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toujours son désir et la dépendance sa desti

née (1). >

Il était pauvre. < Naître sans fortune, a-t-il dit, est le plus grand des maux (2), › pour ceux-là surtout que la tradition de leur race rangeait d'avance parmi les possédants : « Il n'y a dans le monde, à vrai dire, que deux sortes d'hommes, ceux qui ont et ceux qui gagnent... Pour moi, né dans la première de ces deux classes, il m'a fallu vivre comme la seconde, et le sentiment de cette destinée, qui ne devait pas être la mienne, me révoltait toujours intérieurement (3). » La richesse aurait pu être pour être pour lui une manière d'affranchissement. Il ne la rencontra jamais, quoiqu'il ait pu à de certains jours s'en croire tout voisin (4), et il vécut assez chétivement à la limite d'une demi-pauvreté. « Oui, dit Stello, je la hais, je hais la misère, non parce qu'elle est la privation, mais parce qu'elle est la saleté. Si la misère était... une froide maison

(1) Journal, p. 97.

(2) Id., p. 57.

(3) Id., p. 228.

(4) Cf. Séché, op. cit., p. 38 sqq.; Lamartine, Souvenirs et portraits, t. III, loc. cit., p. 157-8.

de pierres, toute vide, ayant pour meubles deux chaises de pierre, un lit de bois dur, une charrue dans un coin, une coupe de bois pour boire de l'eau pure et un morceau de pain sur un couteau grossier, je bénirais cette misère (1), parce qu'elle ne serait qu'une invitation à vivre en rêve avec les seules Idées. Mais c'était là une pauvreté purifiée et ennoblie par l'Art (2). Celle qu'il connut dans la vie réelle fut la pauvreté des préoccupations mesquines, des calculs qui humilient et des jouissances refusées. Et ce fut un esclavage de plus.

Il aima. Lui, le chantre exquis de la Pudeur (3), l'âme séraphique, dont on pouvait se demander comment elle avait rencontré un corps, lui qui semblait comme préservé de tous les appétits matériels, que ses amis ne purent jamais surprendre à table (4), et

(1) Journal, p. 135.

(2) Allusion au tableau de David: les Horaces.
(3) Cf. Eloa, début du Chant III:

D'où venez-vous, Pudeur, notre crainte, ô mystère, etc.
(Poésies, p. 32-3.)

(4) Alexandre Dumas, père, Mes Mémoires. Nouvelle édition, t. V, 1867, Paris, Michel Lévy, in-12, p. 283-4. « De Vigny était un singulier homme : poli, affable, doux dans ses rela

qui s'enchantait avec Platon « afin d'avoir pour le corps périssable le juste mépris qu'il mérite (1), » lui, qui saluait sa muse incorporelle avec cette ferveur d'adoration mystique: O ma muse! ma muse!... toi, tu n'as pas de corps, tu es une âme, une belle âme, une déesse (2), »— il fut touché, lui aussi, par l'universel « besoin de caresse et d'amour (3) ». La chair le prit, d'autant plus fortement qu'il la méprisait davantage; il connut les ardeurs brutales et les désirs

tions, mais affectant l'immatérialité la plus complète... De Vigny ne touchait jamais à la terre que par nécessité ; quand 'il reployait ses ailes et qu'il se posait, par hasard, sur la cime d'une montagne, c'était une concession qu'il faisait à l'humanité... Ce qui nous émerveillait surtout Hugo et moi, c'est que de Vigny ne paraissait pas soumis le moins du monde à ces grossiers besoins de notre nature, que quelques-uns d'entre nous, et Hugo et moi étions du nombre de ceux-là, satisfaisaient non seulement sans honte, mais encore avec une certaine sensualité. Personne de nous n'avait jamais surpris de Vigny à table. Dorval, qui, pendant sept ans de sa vie, avait passé chaque jour plusieurs heures près de lui, nous avouait avec un étonnement qui tenait presque de la terreur, qu'elle ne lui avait jamais vu manger qu'un radis ; cf. encore à la vicomtesse du Plessis, Lettre du 20 février 1860 : « Je refuse tous les dîners que j'ai en horreur ; et mes amis les plus intimes n'obtiendraient jamais de m'y traîner une seule fois.» (Correspondance, p. 315.)

(1) Lettre à la vicomtesse du Plessis du 19 avril 1862, Correspondance, p. 345.

(2) Journal, p. 82.

(3) La Colère de Samson, Poésies, p. 218.

fous (1); « il rêva partout à la chaleur du sein, »

aux chansons de la nuit, aux baisers de l'aurore, à la lèvre de feu que sa lèvre dévore;

et, longtemps encore après la trahison,

les regrets du lit, en marchant, le suivaient (2).

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Et la Destinée ironique, en le laissant asservi par la femme méchante », comme jadis Milon avait eu les mains enserrées dans les flancs inflexibles du chêne (3), lui faisait sentir néanmoins toutes « les épines » de sa < passion » (4) et toute l'humiliation de sa servitude: << L'âme de Stello se sépara de son corps un jour, et, se plaçant debout, en face de lui, toute blanche et toute grave, elle lui parla ainsi sévèrement : C'est vous qui m'avez

(1) Cf. sur certaine lettre, plus qu'« ardente », dont on parle entre hommes, au fumoir, mais que personne ne peut citer, Paléologue, op. cit., p. 94, Séché, op, cit., p. 84.

(2) La Colère de Samson, Poésies, p. 218.

(3) Journal, Milon de Crotone, p. 134.

(4) Journal, Passion, p. 93 : « O mystérieuse ressemblance des mots! Oui, amour tu es une passion, mais passion d'un martyr, passion comme celle du Christ. Passion couronnée d'épines, où nulle pointe ne manque. »

ALFRED DE VIGNY

compromise. C'est vous qui m'avez forcée d'être faible, quand j'étais si forte, et de parler de choses indignes de moi, pour répondre à cet air amoureux que vous avez, et ne pas démentir l'ardeur de vos yeux et les caresses de votre sourire. Quittez cette femme et me laissez penser... Lorsque vint le jour, le corps se leva avec elle pour partir et lui dit: Allons-nous? -Et ils allèrent rejoindre la belle maîtresse (1). » Et Stello, amant des Idées, « s'épuisait dans les bras » de la belle maîtresse; les Idées s'écoulaient « avec les baisers, et l'amour « tuait » les Idées (2).

L'amour parti, le corps gardait l'âme en sa prise;

des organes mauvais servaient l'intelligence (3).

Il aurait voulu se consoler de la vie, en oublier les souvenirs dans le « silence austère (4) » de son âme pacifiée, écouter recueilli « tout ce qui tournait dans sa tête et son

(1) Journal, p. 236–7.

(2) Id., p. 79.

(3) La Flûte, Poésies, p. 230.

(4) La Maison du Berger, Poésies, p. 184.

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