qu'en paraissaient juger ceux même qui l'ont appliqué. C'était une panacée provisoire, et nous obligera-t-on à nous rappeler, à ce sujet, qu'en France c'est le provisoire qui est le plus durable? Un habile publiciste, M. Forcade,

a fait remarquer ingénieusement, le mois dernier, que, en 1851, le président, se faisant accorder un pouvoir décennal au lendemain du 2 décembre, avait paru estimer dès lors que la suspension des libertés politiques était un remède de circonstance, et qu'au bout de dix ans, la France serait assez rassise pour n'avoir plus besoin de ce remède occasionnel. Le président demandait à la nation un crédit de dix années, et semblait fixer à cette époque l'échéance où il rendrait au pays ces libertés qu'il s'était fait prêter, avec ou sans intérêt. La nation s'est soumise à la combinaison proposée; les libéraux n'ont plus été que des rêveurs. On a fait de la pratique à outrance; on a été positif à l'excès. Poursuivre la satisfaction des intérêts matériels, acheter et vendre à la Bourse, spéculer, placer ses fonds, se laisser gouverner et administrer pour s'épargner le souci de se gouverner soi-même, s'en reposer, non plus sur les garanties que trouve le citoyen dans l'exercice des libertés publiques, mais sur l'habileté du souverain, et n'avoir plus d'autres préoccupations que les affaires privées la masse du public n'a plus vu autre chose, se croyant d'autant plus sage qu'elle penserait moins, et raillant les idéologues, qui pensaient qu'on ne peut vivre vraiment à l'aise qu'avec la liberté. La diminution de nos libertés, la « haute tutelle, » comme dit M. Rouher, ont été des expédients dont nous avons vécu pour un temps. Nous pensons que cette période est écoulée, et nous nous rejetons, par contre-coup, vers les principes. Ceux même qui demandaient à vivre sous une cloche pneumatique, par crainte des courants d'air, ont fini par sentir qu'ils y étouffaient un peu. Leurs poumons comprimés veulent respirer davantage; ils reviennent aux idées générales où ils trouvent une atmosphère plus large, et nous voilà de nouveau dans une de ces périodes où l'opinion publique se demande quelles sont, en définitive, les conditious d'un bon gouvernement.

Cette disposition du public a fait le succès des discours de M. Thiers, surtout des premiers, et ainsi il s'est trouvé qu'une discussion de l'Adresse, où toutes les grandes questions se donnent carrière et se traitent à un point de vue général, était justement l'institution parlementaire qui répondait le mieux aux désirs du public, à la tournure actuelle des esprits.

Je viens de lire la fine causerie de mon voisin, M. de Lagardie, et le mot spirituel qu'il a recueilli de la bouche d'un « étranger. » Me permettrai-je de lui faire respectueusement observer qu'on ne songe pas précisément à « poser » encore une fois « les bases de la société française,» mais à ôter à notre société ses lisières, ce qui est assez différent. Il se peut que nous soyons obligés de laisser retomber les idées que nous aurons « remuées » à la place même où nous les

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