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femme qui sait leur cuisiner des friandises. Souvent cette femme ne les aime pas du tout, les rudoie... Eh bien, nos farceurs ne se lassent pas, et mettraient leur dernière couverture au Mont-de-Piété pour lui apporter leur dernier écu. Le père Goriot est un de ces gens-là... »

Le père Goriot est un de ces gens-là, et à peu près tous les personnages de Balzac en sont aussi. Tous ont une passion, non seulement dominante, mais qui est eux tout entiers, qui les constitue. Pour Rubempré c'est la vanité; pour Rastignac c'est l'ambition; pour le baron Hulot c'est la luxure; pour Grandet c'est l'avarice; pour Goriot c'est l'amour paternel; pour Philippe Bridau c'est l'instinct du pillard sans scrupule, l'énorme avidité du Verrès.

Cette manière de concevoir les caractères a des avantages, des difficultés, des défauts.

Le principal avantage, d'où naissent de réelles beautés, c'est que le personnage ainsi tracé est d'une netteté et d'un relief étonnants. Il n'a pas d'ombres. Il est aveuglant de lumière. Il reste à jamais dans l'esprit. Je disais de George Sand que ses romans sont délicieux à la lecture et flottants au souvenir. Ici c'est le contraire la lecture de Balzac est souvent rude; mais je vois en ce moment le père Goriot comme s'il était un de mes amis, et beaucoup plus net; car aucun de mes amis n'a un caractère d'une si rigoureuse simplicité. Un autre attrait, c'est une certaine impression de puissance que nous donnent les caractères ainsi formés. Nous aimons la force, d'instinct ; et la passion présentée ainsi est comme un élément de la nature, masse d'eau énorme, ou fournaise ardente, qui se développe, s'accroît, s'étend, inonde et écrase, ou incendie et dévore

tout, invincible et inévitable, avec des déploiements incalculables d'énergies magnifiques, que nous considérons avec tremblement. C'est une très grande jouissance, une jouissance d'essence dramatique: un des principaux ressorts du drame est la terreur. Balzac, que ce soit par Hulot ou par Grandet, produit très bien ce genre d'impression.

Il y a des difficultés, et disons tout de suite qu'il les a vaincues, le plus souvent. La principale difficulté, c'est qu'à procéder ainsi, ni l'imagination n'a un jeu libre, ni l'observation toute la matière à laquelle elle a droit. Il faut que l'imagination suive une ligne droite et inflexible, non seulement sans le moindre écart, mais sans aisance, inventant toujours comme dans le même sens, et creusant de plus en plus le même trait. Il faut que l'observation elle-même, qui d'ordinaire ne doit être que scrupuleuse, ici soit avare, se surveille et se restreigne, dans un être divers, complexe, riche de forte et profonde réalité, ne regarde et ne note qu'un seul côté, qu'un seul aspect, l'essentiel, je le veux bien, mais un seul, négligeant de parti pris et laissant tomber tout le

reste.

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Mais ce n'est plus du réalisme ! Non, et ici encore, Balzac est autre chose que ce qu'il prétendait être, et ce qu'on a dit qu'il était. Comme par certains points il est romanesque à la façon d'Eugène Sue, par celui-ci il est classique comme les poètes dramatiques de notre xvII° siècle, avec cette différence qu'il l'est beaucoup plus, simplificateur extrême qui n'aurait pas admis la clémence d'Auguste, ni les hésitations de Néron, qui n'aurait pas fait Harpagon amoureux; mais qui conçoit tous ses personnages selon le modèle du jeune Horace, de Narcisse ou de Tartufe. Le réalisme vrai consiste au

contraire à ne jamais admettre qu'un homme soit une passion unique incarnée dans des organes, mais un jeu, et souvent un conflit, de passions diverses, qu'il faut peindre chacune avec sa valeur relative, ce qui, à la vérité, n'est pas aisé.

Il fallait, pour remédier à ces inconvénients, ou de son système ou de sa nature, une force double d'imagination, et, à défaut de largeur, une intensité double d'observation. Il a eu pleinement l'un et l'autre. Si ses hommes ne sont pas des êtres dont nous puissions faire le tour, du moins ils sont éclairés d'une lumière si pénétrante, que du côté de leur personne qui nous est présenté nous voyons tous les détails, avec une incroyable netteté. Cette observation est si exacte et si puissante qu'elle n'avait pas besoin d'un homme tout entier pour nous donner une image qui paraît complète, tant elle est riche.

De même son imagination suit en effet la ligne droite tracée par son dessin, et n'en dévie jamais, ce qu'on souhaiterait presque; mais elle aussi a tant de force qu'elle n'a pas besoin d'être à l'aise. Travaillant toujours sur le même trait de caractère, la même passion, le même instinct ou la même manie, elle saura cependant toujours inventer de nouvelles paroles et de nouveaux actes, qui seront les expressions de plus en plus fortes et frappantes de cet unique penchant. On s'y amuse même, quand on lit en critique. On dit : « Il n'est qu'à la moitié de son volume. La passion qu'il me décrit m'est pleinement connue déjà, et je suis sûr que son personnage ne déviera pas d'une ligne jusqu'à la fin. Quels nouveaux traits plus énergiques trouvera-t-il ? » Il les trouve toujours, et vous arrache des cris de surprise et d'admiration. Bridau trouvera le moyen d'être

plus épouvantablement égoïste, Grandet plus fanatiquement cupide, Goriot plus monstrueusement dévoué. On dirait une gageure, qu'il renouvelle toujours et gagne constamment.

Cette manière de concevoir les caractères a pourtant des défauts, qu'il ne pouvait pas éviter, quel que fût son génie, et que tout son génie ne pouvait réussir qu'à voiler. D'abord, Balzac était condamné par sa philosophie des passions à ne peindre que les caractères les plus généraux. Pour qu'une passion soit tout un homme, il faut qu'elle soit grande. On peut admettre comme vraisemblable qu'un homme ne soit qu'ambition, parce que l'ambition est une passion très tyrannique, et qu'il y a des hommes, en effet, qui semblent, au moins, n'être pas autre chose, de la tête aux pieds, que des ambitieux. Mais on conçoit qu'une petite passion ou un petit penchant, si profondément qu'il soit étudié par vous, ne donnera jamais l'illusion d'un homme tout entier. Force est donc à Balzac de se borner à la peinture des grands caractères, comme on disait au XVIIe siècle, des types universels de l'humanité, le luxurieux, l'ambitieux, le vaniteux, l'avare, l'envieux, etc. Il recommence Molière. Il en a le droit. Les types généraux ne sont jamais épuisés, parce qu'ils changent d'aspect selon les générations qui les regardent. On peut refaire Tartufe tous les cinquante ans, à la condition d'avoir du génie, et Balzac en avait.

Encore est-il que nous aimons bien de nos jours, après tant de peintures générales, l'étude des caractères particuliers, des âmes un peu singulières, ou tout au moins originales, des tempéraments complexes, explorés et analysés dans leurs nuances, leurs demi-teintes fuyantes, et même leurs apparentes contradictions. Très sou

vent, dans Balzac, l'absence d'une Carmen, d'un Adolphe, ou seulement d'une Lucienne (Confession d'une jeune fille), se fait sentir. Ce qu'il y a au fond de ce regret, comme ce qu'il y a dans le plaisir que nous goûtons chez d'autres, c'est l'attrait du mystérieux. Il n'y a aucun mystère dans l'œuvre de Balzac. Nous sentons trop que nous allons tout droit devant nous. Nous sentons trop qu'une fois les données de son roman connues, nous le ferions tout seuls. Il le fait mieux que nous ne ferions; voilà tout.

Autre effet de la même cause. Les caractères élevés, ou délicats, sont toujours manqués. Il serait difficile qu'il en fût autrement. Si l'homme est une passion unique se développant fatalement comme une force de la nature, il ne peut être qu'un maniaque, ou un monstre : un maniaque, si sa passion est vulgaire et mesquine, goinfrerie ou démangeaison de collectionneur; un monstre, si sa passion est puissante et énorme, ambition, avarice, etc.

Mais si sa passion est une passion noble ?— Cela n'y fait rien, si elle agit, elle aussi, comme une force fatale, si elle n'est combattue par rien dans le cœur du personnage. Notre homme sera un maniaque de vertu, et non pas autre chose, le monstre de la paternité, comme Goriot. Ce qui fait un caractère élevé, en art, ce n'est pas une passion belle, c'est une belle passion qui triomphe des mauvaises; ce n'est pas le développement organique, pour ainsi dire, la végétation d'un bon instinct dans un cœur, c'est la victoire de ce bon instinct. Achille n'est beau, cédant à Priam, que parce qu'il a envie de l'étrangler. Or où il n'y a pas lutte, il ne peut y avoir de victoire. Mais Balzac ne croit pas à la lutte, puisqu'il croit à l'omnipotence d'une passion unique dans un

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