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V.

DE JULIE À SON AMANT.

ELLE n'est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens

pour jamais ; ma bouche a reçu son dernier soupir; mon nom fut le dernier mot qu'elle prononça; son dernier regard fut tourné sur moi. Non, ce n'étoit pas la vie qu'elle sembloit quitter, j'avois trop peu su la lui rendre chere; c'étoit à moi seule qu'elle s'arrachoit. Elle me voyoit sans guide et sans espérance, accablée de mes malheurs et de mes fautes: mourir ne fut rien pour elle, et son cœur n'a gémi que d'abandonner sa fille dans cet état. Elle n'eut que trop de raison. Qu'avoit-elle à regretter sur la terre? Qu'est-ce qui pouvoit ici-bas valoir à ses yeux le prix immortel de sa patience et de ses vertus qui l'aitendoit dans le ciel ? Que lui restoit-il à faire au monde sinon d'y pleurer mon opprobre? Ame pure et chaste, digne épouse, et mere incomparable, tu vis maintenant au séjour de la gloire et de la félicité; tu vis! et mo, livrée au repentir et au désespoir, privée à jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l'innocence : je ne sens plus qué ta perte; je ne vois plus que ma honte; ma vie n'est plus que peine et douleur. Ma mere, ma ten- ' dre mere, hélas! je suis bien plus morte que toi!

Mon dieu! quel transport égare une infortunée et lui fait oublier ses résolutions? Où viens-je verser mes pleurs et pousser mes gémissements ? C'est '

cruel qui les a causés que j'en rends le dépositaire! C'est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j'ose les déplorer! Oui, oui, barbare, partagez les tourments que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gémissez des maux qui me viennent de vous, et sentez avec moi l'horreur d'un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserois-je paroître aussi méprisable que je le suis? Devant qui m'avilirois-je au gré de mes remords? Quel autre que le complice de mon crime pourroit assez les connoître? C'est mon plus insupportable supplice de n'être accusée que par mon cœur, et de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu'un cuisant repentir m'arrache. Je vis, je vis en frémissant la douleur empoisonner, hâter les derniers jours de ma triste mere. En vain sa pitié pour moi l'empêcha d'en convenir; en vain elle affectoit d'attribuer le progrès de son mal à la cause qui l'avoit produit, en vain ma cousine gagnée a tenu le même langage: rien n'a pu tromper mon cœur déchiré de regret; et, pour mon tourment éternel, je garderai jusqu'au tombeau l'affreuse idée d'avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.

O vous que le ciel suscita dans sa colere pour me rendre malheureuse et coupable, pour la derniere fois recevez dans votre sein des larmes dont vous êtes l'auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devoient nous être communes. Ce sont les soupirs d'un dernier adieu qui s'échappent malgré moi. C'en est fait; l'empire de l'amour est éteint dans une ame livrée au seul

désespoir. Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des meres; je saurai lui sacrifier des sentiments qui lui ont coùté la vie; je serois trop heureuse qu'il m'en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait souffrir. Ah! si son esprit immortel pénetre au fond de mon cœur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n'est pas tout-à-fait indigne d'elle. Partagez un effort que vous m'avez rendu nécessaire. S'il vous reste quelque respect pour la mémoire d'un nœud si cher et si funeste, c'est par lui que je vous conjure de me fuir à jamais, de ne plus m'écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s'il se peut, ee que nous fûmes l'un à l'autre. Que mes yeux ne vous voient plus; que je n'entende plus prononcer votre nom ; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon cœur, J'ose parler encore au nom d'un amour qui ne doit plus être; à tant de sujets de douleur n'ajoutez pas celui de voir son dernier vœu méprisé. Adieu donc pour la derniere fois, unique et cher... Ah! fille insensée!.., Adieu pour jamais,

VI. DE L'AMANT DE JULIE

MADAME D'ORBE,

ENFIN le voile est déchiré; cette longue illusion s'est évanouie; cet espoir si doux s'est eteint: il ne me reste pour aliment d'une flamme éternelle qu'an souvenir amer et délicieux qui soutient ma vie et nourrit mes tourments du vain sentiment d'un bonheur qui n'est plus.

NOUV, HELOISE. 2.

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Est-il done vrai que j'ai goùté la félicité suprême? Suis-je bien le même être qui fut heureux un jour? Qui peut sentir ce que je souffre n'est-il pas né pour toujours souffrir? Qui put jouir des biens que j'ai perdus peut-il les perdre et vivre encore? et des sentiments si contraires peuvent-ils germer dans un même cœur? Jours de plaisir et de gloire, non, Vous n'étiez pas d'un mortel; vous étiez trop beaux pour devoir être périssables. Une douce extase absorboit toute votre durée, et la rassembloit en un point comme celle de l'éternité. Il n'y avoit pour moi ni passé ni avenir, et je goûtois à la fois les délices de mille siecles. Hélas! vous avez disparu comme un éclair. Cette éternité de bonheur ne fut qu'un instant de ma vie. Le temps a repris sa lenteur dans les moments de mon désespoir, et l'ennni mesure par longues années le reste infortuné de mes jours.

Pour achever de me les rendre insupportables, plus les afflictions m'accablent, plus tout ce qui m'étoit cher semble se détacher de moi. Madame, il se peut que vous m'aimiez encore; mais d'autres soins vous appellent, d'autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt sont maintenant indiscretes. Julie, Julie elle-même se décourage et m'abandonne. Les tristes remords ont chassé l'amour. Tout est changé pour moi; mon cœur seul est toujours le même, et mon sort en est plus affreux.

Mais qu'importe ce que je suis et ce que je dois être? Julie souffre, est-il temps de songer à moi? Ah! ce sont ses peines qui rendent les miennes plus ameres. Oui, j'aimerois mieux qu'elle cessât de

m'aimer et qu'elle fût heureuse... Cesser de m'aimer!... l'espere-t-elle ?..... Jamais, jamais. Elle a beau me défendre de la voir et de lui écrire. Ce n'est pas le tourment qu'elle s'ôte, hélas! c'est le consolateur. La perte d'une tendre mere la doit-elle priver d'un plus tendre ami? croit-elle soulager ses maux en les multipliant? O amour! est-ce à tes dépens qu'on peut venger la nature?

Non, non; c'est en vain qu'elle prétend m'oublier. Son tendre cœur pourra-t-il se séparer du mien? Ne le retiens-je, pas en dépit d'elle? Oubliet-on des sentiments tels que nous les avons éprouvés? et peut-on s'en souvenir sans les éprouver encore? L'amour vainqueur fit le malheur de sa vie; l'amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur, tourmentée à la fois de vains regrets et de vains desirs, sans pouvoir jamais contenter ni l'amour ni la vertu.

Ne croyez pas pourtant qu'en plaignant ses erreurs je me dispense de les respecter. Après tant de sacrifices, il est trop tard pour apprendre à désobéir. Puisqu'elle commande, il suffit; elle n'entendra plus parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand désespoir n'est pas de renoncer à elle. Ah! c'est dans son cœur que sont mes douleurs les plus vives, et je suis plus malheureux de son infortune que de la mienne. Vous qu'elle aime plus que toute chose, et qui seule, après moi, la savez dignement aimer, Claire, aimable Claire, vous êtes l'unique bien qui lui reste. Il est assez précieux pour lui rendre supportable la perte de

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