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monde inouï, impossible et cependant réel. Les troncs d'arbres ont l'air de fantômes, les hommes d'hyènes, de hiboux, de chats, d'ânes ou d'hippopotames; les ongles sont peut-être des serres, les souliers à bouffettes chaussent des pieds de bouc; ce jeune cavalier est un vieux mort, et ses chausses enrubannées enveloppent un fémur décharné et deux maigres tibias. Jamais il ne sortit de derrière le poêle du docteur Faust des apparitions plus mystérieusement sinistres (1). »

Ce genre de dessins se rencontre assez fréquemment parmi les aliénés. J'ai eu, en effet, l'occasion d'en voir quelquefois. C'étaient des tableaux pleins de fantasmagories incohérentes, de corps informes ou monstrueux, surmontés de têtes de bêtes ou d'oiseaux. Mais ces sortes de productions sont assez rares dans les prisons. Il n'y a que dans les scènes érotiques que l'imagination des criminels se donne libre cours. Ce sont des scènes d'orgies épouvantables qui doivent finir par des rixes sanglantes, des accouplements monstrueux d'hommes ou de femmes avec des animaux. J'en ai une sous les yeux qui représente un cheval mangeant les organes génitaux d'une femme. Une autre représente un écuyer de cirque couché sur le dos d'un cheval et tenant une ballerine en équilibre au bout de sa verge. Une autre composition comprend dix personnages måles ou femelles, plus un chien, dans des poses lascives et accouplés d'une façon plus ou moins naturelle. Le tout est surmonté d'un pénis symbolique ailé. Sortis de ces tableaux lubriques, ils imaginent peu.

Si maintenant on étudie les dessins des criminels au point de vue de l'exécution, il faut bien reconnaître que souvent elle est très faible. Néanmoins, quelques compositions indiquent une certaine science dans le rendu des lignes et des couleurs. Or, la plupart des criminels n'ont jamais appris le dessin, et ce qu'ils en savent ils l'ont en quelque sorte deviné. Ils possèdent en général une assez grande adresse manuelle. J'ai déjà dit qu'il est fréquent de trouver parmi eux de bons calligraphes. J'ai vu des criminels peu instruits, peu intelligents, qui en quelques jours apprenaient le dessin. J'en ai vu

(1) TH. GAUTIER. Voyage en Espagne.

un en particulier à l'infirmerie qui, en moins de huit jours, sans avoir la moindre notion du dessin, réussissait à copier des gravures, même des photographies, au moyen d'un système de mensuration imaginé par lui; il arrivait à les agrandir en conservant une ressemblance assez parfaite. Cet homme n'avait jamais tenu un crayon avant son séjour à l'infirmerie. Courtier en librairie, il buvait de l'absinthe avec excès et se livrait à l'ivrognerie. Condamné à dix ans de réclusion pour attentat à la pudeur sur une fillette de sept ans, il songea à employer ses longs loisirs en dessinant et en faisant une foule de petits travaux manuels qu'il exécutait avec beaucoup d'adresse. Ce cas n'est certes pas unique, mais c'est un des plus remarquables que j'aie vus.

En examinant la collection des dessins que je possède, j'ai remarqué un certain nombre de caractères qui revenaient assez souvent et qui méritent, je crois, d'être signalés. Un fait des plus frappants, même dans les dessins assez bien exécutés, c'est l'ignorance presque complète de ce qu'on pourrait appeler les poses ou plutôt les attitudes certains personnages, assez bien exécutés, ont une attitude contraire à toutes les lois physiologiques et anatomiques; ils ont l'air d'équilibristes qui veulent tenir l'équilibre dans une position instable.

J'ai remarqué également qu'il existait un point de ressemblance remarquable entre les dessins des criminels et certaines œuvres d'art de l'antiquité. Beaucoup de leurs personnages ont les poses raides, hiératiques, barbares de certaines statues égyptiennes, et on dirait que tous ces dessins ont été faits sur le même modèle, car la pose est presque toujours identique et d'une rigidité immuable : mêmes attitudes raides et contraintes, mêmes gestes hiératiques, même régularité des plis.

En examinant ces dessins, je n'ai pu m'empêcher de penser à ces vierges, à ces saints aux attitudes froides et rigides qui peuplent les cathédrales grecques de Moscou et de Nijni-Novgorod. Ces icones sacrées sont également toutes semblables et peintes d'après des formules précises comme des dogmes. Il existe, en effet, un manuscrit byzantin traduit par Paul

Durand et intitulé: « Le Guide de la peinture ». Ce manuscrit est l'œuvre d'un certain Denys, moine de Fourna d'Agrapha, grand admirateur du célèbre Manuel Panselinos, de Thessalonique, qui paraît être le Raphaël de l'art byzantin et dont il existe encore quelques fresques à la principale église de Karès, au mont Athos. On y indique « la manière de représenter les faits naturels de la Bible et en même temps les paraboles du Seigneur, les légendes, les épigraphes qui conviennent à chaque prophète; le nom et le caractère du visage des apôtres et des principaux saints; leur martyre et une partie de leurs miracles, selon l'ordre du calendrier (1). »

Il est peu probable que les criminels que j'ai vus aient lu le précieux manuel d'iconographie orthodoxe. Mais cette vague ressemblance avec les productions de l'art byzantin, quelque étrange qu'elle paraisse, est néanmoins facilement explicable: elle indique simplement que les attitudes hiératiques sont propres aux œuvres d'art des peuples primitifs, car l'art byzantin, étant immuable et imperfectible, est toujours un art en enfance. Les peintures modernes des cathédrales russes ne diffèrent pas sensiblement de celles que l'on peut encore voir dans les églises du mont Athos et qui datent de plus de cinq siècles.

Et cela est si vrai que ces formes primitives se rencontrent aussi dans les tableaux des vieux peintres, mais principalement chez les Flamands et les Allemands.

J'ai vu, dans les musées de Vienne et de Berlin, des Èves de Chranach l'ancien ; j'ai été frappé de cette analogie dans les formes et dans les lignes. Toutes ses Èves ont ce corps aux hanches plates, ces cuisses sans saillies et sans méplats, où les lignes courbes sont remplacées par des lignes obliques ou brisées. La disposition de la chevelure est également identique dans beaucoup de cas.

J'ai déjà dit que les criminels dessinaient surtout des scènes érotiques et que l'obscénité était la note dominante de leurs productions artistiques. C'est sans doute pour cela qu'ils affectionnent de reproduire les organes génitaux et les seins.

(1) Guide de la peinture de DENYS D'AGRAPHA, traduit par Paul Durand.

Ils ne peuvent dessiner une femme nue sans la déflorer d'une abominable fente rouge et béante. Ils ne sauraient concevoir un homme nu sans être orné d'un pénis en érection, et ils donnent généralement à cet organe un volume qui ferait la joie de la courtisane biblique dont parle le prophète Ezechiel, la jeune Oolla, qui recherchait les hommes « quorum carnes sunt sicut carnes asinorum ».

Le sexe n'est point pour eux quelque chose de mystérieux et de sacré, une rose mystique qu'il faut cacher sous la voûte obscure du ventre, comme un talisman étrange et précieux qu'on tient enfermé dans un tabernacle; ils en font au contraire une laideur qu'ils étalent au grand jour et dont ils rient.

Leur façon de dessiner les seins est également assez curieuse; ils les placent presque toujours trop bas et ont une tendance très marquée à les faire tombants.

Je n'ai parlé jusqu'ici que des dessins des criminels, et je crois que c'est la seule façon qu'ils emploient pour exprimer leurs idées ou leurs passions par des images visibles et tangibles. La sculpture même la plus primitive est pour eux une science complètement inconnue. Et cependant, lorsqu'on étudie l'histoire des beaux-arts, on remarque que chez les peuples la sculpture précède presque toujours la peinture; Praxitèle était un maître avant qu'Apelles fût né, et MichelAnge aurait animé le marbre avant de peindre le Jugement dernier. Qu'on donne à Phidias un bloc de marbre et un ciseau, et il en fera sortir un Jupiter tonnant. Il faut au peintre un outillage beaucoup plus compliqué. Cela explique pourquoi le sculpteur est l'ancêtre du peintre. Pour le criminel enfermé dans une prison ou dans une cellule, c'est le contraire qui se produit ; il lui sera fort difficile de se procurer un ciseau et de la terre pour façonner l'idée qu'il veut vêtir d'un corps, tandis qu'il aura toujours sous la main un crayon et une feuille de papier; aussi le criminel dessine, mais il est rare de trouver dans les prisons même une grossière statuette taillée dans du bois. On ne saurait considérer comme une œuvre d'art, même primitif, ces travaux grossiers exécutés avec de la mie de pain coloriée et repré

sentant des oiseaux ou des animaux dignes de figurer dans le paradis terrestre de Bosch.

XIV.

LE TATOUAGE CHEZ LES CRIMINELS.

Les causes qui poussent l'homme à se tatouer sont multiples. Chez certains peuples superstitieux, le tatouage est une sorte d'amulette qui préserve des maladies; c'est une espèce de vaccination mystique. Chez d'autres, c'est un mode de guérison. Tels les Botocudos, qui se font une cicatrice au front pour se préserver des maux de tête. Chez les Kabyles, une croix appliquée aux tempes, à l'angle externe des paupières, sur un membre, guérira de la fièvre, des maux de tête, des douleurs, etc.

Chez d'autres peuples, le tatouage est une sorte de cérémonie familiale et religieuse. Chez nous, quelques jours après la naissance de l'enfant, toute la famille se réunit autour du berceau pour le baptême; en Polynésie, le baptême de l'enfant c'est le tatouage. Chez les vieux Gaulois, la fille du chef, le soir de ses fiançailles, présentait sa coupe aux lèvres de tous les invités; en Nouvelle-Zélande, on la soumet aux épreuves du tatouage.

<< L'historien chinois Ma-Tien-Lin, qui écrivait au douzième siècle, rapporte la cérémonie complète du tatouage qui s'exécute chez la jeune fille au moment de son mariage, dans la population de l'île de Haï-Nan. C'est seulement dans les classes nobles qu'a lieu cette cérémonie. Au moment où l'enfant atteint l'âge nubile, les parents offrent une grande fête à tous les membres de la famille. Les compagnes de la jeune fille apportent elles-mêmes les aiguilles et les pinceaux et tracent en noir sur son visage des dessins de fleurs, de papillons, d'insectes, très finement exécutés.

« Les dessins sont alors gravés par un artisie, qui est généralement une vieille femme, et les images tracées par la piqûre se détachent sur un fond pointillé qui semble imiter un semis de grains de millet. La cérémonie s'appelle Sieou

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