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CHAPITRE IV

CE QUE C'EST QUE LE MONDE DES COQUINS.

Quest-ce que l'égout, à Paris?

de

« L'égout, c'est la conscience de la ville. Tout y converge et s'y confronte. Dans ce lieu livide il y a des ténèbres, mais il n'y a plus de secrets. Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme définitive. Le tas d'ordures a cela pour lui qu'il n'est pas menteur. La naïveté s'est réfugiée là. Le masque Basile s'y trouve, mais on en voit le carton et les ficelles et le dedans comme le dehors, et il est accentué d'une boue honnête. Le faux nez de Scapin l'avoisine. Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service, tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l'immense glissement social. Elles s'y engloutissent, mais elles s'y étalent. Ce pêle-mêle est une confession. Là, plus de fausse apparence; aucun platrage possible; l'ordure òte sa chemise, dénudation absolue; déroutes des illusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant la sinistre figure de ce qui finit. Réalité et disparition. Là, un cul de bouteille avoue l'ivrognerie, une anse de panier raconte

la domesticité; là, le trognon de pomme qui a eu des opinions littéraires redevient le trognon de pomme; l'effigie du gros sous se vert-de-grise franchement; le crachat de Caïphe rencontre le vomissement de Falstaff; le louis d'or qui sort du tripot heurte le clou où pend le corde du suicide; un foetus livide roule enveloppé dans des paillettes qui ont dansé le mardigras dernier à l'Opéra; une toque qui a jugé les hommes se vautre près d'une pourriture qui a été la jupe de Margoton : c'est plus que de la fraternité, c'est du tutoiement. Tout ce qui se fardait se barbouille. Le dernier voile est arraché. Un égout est un cynique. Il dit tout. » (Ix, 231.)

Parallèlement à cet égout de la matière, que le génie de Victor Hugo a spiritualisé si vigoureusement, s'en ouvre un autre, dans le livre des Misérables, celui de l'âme sociale, de la civilisation moderne que l'auteur matérialise de couleurs non moins saisissantes.

« Les sociétés humaines, dit-il, ont toutes ce qu'on appelle, dans les théâtres, un troisième dessous.

» Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. Ces travaux se superposent. Il y a les mines supérieures et les mines inférieures. Il y a un haut et un bas dans cet obscur sous-sol qui s'effondre parfois sous la civilisation, et que notre indifférence et notre insouciance foulent aux pieds.

» Il y a la mine religieuse, la mine philosophique, la mine politique, la mine économique, la mine révolutionnaire. Les utopies de toutes sortes cheminent sous terre dans les conduites. Elles s'y ramifient en

tous sens. La société se doute à peine de ce creusement souterrain qui lui laisse sa surface et lui change les entrailles.

>> Plus on s'enfonce, plus les travailleurs sont mystérieux. Jusqu'à un degré que le philosophe social sait reconnaître, le travail est bon; au delà de ce degré, il est douteux et mixte, plus bas il devient terrible.

» Plus bas, plus bas encore, et sans relation aucune avec les étages supérieurs, il y a la dernière sape, inferi. C'est la fosse des ténèbres. Lieu formidable. C'est ce que nous avons nommé le troisième dessous.

>> L'Ugolin social est dans ce gouffre. C'est la grande caverne du mal.

» Cette cave est au-dessous de toutes et est l'ennemie de toutes. C'est la haine sans exception.

>> Cette cave ne connaît pas de philosophes; son poignard n'a jamais taillé de plume. Sa noirceur n'a aucun rapport avec la noirceur sublime de l'écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se crispent sous ce plafond asphyxiant, n'ont feuilleté un livre ni déplié un journal.

» Cette cave a pour but l'effondrement de tout, de tout, y compris les sapes supérieures qu'elle exècre. Elle ne mine pas seulement, dans son fourmillement hideux, l'ordre social actuel; elle mine la philosophie, elle mine la science, elle mine le droit, elle mine la pensée humaine, elle mine la civilisation, elle mine la révolution, elle mine le progrès. Elle est ténèbre et elle sent le chaos. Sa voûte est faite d'igno

rance,

» Elle s'appelle tout simplement vol, prostitution, meurtre et assassinat,

>> De cette cave sort Lacenaire. >>

Ainsi s'exprime et conclut l'auteur des Misérables. (IX, 55 à 64.)

Disons tout de suite que cette conclusion est en contravention flagrante avec ses prémisses; car, s'il est vrai que Lacenaire sort de cette cave, et il en sort bien certainement, il n'est donc pas vrai de dire que « sa voûte est faite d'ignorance; qu'elle ne connaît pas de philosophes; que son poignard n'a jamais taillé de plume; et que sa noirceur n'a aucun rapport avec la noirceur sublime de l'écritoire. »

C'est que, effectivement, et contrairement à cet autre axiome du livre des Misérables: « détruisez la cave-ignorance, vous détruisez la taupe-crime, » qui est comme le dada de Victor Hugo, plus d'une plume philosophe, ayant pour canif un poignard, emprunte son encre rouge à votre sublime écritoire, dans ce monde d'en-dessous dont la voûte est faite des mêmes matériaux, absolument des mêmes, que celle qui couvre toutes les académies du monde d'en-dessus.

Une autre erreur, sœur de celle-ci, est commise par Victor Hugo quand il dit que la dernière sape de son troisième dessous, inferi, est « sans relation aucune avec les étages supérieurs. »

C'est absolument comme quand M. Granier de Cassagnac dit, dans son Histoire des classes nobles, que les mendiants, les prostituées et les voleurs descendent directement et exclusivement des classes ouvrières, nées de l'émancipation des esclaves par le christianisme.

Le troisième dessous, en effet, tel que le décrit Victor Hugo, et que l'entend M. Granier de Cassagnac, n'est autre, « dans sa dernière sape » que le monde dont je crois pouvoir parler avec quelque autorité, - le Monde des coquins.

Or, le Monde des coquins se recrute de tous les gens de mal qui ont secoué le joug légal du monde des gens de bien, et qui ne pouvant trouver dans les conditions de la vie honnête de quoi satisfaire leurs passions, se trouvent poussés à demander au crime ce que le crime seul peut leur pro

curer.

Cette recrue de gens de mal ne s'opère-t-elle donc que dans la classe ouvrière, que dans la classe pauvre, que dans la classe ignorante? Hélas! elle trouve aussi, et surtout, ses éléments, son alimentation, dans la classe élégante, dans la classe riche, dans la classe lettrée.

De sorte que le Monde des coquins forme une sorte de sous-monde, monde anormal, monde déraillé de la voie légale, composé du sédiment, du résidu, des égouttures des diverses classes sociales du monde normal, placé au-dessus de lui, lequel y verse le trop plein de ses immondices.

Ce sous-monde est donc le récipient de toutes les immoralités découlant des divers groupes sociaux, grands et petits, riches et pauvres, savants et ignorants, citadins et paysans, travailleurs des mains et travailleurs de la pensée, du monde d'en haut, qui viennent s'y distiller et s'y infuser.

Ce qu'il y a de phénoménal dans ce mélange, c'est qu'il s'opère sans transmutation, en ce sens que les

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