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moindres indices, quelque révélation sur les événements

du jour.

Il entendit d'abord un bruit de chevaux et de roues du côté du lac. C'était le chariot qui arrivait, après avoir rencontré des contrariétés sans nombre dans sa marche. Klerbbs ne voulut pas laisser avancer plus loin ce trophée d'un dévouement inutile; il courut vers les domestiques, et leur dit avec l'assurance d'un ambassadeur parlant au nom de son souverain :

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Madame vous ordonne de continuer votre route et d'aller à Madras; vous vous arrêterez à Ast et india inn, et vous y attendrez sir Edward Klerbbs. Deux d'entre vous se détacheront du convoi à un mille d'ici, et attendront à cheval de nouveaux ordres. Allez, et arrivez avant le jour. Madame le veut.

Un domestique se disposait à faire une humble observation; mais Klerbbs brisa la phrase commencée par un geste dominateur, et le convoi se mit en marche pour Madras.

Klerbbs revint à la porte de la grange, sur la pointe des pieds, et s'assura que rien n'était changé dans l'état de Gabriel. Alors il suivit dans toute sa longueur le mur de la ferme, en se voilant des masses flottantes d'un rideau de mûriers de Chine, et s'approcha de la croisée ouverte d'une salle basse, où les domestiques s'entretenaient en buvant.

- Moi, disait l'un, je m'en doutais; cela ne m'a pas surpris. Une nuit, le mois de mai dernier, Mary me dit:

Il y a quelque chose là-bas, de sombre, sous le manguier du lavoir. Je regardai et je vis une ombre passer sur le lac, au clair de la lune.

· Eh bien! c'était notre maître le nabab! Il attendait Goulab toutes les nuits.

Mais comment s'est-il échappé du milieu de tant de tigres à la chasse du Lutchmi? demandait une des femmes.

Et ne l'avez-vous pas entendu raconter cela? disait un domestique; c'est un tour de jongleur de la fête d'Agni. Il s'est moqué des tigres à leur barbe; il a fait cent fois le même tour de force, là-bas, sur le lac; le seigneur Mounoussamy s'est précipité dans le Gouroul, non pas du côté de l'eau, mais du côté des arbres; il s'est accroché aux branches, et il est remonté le lendemain, après le lever du soleil.

Et pourquoi n'est-il pas venu chez madame, tout de suite? demandait-on.

Pour faire ce qu'il a fait cette nuit; c'est une vengeance à l'indienne. Notre maître aime beaucoup sa femme, mais il aime encore plus la vengeance. Il y a toujours du tigre dans le sang de ces hommes; son frère Talaïperi était seul dans le secret; il gardait la femme et la maison. Vous n'avez pas vu l'autre nuit le désespoir du seigneur Talaïperi', lorsqu'il a cru que sir Klerbbs avait tué son frère dans les buissons du lac. Sir Klerbbs a cru blesser un tigre, il a blessé au front le nabab; ces Indiens ont heureusement des fronts d'ai

rain. C'est le brahmane Syali qui cachait le Mounous→ samy dans sa maison, de l'autre côté de la montagne. Quand Goulab, aidé de ses Péons, a mis le feu aux quatre coins de la forêt, pour forcer madame à s'échapper de l'habitation, la clarté de l'incendie a frappé le Mounoussamy dans la maison du brahmane. Le rusé nabab a reconnu la griffe de Goulab, et tout malade et blessé qu'il était, il a franchi le vallon comme le vent, et il est tombé sur Goulab comme la foudre du ciel. Il faut que cet attorney-général soit bien entêté; il a voulu soutenir à notre maître qu'il n'était pas Mounoussamy; il ne l'a pas voulu reconnaître ; il ne l'a pas salué. Tantôt, quand je suis monté aux chambres pour servir à souper à l'attorney, il m'a dit :

- Écoute, John, comment appelles-tu cet Indien qui est blessé au front et qui a tué Goulab?

-Mounoussamy, ai-je répondu.

En es-tu bien sûr? m'a dit l'attorney d'un air sombre.

- Si j'en suis sûr! ai-je repris, il y a dix ans que je le sers.

C'est bon ! m'a-t-il dit d'un ton sec.

Klerbbs entendit le bruit d'une porte qui s'ouvrait, et en deux bonds il regagna la grange. Ce qu'il avait recueilli lui suffisait. Un serrement de cœur l'avait saisi, en apprenant que c'était lui qui avait blessé Mounoussamy dans cette effroyable nuit, où une révélation mystérieuse fit pousser à Héva un cri d'horreur devant

les taches de sang qu'il avait rapportées du lac avec Gabriel.

Désormais, pour l'un et pour l'autre, cette maison était inhabitable. Il fallait partir sur-le-champ et ne pas regarder en arrière, de peur de voir, l'un, l'ami qu'il avait blessé à la tête; l'autre, la femme qu'il avait blessée au cœur. Dans cette situation pleine d'anxiétés douloureuses, Klerbbs résolut de s'assurer de l'état moral de Gabriel à son réveil, et de faire un appel énergique à son courage, pour exciter en lui une forte et salutaire détermination.

Au premier mouvement de Gabriel, Klerbbs l'appela d'une voix ferme, comme il eût fait en temps ordinaire, et il lui dit :

Mon cher ami, les chevaux nous attendent; il faut arriver à Madras avant le jour.

Gabriel se souleva brusquement à demi, et tendit la main à Klerbbs, qui la serra comme on fait à un ami en lui apprenant la mort d'une personne adorée.

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A deux mille lieues de son pays, dit Klerbbs, on est obligé d'avoir du courage et d'être un homme en toute occasion.

Vous serez content de moi, Edward, dit Gabriel en se levant; ma tête est un peu faible, mais l'air de la nuit me remettra. Un rocher m'est tombé sur le front; puisque je ne suis pas mort de ce coup, je vivrai.

-Très-bien! Dans ces sortes de maladies, partir sur-le-champ est un premier remède.

Partons! dit Gabriel.

Les deux amis gagnèrent la grande allée, et, à peu de distance du dernier arbre, ils trouvèrent les deux domestiques; Klerbbs leur ordonna de rentrer à la ferme, à pied; et, s'emparant de leurs chevaux, il courut au galop, avec Gabriel, sur la route de Madras.

L'ardeur de la première course s'étant modérée, Klerbbs, après quelques préambules lénitifs, conta mot à mot à Gabriel la conversation qu'il avait entendue sous la croisée de la salle basse des domestiques. Ce récit ne provoqua aucune réflexion de la part de Gabriel; çe silence inquiéta Klerbbs.

En arrivant à Madras, à l'aube, Klerbbs laissa Gabriel à l'hôtellerie et courut retenir deux passages à bord d'un brick qui partait pour Pondichéry ce matin même.

-Mon cher Gabriel, dit-il en rentrant, le mal d'amour est comme le mal de poitrine, pour guérir, il faut changer d'air.

Je reste, dit Gabriel.

Tu restes à Madras?

Oui.

Et que feras-tu à Madras seul? car je pars, moi.
Je la verrai... cette femme !

Gabriel, tu m'avais promis d'être un homme...

-Je le serai... Je veux la voir une fois, une seule fois encore, et je me tue à ses pieds.

Fou! comme si j'allais te permettre cela!... Mais

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