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cient expliquent suffisamment une pareille étroitesse de points de vue. L'absence d'inquiétude au sujet de la responsabilité et du châtiment à venir découle forcément des propriétés mentales mentionnées et de l'envie qu'a le criminel de vivre exclusivement pour lui-même et pour le moment présent.

Par conséquent, conclut Kovalevsky, la légèreté, l'irréflexion et l'imprévoyance du criminel reposent sur un défaut d'attention organique.

Imprévoyants et légers, les criminels, moins que n'importe qui, ne sont gens du lendemain. Ils vivent au jour le jour, espérant que le hasard, qui leur donne aujourd'hui du pain ou un bon coup à faire, le leur ramènera le lendemain. Et leur vie s'écoule ainsi dans une insouciance qui les rend incapables de luttes et de rien prévoir. J'ai vu bien des détenus qui, à la veille de leur sortie de prison, se trouvaient sans argent, sans asile, sans amis, et cependant nullement préoccupés de ce qu'ils feraient le lendemain dehors pour avoir un morceau de pain ou un gîte. « Qu'allez-vous faire? leur disais-je souvent. Je ne sais pas; je verrai quand je serai dehors; j'ai le temps. » Telle était bien souvent leur réponse. C'était une espèce d'anéantissement de l'intelligence, qui ne sait plus agir et se mettre en mouvement.

Néanmoins certaines fonctions de l'intelligence m'ont paru chez eux assez bien conservées. Leur mémoire est en effet souvent bonne. Mais comme ils ne comprennent toute chose que par ses petits côtés, ils ne gardent que des souvenirs de surface, si l'on peut s'exprimer ainsi. Ces souvenirs sont cependant assez précis et assez nets. C'est sans doute grâce à cette faculté et aussi grâce à leur esprit d'imitation qu'ils apprennent assez facilement les langues. J'ai connu en effet plusieurs criminels d'une intelligence très ordinaire, et qui cependant parlaient bien et avaient appris vite différents idiomes modernes, mais naturellement sans connaître la grammaire et le génie de la langue.

II. LES FACULTÉS IMAGINATIVES DES CRIMINELS.

Si l'intelligence des criminels est peu développée, leurs facultés imaginatives le sont encore moins, et, chez un assez grand nombre, elles n'existent qu'à un état tout à fait rudimentaire. On verra, lorsque j'étudierai la littérature et les dessins des criminels, qu'ils connaissent peu cette «< chose ailée et sacrée » dont parle Platon, cette faculté que nous avons de représenter très vivement les objets en leur absence, de donner un corps à nos souvenirs, une sorte de spectacle extérieur aux idées morales. Nous verrons que le criminel, même dans la solitude de la prison, rêve peu, qu'il vit peu de cette vie de songes poétiques qui nous fait échanger en esprit, comme la Perrette du bon La Fontaine, notre pot au lait contre une infinité de biens chimériques qu'un faux pas fait évanouir; il a peu de ces illusions bienfaisantes, de ces nuages dorés qui dérobent les tristesses de l'heure présente et faisaient dire à la jeune captive d'André Chénier, en face de l'échafaud: « J'ai les ailes de l'espérance! » Nous verrons le criminel en prison quelquefois lisant, écrivant et même cherchant à assoner des rimes; mais toujours il rase la terre d'un vol lourd; son imagination rebelle ne sait point l'enlever, l'emmener au palais féerique des rêves, le faire asseoir au festin où Satan fit asseoir Faust dans la nuit de Valpurgis, et dérouler à ses yeux éperdus et ravis tous ses fantastiques mirages. C'est une colombe aveugle et sans ailes; son vol est sans grâce el sans enchantements.

Et même, dans un ordre moins élevé, l'imagination des criminels est peu féconde. On a souvent vanté leurs ruses. Ah! je les ai vues, leurs ruses vieilles comme les prisons, et connues de tous les gardiens. Ils en inventent rarement de nouvelles; ce sont toujours les anciennes retapées et cousues de fil blanc. Émile Gauthier (1), qui, lui aussi, les a étudiées

(1) Le monde des prisons. Archives de l'Anthropologie criminelle,

de près, prétend au contraire qu'elles sont merveilleuses <«< On ne saurait croire, dit-il, à quel point la claustration développe l'esprit de ruse et d'ingéniosité. Il n'est guère que les héros de Fenimore Cooper et de Gustave Aymard, PeauxRouges, trappeurs de l'Arkansas ou pirates de la Savane, qui puissent, à cet égard, soutenir la comparaison avec la gent détenue ». Il ajoute à cela qu'il a vu à Mazas, un soir, un sou qu'on avait fendu par la tranche et dont on avait évidé l'intérieur. Puis, à l'aide d'un pas de vis imperceptible, pratiqué dans l'extrême bord, on l'avait transformé en une petite boîte hermétiquement close qui dissimulait, sous une mince pellicule de cuivre, une petite pièce d'or de cinq francs.

J'ai connu, de mon côté, un récidiviste à l'intelligence assez éveillée et qui trouvait parfois des trucs très ingénieux. Lorsqu'il se trouvait à la prison de la Santé, une de ses plus grosses privations était de manquer de tabac. Il arrivait assez facilement à s'en procurer, mais il était plus difficile de trouver une cachette où le mettre. Tout est visité avec tant de soin, la surveillance est si sévère; il y a tout à redouter de la délation des autres détenus jaloux. Un matin il me montra sa cachette. Il se le plaçait sous la plante des pieds, entre la peau et une bande de diachylum. « Cela lui donne peutêtre un parfum un peu spécial, me dit-il en riant; mais en prison il ne faut pas se montrer trop difficile sur le choix de son tabac >>.

Comme on le voit, on peut bien rencontrer de temps en temps une ruse nouvelle, un artifice non encore connu, enfanté par un détenu plus intelligent, mais généralement ils réservent toujours les mêmes ficelles, vieilles et usées. Des gardiens souvent peu intelligents suffisent à déjouer leurs combinaisons les plus savantes.

En somme, ce mince bagage d'artifices exige peu de frais d'imagination et peu d'efforts intellectuels, surtout si l'on songe que le criminel enfermé en prison n'a souvent pas d'autres préoccupations et qu'il peut méditer des semaines et des mois le truc qu'il se propose d'essayer. D'ailleurs les animaux, qui n'ont pas d'imagination, ne sont-ils pas les plus rusés des êtres vivants quand leur instinct spécial est en jeu ?

« Les enfants paresseux et indisciplinés, dit H. Joly, résolus à tromper leurs maîtres et à s'amuser quand même, sont plus rusés que leurs camarades qui occupent les premiers rangs de la classe. » Et il ajoute avec juste raison: « L'ensemble des ruses de tous les voleurs réunis est quelque chose de prodigieux, comme l'ensemble des ruses des animaux; mais chacun de son côté n'en emploie qu'une. En réalité, les honnêtes gens au service de la police, qui ont à deviner et à déjouer tous ces tours, dépensent une bien plus grande somme d'intelligence el d'adresse que les plus habiles de ces bandits pris à part. »

Donc, quand bien même les criminels seraient très rusés, cela ne prouverait pas qu'ils soient très intelligents.

III. LES FACULTÉS AFFECTIVES DES CRIMINELS.

La sensibilité affective est considérablement émoussée chez les criminels. C'est là un fait hors de doute. Lacenaire disait : « Je tue un homme comme je bois un verre de vin. » Vantardise, sans doute, mais vérité aussi.

Certains criminels aiment à voir couler le sang et j'ai entendu un meurtrier se vanter que les assassinats étaient pour lui l'équivalent d'agréables parties de campagne. Lombroso cite également des exemples remarquables de cette froide et impassible analgésie morale.

Boutellier, à vingt et un ans, tua sa mère de cinquante coups de couteau, et, se sentant fatigué, se jeta sur un lit voisin, où il dormit paisiblement.

Robolio fit parer, comme pour une noce, le cadavre de sa femme et le plaça entre lui et les deux fossoyeurs; tous les trois, dans cette position, eurent l'affreux courage de prendre leur repas.

Du reste, l'argot même indique combien peu les criminels sont sensibles à la douleur d'autrui. L'idée de l'homicide est exprimée par des termes burlesques: faire une saignée, faire une boutonnière, apaiser, faire suer, etc.

L'école italienne a voulu voir dans cette insensibilité mo

rale une conséquence de l'insensibilité physique. J'ai montré que cette insensibilité n'existait pas. J'aimerais mieux voir dans l'insensibilité morale du criminel un résultat de l'éducation et surtout de l'habitude. Le garçon boucher qui tue son premier veau, tremble et pâlit, attendri par l'agonie du pauvre animal innocent; bientôt il regardera couler son sang en souriant. Le carabin qui dissèque son premier cadavre, a des nausées; bientôt il déjeunera au milieu de l'amphithéâtre, à côté de ventres livides et de corps en putréfaction, sans en être le moins du monde incommodé. On s'habitue à tout, à l'assassinat comme au vol. Et puis le jeune drôle à qui l'on aura appris que le bourgeois est l'ennemi, qu'il faut le «< chouriner » et que son agonie est douce à contempler, s'habituera vite à la vue du sang, et il frappera sans trembler, insultant souvent sa victime suppliante, riant de ses derniers spasmes. Hamon (1) raconte qu'un jeune gredin à qui on reprochait sa cruauté, répondit : « Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute : on a toujours été méchant avec moi, je n'ai vécu qu'avec des gens méchants. >>

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Les passions sont un dérivé du sentiment; il ne sera peutêtre pas sans intérêt de voir ce qu'elles deviennent chez le criminel. Néanmoins, je ne saurais les passer toutes en revue. Capilli capitis, dit saint Augustin, magis numerabiles sunt quam affectus et motus cordis. Aussi je n'analyserai que les principales.

Toutes les passions violentes et émanant de mauvais instincts remontent à la surface chez le criminel et le mènent. C'est de lui qu'on peut dire avec juste raison qu'il est le jouet de ses passions. A tout moment la colère l'agite et l'emporte dans des élans furieux, armant son bras du poignard homicide; la vengeance habite dans son sein, el l'offense la plus insignifiante appelle pour lui des châtiments terribles; la

(1) Police et criminalité.

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