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en une rivière jusqu'alors inconnue, la Sèvre. Elle existait donc à peine lorsque le Poitou fut porté en dot aux Anglais par Éléonore de Guyenne, épouse répudiée de Louis le Jeune. On s'explique aisément qu'elle n'ait pas possédé de foires publiques dès les plus anciennes années du haut moyen âge. Ce fut seulement au mois de mars 1373 que la couronne de France recouvra définitivement la place de Niort; Charles V donna le Poitou en titre d'apanage à son frère Jean duc de Berry. C'est à ce prince, ami des lettres, qu'on attribue l'établissement des halles de Niort, « les plus grandes et les plus commodes du royaume », et qui furent démolies en 1793. Par la suite, on accorda des franchises aux marchands étrangers pour les engager à fréquenter les foires et marchés de Niort (Briquet, Hist. de Niort, t. I, p. 82 et suiv.) Le duc de Berry accorda en 1412 aux maire et échevins de Niort le droit d'aide et de coutume sur tous les ports de la Sèvre et de la Vendée, y compris la portion de ces droits dont avait joui jusqu'à ce temps la ville de Fontenay-le-Comte, qui en fut dépouillée.

Enfin, en 1445, Charles VII dota Niort de trois foires royales, franches et exemptes de tout impôt pour les marchands étrangers, lesquelles furent fixées au 5 février, 6 mai et 30 novembre de chaque année. Les titres manquent; l'ordonnance de Charles VII ne figure pas dans le Recueil des ordonnances des rois; mais le fait est attesté par les historiens de Niort; Christophe Augier, qui publia en 1675 le Trésor des titres de la ville de Niort, appuie la franchise des marchands sur des sentences judiciaires rendues en 1456 et années suivantes, qui elles-mêmes visaient sans doute le titre original de 1445.

Cette dernière date peut paraître relativement récente; cependant, loin d'être infirmée par ce que nous savons de l'histoire des merciers et surtout de l'histoire du Jargon, elle présente au contraire une concordance parfaite, puisque nous ne découvrons nulle trace évidente de Jargon antérieure

à la première moitié du xv° siècle. On peut même tenir pour certain que parler Jargon ou parler poitevin étaient deux locutions en quelque sorte synonymes :

Si je parle un peu poictevin,
Ice deux dames m'ont appris,

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dit François Villon, qui prenait le titre de mercier de la province de Rennes. On remarque, en effet, des fragments en langue poitevine dans les livres de Pechon de Ruby et d'Ollivier Chereau, et j'en signale quelques formes dans mon vocabulaire du Jargon de Villon.

Je n'ai pas de données précises sur la fondation des foires du Poitou autres que celles de Niort; ce que je sais, c'est qu'il en existait d'assez anciennes. Louis XI, par une ordonnance des Montils-lès-Tours, décembre 1477 (Rec. des Ord. XVIII, 323), accorde à l'évêque de Maillezais (ce fut depuis l'évêché de la Rochelle) le droit d'établir des marchés et des foires au bourg de Lermenault en Poitou; mais le texte de l'ordonnance implique que ces foires, interrompues par la ruine du bâtiment des halles, avaient précédemment existé. Une autre ordonnance du même roi, donnée à Amboise en février 1468/9 (Rec. des Ord. XVII, 190), et qui permet au comte du Maine d'établir des foires et marchés à SaintMaixent, constate que « l'abbé dudit lieu en y a aucunes qu'il y fait tenir par octroi de nos predecesseurs

C'est tout ce que j'ai pu recueillir sur la création des foires en Poitou. Elles jouissaient, d'ailleurs, d'une immense célébrité. On peut juger, par celles qui subsistent dans nos provinces et surtout par celles des pays étrangers, par exemple Leipzig et Nijni-Novgorod, du caractère de ces innombrables réunions d'hommes qui consacraient le jour aux affaires et la nuit aux plaisirs. Marché commercial et kermesse, tel était le double aspect des foires, qui attiraient autant de maraudeurs que d'acheteurs. « Cependent au tour de luy abayent les

chiens, ullent les loups, etc., c'est à dire plus estoyt troublé que s'il feust à la foyre de Fontenay ou Niort », dit Rabelais au chapitre XIII du livre III de Pantagruel. « Il y avoit alors une gaillarde academie de larrons en Poictou, n'en déplaise à la Gascogne ni à la Bretagne », écrivait d'Aubigné un siècle plus tard (le Baron de Fæneste, éd. P. Mérimée, p. 137).

IV

Examinons maintenant une autre proposition énoncée par les petits livres déjà cités, à savoir que la corporation des Gueux et mercelots s'était modelée sur la grande corporation des merciers dont elle avait emprunté le langage. Ceci implique une comparaison dont le premier terme est l'organisation même de la confrérie des Gueux.

D'après le livre de Pechon de Ruby (1596), elle comportait une hiérarchie rigoureusement observée, dont voici les échelons successifs :

1° Pechon, ou apprenti;

2o Blesche; c'est le premier degré de l'initiation, correspondant au petit mercier ou mercelot, qui ne pouvait vendre que des marchandises de détail sur un petit éventaire suspendu à son col;

3o Coesme, coesmelotier ou coesmelotier hurė; c'est le mercier en titre, jouissant de la plénitude de l'initiation, c'est-à-dire du droit de porter balle sur ses épaules et de vendre des marchandises à la grosse.

Ces trois degrés, apprenti, petit mercier, gros mercier, sont évidemment communs à l'ordre des Gueux et à la corporation de la véritable mercerie.

Viennent ensuite trois ordres supérieurs dont les fonctions et le titre appartiennent en propre aux Gueux :

1o Les cagous, chefs de province ou pasquelin, chargés de la police des Gueux en chaque province du royaume et de l'instruction des novices. Cette instruction consistait à mendier selon les règles de l'art, à simuler des plaies et des maladies, à endormir la vigilance des chiens de garde au moyen de certaines drogues, enfin à exécuter mille tours industrieux pour s'approprier le bien d'autrui. Les cagous exerçaient leur autorité de chefs de province comme lieutenants du grand Coesre, chef suprême de la confrérie des Gueux;

2o Les archi-suppôts, dénués de puissance exécutive, mais marchant à l'égal des cagous et ne relevant que du grand Coesre, composaient le collège des prêtres et des savants de la confrérie. C'étaient, pour la plupart, des écoliers débauchés et des clercs dissolus ou interdits, chargés d'enseigner le Jargon, de le retrancher et réformer à leur guise. Ils jouissaient, comme les cagous, du privilège de travailler où et comme ils voulaient, sans rien payer au grand Coesre;

3o Le grand Coesre, chef suprême investi de pouvoirs absolus, était élu chaque année par les États généraux de la corporation et indéfiniment rééligible. « Le grand Coesre, dit Sauval, prend quelquefois le nom de roi de Thunes, à cause d'un scélérat appelé de la sorte, qui fut roi trois ans de suite, et qui se faisait traîner par deux grands chiens dans une petite charrette, et mourut à Bordeaux sur une roue. » (Antiq. de Paris, I, p. 514.) Montaigne connaissait cette organisation des Gueux, qui de son temps avaient, dit-il, « leurs dignitez et ordres politiques ». (Essais, liv. XIII, ch. XIII.)

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Nul ne pouvait être élu grand Coesre qu'il n'eût été cagou ou archi-suppôt. Tout membre de la confrérie devait un tribut annuel au grand Coesre, outre certains droits et redevances en nature. Les hardes et l'argent des Gueux qui refusaient de reconnaître son autorité étaient confisqués à son

profit, et les États généraux punissaient les récalcitrants de peines corporelles.

Ces États se tinrent longtemps près de Fontenay-le-Comte en Poitou, puis furent transportés en Languedoc pour profiter des libéralités du connétable Anne de Montmorency, qui avait donné une grande somme d'argent pour être employée tous les ans, la semaine sainte, à l'avantage des Gueux qui se confesseraient et communieraient le jeudi saint, et qui prieraient Dieu pour lui. Telle est du moins l'assertion d'Ollivier Chereau (le Langage de l'argot réformé, etc.). Anne de Montmorency, mort le 12 novembre 1567, fut gouverneur du Languedoc pour la première fois en 1525, et quitta son gouvernement à la mort de Henri II, c'est-à-dire après le 15 juillet 1559. Le changement de lieu des États généraux de la gueuserie se serait donc accompli dans le courant du xvr® siècle.

Bien que les noms sous lesquels on désignait les six classes de Gueux ne se rencontrent pas dans les textes dont l'interprétation forme l'objet spécial du présent travail, ils me paraissent d'une égale ancienneté, car ils s'expliquent, comme le Jargon même, par des dérivations régulières de la vieille langue.

Le nom de pechoun ou pechon, l'apprenti, est le mot provençal pechoun, qui signifie petit enfant, et correspond à l'espagnol pequeño et à l'italien piccolo, qui dérivent de pico, dans le sens de pointe, objet délié et fin; on sait que, d'après certains étymologistes, petit aurait lui-même une origine analogue, venant d'un radical pit, qui désigne une pointe ou tout objet aigu. Pic et pit sont bien voisins et peuvent être considérés comme foncièrement identiques.

Qu'est-ce que le bleche ou blesche? Le mot vaut qu'on s'y arrête, car il a donné son nom au Jargon du xvre siècle, que les contemporains appelaient le langage blesquin. Oudin se se borne à traduire blesche par furbo, furbesco; La Curne de Sainte-Palaye donne pour synonyme à blescherie « jargon,

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