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dans l'histoire de la pensée contemporaine. Nous voulons parler de la Vie de Jésus de Strauss et de la formation de l'école de Tubingue, sous l'influence d'un savant de premier ordre. Il est évident que la philosophie de Hegel devait entraîner un changement très-important dans la manière de considérer les origines du christianisme, dès qu'on sortirait des nuageuses généralités philosophiques et qu'on aborderait l'interprétation des faits. Si l'on part du principe que l'absolu est dans ce monde et nulle part ailleurs, il s'ensuit qu'il n'y a ni révélation ni révélateur. La divinité, qui n'est point une personne, 'ne saurait s'être unie à un individu humain; à priori la notion chrétienne sur la nature du Christ est écartée. Nous ne pouvons plus avoir en lui qu'un type, un exemplaire choisi de cette humanité que le système proclame divine, parce qu'en elle l'absolu arrive à avoir conscience de lui-même.

Je remarque que toute théologie rattachée à l'école hégélienne est contrainte d'avance à une certaine conception du christianisme primitif dont il ne lui est pas loisible de s'écarter, elle a une idée préconçue, son siége est tout fait, l'indépendance scientifique ne lui est pas possible. C'est ce qui arrive toutes les fois qu'au lieu de prendre son point de départ dans les faits on le prend dans la théorie, toutes les fois que d'avance on élimine certains faits et que l'on déclare qu'à coup sûr on ne les acceptera pas. Avec de tels procédés on n'eût accompli aucun progrès dans les sciences naturelles, car tout progrès notable a pris son point de départ précisément dans l'acceptation d'un fait qui dérangeait une théorie reçue.

La Vie de Jésus de Strauss révèle le parti pris dès les premières pages. L'auteur y met de la franchise. Il nous déclare qu'il va tout ramener au mythe dans le récit évangélique. Voici en deux mots son système. L'histoire évangélique est fondée sur le miracle; elle n'a par conséquent aucune réalité. Essayer comme Paulus et son école d'admettre le fond du récit en faisant disparaître l'élément miraculeux par de petites explications ou atténuations, cela n'est pas possible. Il est bien plus simple de reconnaître que nous avons là une histoire mythique qui s'est formée toute seule dans les premiers âges du christianisme. Ces mythes évangéliques ont deux facteurs le premier est la mythologie de l'Ancien Testament qui saturait le milieu où vivaient les apôtres; le second est l'impression produite par le Christ sur ses contemporains. L'idée du Messie ou du libérateur par excellence qui se retrouve dans plusieurs reli

gions avait jeté de profondes racines sur le sol de la Palestine; elle avait eu toute une floraison poétique dans les prophètes et elle s'enrichissait de plus en plus de toutes les légendes de l'Ancien Testament. Un homme extraordinaire par son ascendant vient à paraître au temps des Hérodes. L'enthousiasme populaire s'attache à lui; on le prend pour le Messie. Quoi de plus naturel que de faire converger vers sa personne toutes les légendes messianiques? De cette combinaison résultent nos Évangiles.

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L'auteur ne se contente pas de cette explication générale; il l'applique à chaque fait particulier. Citons un exemple pour expliquer son procédé. Nous rencontrons sur le seuil de l'histoire évangélique. un grand prophète qui nous est présenté comme le précurseur du Christ c'est Jean-Baptiste. Son histoire, d'après Strauss, a été faite à plaisir avec les matériaux de l'Ancien Testament. Le point de départ de l'invention a été l'histoire du prophète Élie qui fut un homme du désert et un véhément prédicateur de la repentance. Pour bien faire, on a repris le vieux mythe des naissances tardives des grands représentants de la théocratie judaïque. On a donc fait naître le Baptiste de parents affaiblis par l'âge. Quant aux apparitions d'anges, l'Ancien Testament en fournissait des modèles innombrables, et c'est ainsi que l'on a composé cette figure si remarquable du précurseur. Ce mythe était nécessaire à la gloire du Messie, car il convenait qu'il fût annoncé par un héraut digne de lui.

Strauss reprend ainsi l'un après l'autre tous les divers récits de l'histoire évangélique et y découvre la même combinaison. Il pousse si loin son procédé qu'en définitive il dissout dans son creuset toute réalité historique et qu'on ne sait à quoi se prendre. L'histoire du christianisme primitif s'évapore dans ces nuages dorés du mythe et n'est plus qu'un mirage sur un horizon enflammé. On finit par se demander si Jésus a existé. L'auteur s'exprime parfois à ce sujet d'une façon très-ambiguë. En tout cas, s'il a existé, c'est si peu qu'il ne vaut pas la peine d'en parler. Nous n'avons plus en lui qu'un mythe philosophique, l'image flottante et indécise de cette identification entre l'absolu et l'humanité qui est le dernier mot du système hégélien. Chose étrange! cette cristallisation graduelle et involontaire de la légende chrétienne s'est poursuivie d'après une loi cachée qu'un philosophe de Berlin devait découvrir au dix-neuvième siècle, elle a abouti au système le plus ardu de la philosophie contemporaine. Les pâtres et les bateliers de la Galilée faisaient sans le savoir

de la haute métaphysique. Tout cela ne laisse pas que de présenter à l'esprit quelques difficultés. Pour avoir éliminé le surnaturel, l'explication de Strauss n'est guère naturelle; car, enfin, on n'a jamais vu de légende si commode, si empressée à se ranger sous la loi d'un système dix-huit siècles avant l'éclosion de celui-ci.

Mais la grande difficulté tient précisément à cette élimination de tout élément historique dans les origines du christianisme. Rien n'est expliqué, car enfin nous sommes en présence d'un fait considérable; le monde a été changé, les principes sur lesquels il reposait ont été transformés. Il y a une société chrétienne, puissante et grandissante, qui n'a pu se constituer que sur les ruines du paganisme. Et au point de départ de ces transformations, il y aurait simplement une légende artificielle, un rêve échauffé et maladif! La question demeure tout entière au point de vue de la science. Nous n'avons pas fait un pas. Il paraît que Strauss a lui-même reconnu l'insuffisance de son système et qu'il le refait à nouveau. On nous annonce une nouvelle Vie de Jésus qui va paraître en même temps en Allemagne et en France. Attendons pour la juger cette nouvelle évolution de sa pensée. Il n'en demeure pas moins que son livre a fait en Allemagne une impression immense et a été lu et répandu non-seulement dans les hautes classes de la société, mais encore dans les ateliers et les échoppes. Ce succès ne tient pas seulement à son grand talent d'exposition, d'autant plus remarquable que le sujet était plus ardu, mais encore à l'étendue de son savoir et à la pénétration de sa critique. Strauss ne se contente pas de quelques affirmations légères, son appareil critique, si l'on peut ainsi dire, est vraiment imposant. La partie de son ouvrage qui est consacrée à faire ressortir la contradiction des récits évangéliques est des plus remarquables. Le terrain a été reconquis sur lui pied à pied, mais il a provoqué une lutte formidable. Il a préparé un vaste arsenal où vont se fournir tous ceux qui veulent contester le caractère historique des Évangiles. Il a su concentrer dans son livre tous les résultats de la critique négative. Comme l'a dit très-spirituellement M. Edgard Quinet, Strauss comme Antoine a relevé la robe de César, et on a pu voir de combien de coups de poignard le héros divin avait été transpercé.

Mais ce n'était pas tout que de compter les blessures faites au christianisme; il fallait encore montrer comment cette religion morte avait remporté de si grands triomphes et tiré une société nou

velle d'une race épuisée et corrompue; Strauss laissait le problème intact. L'hégélianisme devait le reprendre sous peine d'avouer son impuissance. Une école devenue promptement illustre l'a essayé : c'est celle qui s'est formée à l'université de Tubingue sous l'influence d'un savant de premier ordre qui était en même temps maître dans l'art d'écrire. Baur n'a pas cessé de dominer ses disciples par l'ascendant d'un génie scientifique vraiment supérieur. Personne ne l'a surpassé pour l'étendue des connaissances, pour la pénétration et la sagacité. Il sait, avec quelques textes épars, reconstruire tout un système, à peu près comme Cuvier, avec un fragment d'os, reconstruisait par analogie un animal antediluvien. Jamais on n'a poussé plus loin que Baur l'art de la généralisation. Son histoire des trois premiers siècles de l'Église est à ce point de vue un rare chef-d'œuvre qui procure, même en si grave matière, une satisfaction tout artistique. Pourquoi faut-il qu'un si beau génie théologique, si bien fait pour saisir le véritable enchaînement des événements et des idées, ait abouti à dénaturer complétement l'histoire du christianisme primitif et à lui substituer une légende scientifique aussi arbitraire que les légendes les plus colorées des temps d'ignorance! C'est encore le système préconçu qui a pesé de tout son poids sur ce grand esprit.

Le système, nous le connaissons, c'est l'hégélianisme. Au lieu de personnalités vivantes, nous n'avons plus que des idées abstraites qui doivent se combiner ou plutôt se déduire logiquement les unes des autres par une nécessité dialectique. Évidemment la première de ces idées, celle qui est à la base du développement, ne saurait être la plus riche, sinon il n'y aurait pas lieu à la contradiction, au progrès, au devenir; le système croulerait par la base. Il s'ensuit que le christianisme à son point de départ doit être à peine distinct de la religion qu'il vient remplacer; il ne fera que représenter la tendance la plus élevée du judaïsme, celle qui d'accord avec la meilleure tendance de la philosophie grecque renvoie l'homme à lui-même, à la vie intérieure et morale, mais sans rompre avec aucune des pratiques du culte officiel. Ainsi la première affirmation sera une sorte de judaïsme spiritualisé, mais sans aucune originalité. Ce que cette affirmation a de restreint et de pauvre donnera lieu à une négation hardie qui provoquera la lutte. Ces deux tendances, celle qui représente le christianisme primitif ou judaïsant, et celle qui représente l'affranchissement, se feront une guerre ouverte, acharnée, jusqu'à ce que par une série de transactions elles se pénè

trent, se fusionnent et nous amènent au troisième degré du développement hégélien, le devenir qui n'est qu'un composé de l'affirmation et de la négation. Il y a là évidemment une ingénieuse application des principes fondamentaux du système à l'histoire du christianisme primitif, si toutefois on peut parler d'histoire à ces hauteurs de l'abstraction où l'air est si rare et la vie si totalement absente.

Mettons les noms sur les idées et le système se précisera pour nous. La première phase, celle de l'affirmation incomplète, est personnifiée par Jésus-Christ. Dès le début éclôt l'opposition tranchée entre l'école de Tubingue et la donnée chrétienne qui nous présente en Jésus-Christ le révélateur parfait, celui qui renferme en lui toute la vérité, qui domine l'histoire et lègue à ses disciples une pensée si vaste et si profonde que tous les siècles ne l'épuiseront pas. A ce point de vue, l'Église progresse dans l'intelligence et la pénétration de cette pensée divine, mais elle ne la surpasse jamais. Le terme du développement théologique ramènera au principe primordial, mais à ce principe pleinement saisi et assimilé. L'école de Tubingue, elle, part d'une tout autre prémisse. Baur s'est attaché tout d'abord à appauvrir l'enseignement du Christ. Il en fait le plus doux, le plus spiritualiste des rabbins, mais rien de plus. Il cherche sa doctrine uniquement dans le premier Évangile et encore n'en prend-il que le discours sur la montagne. Avec quelques atténuations il arrive à établir sa thèse. Il va sans dire qu'il écarte d'emblée le quatrième Évangile qui ne la laisserait pas debout un seul instant, car s'il est authentique, le Christ dépasse de toute la hauteur de sa divinité le milieu historique où il a paru. Nous verrons plus tard quelle place Baur a faite à ce quatrième Évangile. Le judaïsme mystique du Christ, voilà donc le point de départ du développement; l'Apocalypse de saint Jean, seul document apostolique accepté par l'école, en est l'expression fidèle, car ce livre a conservé toutes chaudes les teintes de cet ardent judéo-christianisme, héritier des prophètes d'Israël.

A l'affirmation doit succéder la négation -et cette négation hardie, c'est saint Paul qui l'apporte. C'est lui qui jette le brandon de la lutte en déclarant que la religion nouvelle appartient à l'humanité entière, que les barrières des nationalités doivent s'abaisser. C'est là le sens de ses lettres aux Romains, aux Corinthiens et aux Galates, les seules qui soient authentiques. Le gant qu'il a jeté est relevé; Pierre et Jean lui résistent ouvertement, les deux tendances se com

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