Images de page
PDF
ePub

dance des Américains, et cette autre cause a joué peut-être un assez grand rôle dans la révolution. Je vous étonnerai sans doute en vous disant que c'est l'espérance. L'espérance ne paraît pas être à première vue un sentiment politique considérable; c'en est un très-grand cependant. Ainsi, souvenez-vous de l'histoire romaine: tout Romain s'est cru né pour conquérir le monde; de même en France, chacun se croit né pour défendre l'unité nationale, et dès que la frontière est menacée, tout citoyen devient soldat. Eh bien! l'idée américaine a été, dès le premier jour, que le continent tout entier serait peuplé par la race anglo-saxonne et qu'il tiendrait un jour la tête de la civilisation. La foi politique des Américains, aujourd'hui plus que jamais, c'est que leur pays sera un jour le grand foyer de la civilisation, et cette théorie s'appuie sur cette idée bien remarquable que la civilisation s'est toujours dirigée vers l'ouest. Elle est descendue des plateaux de l'Asie, elle a appartenu d'abord aux grandes monarchies orientales, puis aux Grecs, elle est passée des Grecs aux Romains, des Romains aux Français, aux Anglais, aux Espagnols, aux Allemands, aux peuples de l'ouest de l'Europe; un pas encore, et elle franchira l'Océan. Cette idée, on la trouve exprimée très-vivement dès l'année 1730 par Berkeley, si connu en philosophie comme le chef de l'école idéaliste. C'est à Rhode-Island qu'il écrivit ces quatre vers qui sont regardés en Amérique comme une prophétie :

Westwoid the course of Empire takes its way;

The four first acts already past,

A fifth shall close the drama wilh the day;
Time's noblest offspring is the last.

C'est à l'ouest que va l'empire du monde.
Les quatre premiers actes ont été déjà joués,
Le cinquième terminera la pièce et la journée.
Le dernier fils du Temps en sera le plus noble.

Vers le milieu du dernier siècle, cette espérance a été également la foi de Franklin. Il fut convaincu, dès le premier jour, qu'il y avait un continent à conquérir et que ce continent appartenait à la race anglaise. Cette race devait s'y développer indéfiniment, arriver un jour à former un peuple de cent cinquante à deux cents millions d'individus, et donner naissance à une civilisation toute nouvelle. C'était si bien la pensée de Franklin, que dans tous les mémoires qu'il adressait aux ministres anglais, dans toutes les brochures qu'il publiait, il n'avait qu'une idée, fondre ensemble l'Amérique et l'Angleterre, renverser les barrières artificielles qui les séparaient, et fonder ainsi un im

mense empire dont l'Angleterre aurait été le centre. Et quand on lui objectait que, si son płan se réalisait, l'Angleterre finirait par n'être plus que le satellite de l'Amérique, Franklin souriait. Cette perspective n'effrayait nullement le philosophe patriote. Non-seulement elle ne l'effrayait pas, mais il avait fait partager ses espérances à de trèsgrands esprits de l'Angleterre. C'est ainsi que Pitt déclarait que le jour où l'Angleterre né serait plus la métropole, c'est-à-dire la maîtresse de ses colonies, il ne resterait plus aux gens de cœur qu'à émigrer en Amérique.

A la même époque, Hume, l'illustre historien, répondant à Gibbon, qui lui demandait un conseil à ce sujet, l'engageait à ne pas écrire en français son Histoire des révolutions de la Suisse. « Les Français, lui écrivait-il, sont aujourd'hui les maîtres du monde par leur langage; mais jetez les yeux sur nos établissements d'Amérique, et vous comprendrez qu'un jour ces établissements assureront à la langue anglaise l'empire dumonde. »>

Cette idée est celle de tous les Américains. Chacun croyait en 1760 et chacun croit encore, parmi eux, à la destinée civilisatrice de l'Amérique; c'est une des causes de l'effroyable acharnement de la guerre actuelle. Vous comprenez que, quand on est élevé dans cette pensée que chaque Américain est né pour la grandeur de l'Amérique, pour la conquête d'un continent tout nouveau, on doit regarder comme traître quiconque veut détruire ce beau rêve et déchirer la patrie.

Lors de la révolution, il y avait donc longtemps que dans les colonies on sentait que l'Amérique était un pays tout nouveau à fonder et que ce pays ne devait rien à l'Angleterre.

En face de cet avenir, on peut se demander pourquoi l'Angleterre laissait faire, et ne s'assurait pas plus étroitement l'obéissance de ses colonies.

Et d'abord, c'est que l'Angleterre était un pays trop habile pour vouloir entraver le développement des plantations; elle n'avait d'ailleurs aucun intérêt à le faire, et ne regardait alors les colonies que comme une ferme à exploiter; on allait y chercher du bois, de l'indigo, du goudron, des pelleteries, etc.; en échange, on y transportait des marchandises anglaises. Pourvu qu'on empêchât l'Amérique de trafiquer, on croyait avoir satisfait à toutes les règles de l'habileté commerciale; on ne s'apercevait pas qu'à empêcher cette expansion des colonies américaines, l'Angleterre souffrait autant que les plantations. Mais c'était la politique du dernier siècle. On se battait sans cesse, Anglais contre Français, Espagnols contre Anglais, et toujours pour avoir le monopole du commerce colonial. Si, dès le

premier jour, on avait laissé les colonies vivre comme elles l'entendaient, il est vraisemblable que le dix-huitième siècle se fût passé dans une paix profonde, au lieu d'avoir été ensanglanté par des guerres longues, sanglantes, inutiles. C'est une chose étrange que ce soit toujours l'idée la plus simple et la plus juste qui arrive la dernière; on commence toujours, en politique, par l'idée la plus compliquée. Cette idée qu'il fallait avoir des colonies qui fournissent la métropole de matières premières, et auxquelles on les revendît ensuite transformées par le travail des fabriques, présidait, à cette époque, à toutes les relations commerciales des peuples. Belle politique qui a amené plus d'un siècle de guerre et les plus tristes résultats !

Le jour où il y eut deux millions d'Anglais en Amérique, les colonies commencèrent à sentir que c'était chose fort dure que de ne pouvoir rien fabriquer, et de ne pouvoir vendre ses produits qu'aux marchands anglais. Ainsi n'était-il pas exorbitant de ne pouvoir exporter de la farine aux Antilles? Les Américains faisaient une pêche considérable; mais ils ne pouvaient porter leur morue en Portugal ni en Espagne, qui, en leur qualité de pays catholiques, en faisaient une grande consommation; c'était un monopole que se réservait l'Angleterre. On commençait donc à se demander si cette alliance, où tous les bénéfices étaient pour l'Angleterre, serait durable sans modification.

Ce qui ajoutait à l'irritation, c'est que les émigrants ne devaient rien à la mère-patrie. Sans doute ils étaient sortis d'Angleterre, mais ils en étaient sortis parce qu'on les en avait chassés, ils ne pouvaient donc avoir une tendresse bien grande pour une marâtre. Ils avaient grandi dans les déserts que seuls ils avaient défrichés, c'est eux seuls qui avaient ouvert des routes, fondé des ports; jamais la métropole n'avait dépensé un sou pour eux; la seule colonie où elle ait fait quelques dépenses était la Géorgie, et elle avait été fondée en 1732. Il n'est donc pas étonnant qu'en 1758, Pierre Kalm, voyageur suédois dont les écrits ont eu une grande influence parce qu'ils ont fait connaître à l'Europe l'état de l'Amérique, écrivît qu'il avait été frappé des excès de la liberté en Amérique. Comme c'est la coutume, Kalm voyait les choses à l'envers; ce n'était pas la liberté exagérée dont souffrait l'Amérique, non plus que de son excessive prospérité; ce qui la faisait souffrir et murmurer au contraire, c'est que son commerce et sa liberté étaient également gênés.

Mais Kalm était d'une vieille école politique qui a encore pour disciples tous les esprits bornés. Il trouvait qu'il y avait beaucoup trop de liberté et de prospérité en Amérique, et que c'était pour cela que l'Amérique s'agitait. « On y parle, dit-il, de se séparer, et il y a

des gens qui fixent la date de la séparation à trente ans. » Il est vraiment regrettable qu'il ne nous ait pas donné le nom de ces gens, car c'étaient de vrais prophètes. « Mais, dit-il, deux choses retiendront les colonies dans l'obéissance; c'est le voisinage de la mer, les colons n'ont pas de vaisseaux, et puis le voisinage des Français et le besoin que les planteurs ont du gouvernement anglais pour les protéger contre leurs turbulents voisins. » Chose étrange, l'idée de Kalm avait eu de l'influence sur la politique française, et quand M. de Choiseul signa la paix de 1763, il abandonna le Canada aux Anglais avec un certain plaisir, en disant : « Nous les tenons! » Il s'imaginait que les colonies voudraient bientôt avoir leur indépendance et que ce serait une sorte de revanche prise contre l'Angleterre, triste revanche, puisqu'il leur abandonnait un pays que Voltaire appelait dédaigneusement << quelques arpents de neige, » et qui est quatre ou cinq fois grand comme la France, en réalité l'un des plus beaux pays du monde, où s'est développée toute cette colonisation qui a triplé les États-Unis et les a mis au premier rang des puissances maritimes et continentales.

Après 1763, quand les colonies n'eurent plus rien à craindre de la France, je ne sais si elles commencèrent à penser à leur émancipation, mais l'Angleterre commença à penser qu'elle les tenait dans ses mains, et qu'il serait bon de leur faire sentir leur dépendance et d'abaisser leur orgueil. C'était une des idées politiques les plus fausses qui puissent germer dans la tête des hommes d'État. Il faut toujours dans ce monde ménager les sentiments nationaux, et n'agir que quand les choses sont nécessaires. La pensée qui vint aux théoriciens de l'époque, et qui vint aussi aux financiers, qui en général ne sont pas théoriciens, c'est qu'il serait bon d'imposer l'Amérique. Cette idée d'imposer l'Amérique, de l'imposer et de la taxer directement n'était pas nouvelle. Dès 1745, on l'avait proposée à Robert Walpole. C'était un ministre très-intelligent qui gouverna le roi d'Angleterre, pendant de longues années, par un procédé bien simple. Il s'était entendu avec la reine. La reine proposait au roi le contraire de ce que voulait Walpole, et à l'instant même le roi, par fierté conjugale et pour contrarier la reine, se rangeait à l'avis de son ministre. Pendant vingt ans, le roi d'Angleterre eut ainsi le plaisir de commander en maître, tout en faisant la volonté de son ministre et de sa femme; mais enfin, c'est la foi seule qui fait le bonheur.

Walpole a laissé une mauvaise réputation; il avait le tort de connaître le tarif de la conscience de chaque député au parlement, le tort plus grand de se servir de sa science et de s'en vanter; l'histoire l'a jugé sévèrement et n'a pas eu tort; mais Walpole avait cela de bon qu'il était homme d'État consommé. Il avait pour devise: Ne jamais

remuer ce qui est tranquille, Quieta non movere; et quand on lui parlait de taxer l'Amérique, il répondait : « J'ai déjà bien assez d'avoir la vieille Angleterre sur les bras, je ne veux pas y mettre la jeune, » et il ajoutait : « Je connais ces projets, je les laisse à des gens qui aimeront moins la tranquillité et surtout la prospérité commerciale de ce pays. Je sais bien ce que font les Américains; ils commercent avec les Antilles et le Portugal, ils en rapportent de l'or; avec cet or ils viennent chercher des marchandises dans notre pays; et j'estime que s'ils font pour douze millions d'affaires par an, la moitié de ces douze millions entre en quelques années dans les coffres du roi. Voilà ma façon de les taxer; de plus habiles ou de plus hardis que moi feront autrement. »

Plus tard, vers 1757, lorsque Pitt arriva au ministère à la veille de la guerre contre la France, on lui proposa de taxer l'Amérique. Pitt déclara qu'il ne le voulait pas; il trouvait que la chose n'était pas loyale, que c'était à chaque assemblée américaine à voter elle-même l'impôt; mais comme il était prohibitioniste effréné, il ajoutait : «< Si l'Amérique se permettait de fabriquer un bas ou un clou de fer à cheval, je lui ferais sentir toute la puissance de mon pays. » Vous voyez par là jusqu'où peut aller l'erreur, même dans une tête bien faite. L'Angleterre se serait crue perdue le jour où l'on aurait fabriqué un fer de cheval ou une paire de bas en Amérique. Depuis la fondation des ÉtatsUnis, Dieu sait combien il en a été tissé de bas et forgé de fers dans les usines américaines, et cependant l'Angleterre ne s'en est pas plus mal trouvée.

C'est une idée des plus singulières, que de s'imaginer qu'alors qu'on aura ruiné tous ses voisins, on s'en trouvera plus riche. Quand ils n'auront plus rien, que leur vendra-t-on, et que leur achètera-t-on ? Comment ne voit-on pas que ce sont les richesses particulières qui font la richesse générale?

L'homme qui a eu la triste fortune de taxer les Américains était le président du bureau de commerce, Charles Townshend. Il a laissé les souvenirs d'un homme aimable, d'un bon orateur, mais il avait un grave défaut pour un homme politique, l'esprit de la magistrature. Je me hâte de m'expliquer pour prévenir de mauvaises interprétations. J'appelle esprit de magistrature cet esprit formaliste qui consiste à dire « La loi existe, je n'ai pas à discuter si elle est bonne ou mauvaise; c'est la loi, je l'applique. » Cet esprit-là est excellent chez le magistrat. Qu'il ait à appliquer la loi civile, s'il n'est pas animé de cet esprit, c'est le citoyen qui en souffrira, il y aura un des plaideurs qui sera lésé; qu'il ait à appliquer la loi criminelle, c'est le droit public qui subira une atteinte. Il faut que le magistrat applique

« PrécédentContinuer »