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Les fentiments font fublimes quand, fondés fur ane vraie vertu, ils paroiffent être prefque au deffus de la condition humaine, & qu'ils font voit, comme l'a dit Sénèque, dans la foibleffe de l'humanité, la conftance d'un dieu; l'univers tomberoit fur la tête du jufte, fon âme feroit tranquile dans le temps même de fa chute. L'idée de cette tranquilité, comparée avec le fracas du monde entier qui fe brife, eft une image fublime; & la tranquilité du jufte eft un fentiment fublime. Cette efpèce de Sublime ne fe trouve point dans l'Ode, parce qu'il tient ordinairement à quelque action; & que, dans l'Ode, il n'y a point d'action: c'eft dans le Poème épique & dans le dramatique qu'il règne principalement. Corneille en eft rempli.

Dans la fcène IV du premier acte de Médée, cette princeffe, parlant à fa confidente, l'affûre qu'elle faura bien venir à bout de fes ennemis, qu'elle compte même inceffamment s'en venger: Nérine, fa confidente, lui dit;

Perdez l'aveugle efpoir dont vous êtes féduite,
Pour voir en quel état le fort vous a réduite,
Votre pays vous hait, votre époux eft fans foi ;
Contre tant d'ennemis que vous refte-t-il ?

A quoi répond Médée :

Moi, dis-je, & d'eft affez.

Moi :

Que Médée eût répoudu, mon art & mon courage, cela feroit très-noble & touchant au grand; qu'elle dife fimplement moi, voilà du grand; mais ce n'eft point encore du Sublime. Ce monofyllabe annonceroit, de la manière la plus vive & la plus rapide, jufqu'où va la grandeur du courage de Médée. Mais cette Médée est une méchante femme, dont on a pris foin de me faire connoître tous les crimes, & les moyens dont elle s'eft fervie pour les commettre je ne fuis donc point étonné de fon audace; je la vois grande, & je m'attendois qu'elle le devoit être: mais quand elle répète, moi, disje, & c'est affez, ce n'eft plus une réponse vive & rapide, fruit d'une paffion aveugle & turbulente; c'eft une réponse vive & pourtant de fang froid; c'eft la réflexion, c'est le raifonnement d'une paffion éclairée & tranquile dans fa violence: moi, je ne vois encore que Médée; moi, dis-je, je ne vois plus que fon courage & la jouiffance de fon art ce qu'il a d'odieux a difparu; je commence à devenir elle-même, je réfléchis avec elle, & je conclus avec elle, & c'eft affez: voilà le Sublime; c'eft parLiculièrement ce c'eft affez qui rend fublime soute la réponse. Je ne doute point un inftant que

Médée feule ne doive être fupérieure à tous les ennemis; elle en triomphe actuellement dans ma penfée, &, malgré moi, fans m'en apercevoir même, je partage avec elle le plaifir d'une vengeance affûrée. C'est ce que le moi tout feul n'eût peut-être pas fait. Je fais que Defpréaux, fuivi par plufieurs Critiques, femble faire confifter le Sublime de la réponse de Médée dans le feul monofyllabe moi; mais j'ôle être d'un avis contraire.

Vous trouverez un autre trait du Sublime des fentiments dans la VI. fcène du III. acte des Horaces. Une femme, qui avoit aflisté au combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, mais n'en avoit point vu la fin, vient annoncer au vieux Horace père, que deux de fes fils ont été tués, & que le troifième, fe voyant hors d'état de réfifter contre trois, a pris la fuite: le père alors fe montre outré de la lâcheté de fon fils; fur quoi fa fœur, qui étoit là présente, dit à fon père,

Que vouliez-vous qu'il fit contre trois ? il répond vivement;

Qu'il mourût.

Dans ces deux exemples, Médée & Horace font tous deux agités de paffion; & il eft impoffible qu'ils expriment ce qu'ils fentent d'une façon plus pathétique. Le moi qu'emploie Médée & auquel elle donne une nouvelle force, non feulement en le répétant, mais en ajoutant ces deux mots, & c'est affez, peint, au dela de tout, la hauteur & la puiffance de cette enchantereffe. Le fentiment qu'exprime Horace le père a la même forte de beauté. Quand, par bonheur, un mot, un feul mot, peint énergiquement un fentiment, nous fommes ravis, parce qu'alors le fentiment a été peint avec la même viteffe qu'il a été éprouvé ; & cela eft fi rare, qu'il faut néceffairement qu'on en foit furpris en même temps qu'on en eft charmé.

Ne doutons point encore que l'orgueil ne prête de la beauté aux deux traits de Corneille. Lorfque des gens animés fe parlent, nous nous mettons machinalement à leur place; ainfi, quand Nérine dit à Médée, contre tant d'ennemis que vous reftet-il? nous fommes extafiés d'entendre ce moi fuperbe, & répété fuperbement; l'orgueil de Médée élève le nôtre; nous luttons nous-mêmes, fans nous en apercevoir, contre le fort, & lui fefons face comme Médée. Le qu'il mourût du vieil Horace, nous enlève : car comme nous craignons extrêmement la mort, il eft certain qu'en nous mettant à la place d'Horace & nous trouvant pour un moment animés de la même grandeur que lui, nous ne faurions nous empécher de nous enorgueillir tacitement d'un courage que nous n'avions pas le bonheur de connoître encore. Avouons donc que les impreffions que font fur nous les Sublimes dont nous venons de parler, nous les devons en partie à notre orgueil, qui fouvent eft fort fot & fort ridicule,

Une épaiffe obfcurité avoit couvert tout à coup l'armée des grecs, en forte qu'il ne leur étoit pas poffible de combattre; Ajax, qui mouroit d'envie de donner bataille, ne fachant plus quelle réfolution prendre, s'écrie alors, en s'adreffant à Jupiter,

Grand dieu, rends-nous le jour, & combats contre nous,

C'est ici affûrement le triomphe de l'orgueil dans un trait de Sublime; car en goûtant une rodomontade fi gafconne, on eft charmé de voir le maître des dieux défié par un fimple mortel. Nés tous avec un fonds de religion, il arrive que notre fonds d'impiété fe réveille chez nous avec une forte de plaifir: la raifon vient enfuite condanner un pareil plaifir; mais, felon fa coutume, elle vient trop tard.

Corneille me fournit encore un nouveau trait de Sublime des fentiments, que je ne puis paffer fous filence.

Suréna, Général des armées d'Orode, roi des parthes, avoit rendu des fervices fi effenciels à fon maître, s'étoit aquis une fi grande réputation, que ce prince, pour s'affûrer de fa hélité, refoud de le prendre pour gendre. Surena, qui aimoit ailleurs, refufe la fille du roi; & fur ce refus, le roi le fait affaffiner. On vient auffi-tôt en aprendre la nouvelle à la fœur & à la maitreffe de Suréna, qui étoient enfemble; & alors la fœur de Suréna, éclatant en imprécation contre le tyran, dit,

Que fais-tu du tonnerre,

Ciel, fi tu daignes voir ce qu'on fait sur la terre ?
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrafés,
Si de pareils tyrans n'en font point écrasés ?

Enfuite s'adreffant à la maitreffe de Suréna, qui ne paroiffoit pas extrêmement émue, elle lui dit;

Et vous, Madame, & vous, dont l'amour inutile,
Dont l'intrépide orgueil paroît encor tranquile,
Vous qui, brûlant pour lui fans vous déterminer,
Ne l'avez tant aimé que pour l'affaffiner;
Allez d'un tel amour, allez voir tout l'ouvrage,
En recueillir le fruit, en goûter l'avantage.

Quoi vous caufez sa mort, & n'avez point de pleurs?

A quoi répond Euridice, c'est à dire, la maitresse de Suréna,

Non, je ne pleure point, Madame, mais je meurs!

Et cette malheureuse princeffe tombe auffi-tôt entre les bras de fes femmes, qui l'emportent mourante. Voilà fans doute un Sublime merveilleux de fentiments, & dans l'action d'Euridice, & dans fa réponse. Finir les jours en aprenant qu'on perd ce qu'on aime! être faifi au point de n'avoir pas la force d'en gémir, & dire tranquilement qu'on meurt! ce

font des traits qui nous illuftrent bien, quand nous ôfons nous en croire capables.

Je puis à préfent me livrer à des obfervations particulières fur le Sublime. Je crois d'abord qu'il faut diftinguer, comme a fait l'abbé Batteux, entre le Sublime du fentiment & la vivacité du fentiment; voici les preuves. Le fentiment peut être d'une extrême vivacité fans être fublime; la colère, qui va jufqu'à la fureur, eft dans le plus haut degré de vivacité, & cependant elle n'est pas fublime. Une grande âme eft plus tôt celle qui voit ce qui affecte les âmes ordinaires, & qui le fent fans en être trop émue, que celle qui fuit aifément l'impreffion des objets. Régulus s'en retourne paifiblement à Carthage, pour y fouffrir les plus cruels fupplices, qu'il fait qu'on lui apprête ce fentiment eft fublime, fans être vif. Le poète Horace fe repréfente la tranquilité de Régulus dans l'affreute fituation où il eft: ce fpectacle le frape, l'emporte; il fait une ode magnifique; fon fentiment eft vif, mais il n'eft point fublime.

Le Sublime des fentiments eft ordinairement tranquile une raifon affermie fur elle-même les guide dans tous leurs mouvements. L'âme fublime n'eft altérée, ni des triomphes de Tibère, ni des difgrâces de Varus. Aria fe donne tranquilement un coup de poignard, pour donner à fon mari l'exem. ple d'une mort héroïque ; elle retire le poignard, & le lui préfente, en difant ce mot fublime: Pétus, cela ne fait point de mal; Pate, non dolet.

On repréfentoit à Horace fils, allant combattre contre les Curiaces, que peut-être il faudroit le pleurer; il répond:

Quoi vous me pleureriez, mourant pour ma patrie!

La reine Henriette d'Angleterre, dans un vaiffeau, au milieu d'un orage furieux, raffûroit ceux qui l'accompagnoient, en leur difant d'un air tranquile, que les reines ne fe noyoient pas.

Curiace, allant combattre pour Rome, difoit à Camille, fa maîtreffe, qui, pour le retenir, fefoit valoir fon amour;

Avant que d'être à vous, je fuis à mon pays.

Augufte, ayant découvert la conjuration que Cinna avoit formée contre fa vie & l'ayant convaincu, lui dit;

Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie.

Voilà des fentiments fublimes: la reine étoit au deffus de la crainte; Curiace, au deffus de l'amour, Augufte, au deffus de la vengeance; & tous trois ils étoient au deffus des patlions & des vertus communes. Il en eft de même de plufieurs autres traits de fentiments fublimes.

Ma feconde remarque roulera fur la différence qu'il faut mettre entre le ftyle fublime & le Su blime; & cette remarque fera fort courte parce

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qu'on convient généralement que le ftyle fublime confifte dans une fuite d'idées nobles exprimées noblement ; & que le Sublime eft un trait extraordinaire, merveilleux, qui enlève, ravit, tranfporte. Le ftyle fublime veut toutes les figures de l'Éloquence; le Sublime peut fe trouver dans un feul mot. Une chofe peut être décrite dans le ftyle fublime, & n'être pourtant pas fublime, c'est à dire, n'avoir rien qui élève nos âmes: ce font de grands objets & des fentiments extraordinaires qui caractérifent le Sublime. La defcription d'un pays peut être faite en style fublime: mais Neptune calmant d'un mot les flots irrités, Jupiter fefant trembler les dieux d'un clin d'œil; ce n'eft qu'à de pareilles images qu'il apartient d'étonner & d'élever l'imagination.

Longin confond quelquefois le Sublime avec la grande Eloquence, dont le fonds confiste dans l'heureufe audace des penfées & dans la véhémence & l'enthoufiafme de la paffion: Cicéron m'en fournit un bel exemple dans fon plaidoyer pour Milon, c'eft à dire, dans le chef-d'œuvre de l'art oratoire. Se propofant d'avilir Clodius, il attribue fa mort à la colère des dieux, qui ont enfin vengé leurs temples & leurs autels profanés par les crimes de cet impie mais voyez de quelle manière fublime il s'y prend; c'eft en employant les plus grandes figures de Rhétorique, c'eft en apoftrophant & les autels & les dieux.

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» Je vous attefte, dit-il, & vous implore, faintes » Collines d'Albe, que Clodius a profanées ; Bois » refpectables, qu'il a abattus; facrés Autels, licu » de notre union, & auffi anciens Rome même ; que » fur les ruines defquels cet Impie avoit élevé ces » maffes énormes de bâtiments! Votre religion. » violée, votre culte aboli, vos mystères pollués, »vos dieux outragés, ont enfin fait éclater leur » pouvoir & leur vengeance. Et vous, divin Ju» piter latial, dont il avoit fouillé les lacs & les bois tant de crimes & d'impuretés, du fompar » met de votre fainte montagne vous avez enfin >> ouvert les ieux fur ce Scélérat pour le punir; » c'est à vous & fous vos ieux, c'est à vous qu'une » lente mais jufte vengeance a immolé cette vic» time, dont le fang vous étoit dû » ! Voilà de ce Sublime dont parle Longin, ou, fi l'on veut, voilà un exemple brillant de la plus belle Éloquence; mais ce n'eft pas ce que nous avons appelé fpécialement le Sublime: en le contemplant, ce Sublime, nous fommes tranfportés d'étonnement; zum Olympi concuffum, inæquales procellas fremitum maris, & trementes ripas, ac rapta in terras præcipiti turbine fulmina cernimus.

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Enfin le Sublime diffère du Grand, & l'on ne doit pas les confondre. L'expreffion d'une grandeur extraordinaire fait le Sublime, & l'expreffion d'une grandeur ordinaire fait le Grand. Il eft bien vrai que la grandeur ordinaire du difcours donne beaucoup de plaifir; mais le Sublime ne plaît pas fimplement, il ravit. Ce qui fait le Grand dans le

difcours a plufieurs degrés; mais ce qui fait le Sublime, n'en a qu'un. M. Le Febvre a marqué la diftinction du Grand & du Sublime dans un difcours plein d'efprit, écrit en latin; il dit: Magnitudo abfque Sublimitate, Sublimitas fine Magnitudine numquam erit: illa quidem mater eft, & pulchra, & nobilis, & generofa; fed matre pulchra filia pulchrior.

Quant au Sublime des fentiments, une comparaifon peut illuftrer mon idée. Un roi qui, par une magnificence bien entendue & fans fafte, fait un noble ufage de fes richeffes, montre de la Grandeur dans cette conduite; s'il étend cette magnificence fur les perfonnes de mérite, cela eft encore plus grand; s'il choifit de répandre fes libéralités fur les gens de mérite malheureux, c'eft un nouveau degré de Grandeur & de vertu : mais s'il porte la générofité jufqu'à fe dépouiller quelquefois fans imprudence, jufqu'à ne fe réferver que l'espérance, comme Alexandre, ou jufqu'à regarder comme perdus tous les jours qu'il à paffés fans faire du bien; voilà des mouvements fublimes, qui me raviffent & me tranfportent, & qui font les feuls dont l'expreffion puiffe faire, dans le difcours, le Sublime des fentiments.

Cependant comme la différence du Grand & du Sublime eft une matière également agréable & importante à traiter, nous croyons devoir la rendre encore plus fenfible par des exemples. Commençons par en citer qui ayent raport au Sublime des images,, pour venir enfuite à ceux qui regardent le Sublime des fentiments.

Longin cite pour fublimes ces vers d'Euripide, où le Soleil parle ainfi à Phaeton :

Prends garde qu'une ardeur, trop funeste à ta vie,
Ne t'emporte au deflus de l'aride Lybie :

Là jamais d'aucune eau le fillon arrofé,
Ne rafraichit mon char dans fa courfe embrafe.

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Voulez-vous du vrai Sublime? j'en trouve dans le paffage du P. cxiij. » La mer vit la puiffance de l'Eternel, & elle s'enfuit. Il jette fes regards, & > les nations font diffipées ».

Donnons maintenant des exemples de fentiments grands & élevés; je les puife toujours dans Corneille.

Augufte délibère avec Cinna & avec Maxime, s'il doit quitter l'Empire ou le garder. Cinna lui confeille ce dernier parti; & après avoir dit à ce prince, que fe défaire de fa puiffance ce feroit condanner toutes les actions de fa vie, il ajoûte :

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On ne renonce point aux grandeurs légitimes,
On garde fans remords ce qu'on aquiert fans crimes;
Et plus le bien qu'on quitte eft noble, grand, exquis,
Plus, qui l'ôfe quitter, le juge mal aquis.

N'imprimez pas, Seigneur, cette honteufe marque
A ces rares vertus qui vous ont fait monarque.
Vous l'êtes juftement, & c'eft fans attentat
Que vous avez changé la forme de l'État :
Rome eft deffous vos lois par le droit de la guerre,
Qui fous les lois de Rome a mis toute la terre:
Vos armes l'ont conquife; & tous les conquérants,
Pour être ufurpateurs, ne font pas des tyrans :
Quand ils ont fous leurs lois affervi des provinces,
Gouvernant juftement, ils s'en font juftes princes.
C'est ce que fit Céfar; il vous faut aujourdhui
Condanner fa mémoire, ou faire comme lui.
Si le pouvoir fuprême eft blámé par Augufte,
Céfar fut un tyran, & fon trépas fut juste;

Et vous devez aux dieux compte de tout le fang
Dont vous l'avez vengé pour monter à fon rang.
N'en craignez point, Seigneur, les triftes deftinées;
Un plus puissant démon veille fur vos années:
On a dix fois fur vous attenté fans effet;

Et qui l'a voulu perdre, au même inftant l'a fait.

D'un autre côté, Maxime, qui eft d'un avis contraire, parle ainfi à Auguste :

Rome eft à vous, Seigneur, l'Empire eft votre bien.
Chacun en liberté peut difpofer du fien;

Il le peut, à fon choix ; garder ou s'en défaire :
Vous feul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire,
Et feriez devenu, pour avoir tout dompté,
Efclave des grandeurs où vous êtes monté!
Poflédez-les, Seigneur, fans qu'elles vous possèdent :
Loin de vous captiver, fouffrez qu'elles vous cèdent,
Et faites hautement connoître enfin à tous,
Que tout ce qu'elles ont est au dessous de vous.
Voire Rome autrefois vous donna la naissance;
Vous iui voulez donner votre toute-puissance :
Et Cinna vous impute ce crime capital
La libéra ́ité vers le pays natal !
Il appelle remords l'amour de la patrie!
Par la haute vertu la gloire eft donc flétrie,
GRAMM. ET LITTÉRAT, Tome III.

Et ce n'eft qu'un objet digne de nos mépris,
Si de fes pleins effets l'infamie eft le prix ?
Je veux bien avouer qu'une action fi belle
Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d'elle;
Mais commet-on un crime indigne de pardon,
Quand la reconnoiffance eft au deflus du don?
Suivez, fuivez, Seigneur, le Ciel qui vous inspire,
Votre gloire redouble à méprifer l'Empire;
Et vous ferez fameux chez la poftérité,
Moins pour l'avoir aquis, que pour l'avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur fuprême:
Mais pour y renoncer, il faut la vertu même;
Et peu de généreux vont jufqu'à dédaigner
Après un fceptre aquis, la douceur de régner.

On ne peut nier que ces deux difcours ne foient remplis de nobleffe, de Grandeur, & d'Eloquence; mais il n'y a point de Sublime. Les fentiments nobles qu'ils étalent ne font que des réflexions de l'efprit, & non pas des mouvements actuels du cœur, qui tranfportent l'âme avec l'emotion héroïque du Sublime.

Cependant, pour rendre encore plus fenfible la différence du Grand & du Sublime, j'allèguerai deux exemples, où l'en & l'autre fe trouvent enfemble dans le même difcours. La même tragédie de Cinna me fournira le premier exemple; & celle de Sertorius, le fecond.

Dans la tragédie de Cinna, Maxime, qui vouloit fuir le danger, ayant témoigné de l'amour à Émilie, qu'il tâche d'engager à fuir avec lui, elle lui parle ainfi :

Quoi! tu m'ôfes aimer, & tu n'ôfes mourir !
Tu prétends un peu trop : mais quoi que tu prétendes,
Rends-toi digne du moins de ce que tu demandes;
Ceffe de fuir en lâche un glorieux trépas,
Ou de m'offrir un cœur que tu fais voir si bas;
Fais que je porte envie à ta vertu parfaite;
Ne te pouvant aimer, fais que je te re regrette;
Montre d'un vrai romain la dernière vigueur;
Et mérite mes pleurs, au défaut de mon cœur.

Le premier vers eft fublime, & les autres, quoique pleins de Grandeur, ne font pourtant pas du genre fublime.

Dans la tragédie de Sertorius, la reine Viriate parle à Sertorius, qui refufoit de l'époufer parce qu'il s'en croyoit indigne par fa naiffance, & qui cependant la vouloit donner à Perpenna; & fur ce qu'il difoit qu'il ne vouloit que le nom de créature de la reine, elle lui répond :

Si vous prenez ce titre, agiflez moins en maître,
Ou m'aprenez du moins, Seigneur, par quelle loi
Vous n'ôfez m'accepter & difpofer de moi ?
Accordez le respect que mon trône vous donne,

Kkk

Avec cet attentat fur ma propre perfonne. Voir toute mon eftime & n'en pas mieux user,* C'en eft un qu'aucun art ne fauroit déguiser.

Tout cela eft beau, tout cela eft noble; mais quand elle vient à dire immédiatement après,

Puifque vous le voulez, foyez ma créature;

Et me laillant en reine ordonner de vos vœux,
Portez-les jufqu'à moi, parce que je le veux.

Ces trois derniers vers font fi fublimes & élèvent l'âme fi haut, que les autres vers, tout grands qu'ils font, paroiffent perdre de leur beauté; de forte qu'on peut dire que le Grand difparoît à la vûe du Sublime, comme les aftres difparoiffent à la vue du foleil.

Cette différence du Grand & du Sublime me femble certaine; elle eft dans la nature, & nous la fentons. De dorner des marques & des règles pour faire cette diftinction, c'est ce que je n'entreprendrai pas, , parce que c'eft une chofe de fentiment; ceux qui l'ont jufte & délicat, feront cette différence. Difons feulement que tout difcours qui élève l'âme éclairée avec admiration au deffus de fes idées ordinaires de grandeur, & qui lui donne une plus haute opinion d'elle-même, eft fublime. Tout difcours qui n'a ni ces qualités ni ces effets, n'eft pas fublime, quoiqu'il ait d'ailleurs une grande no

bleffe.

Enfin nous déclarons que, quand on trouveroit Sublimes quelques-uns des paffages qui nous paroiffent feulement grands, cela ne feroit rien contre le principe; & un exemple, par nous mal appliqué, ne peut détruire une différence réelle &

reconnue.

Comme les perfonnes qui ont en partage quelque goût font extrêmement touchées des beautés du Ĵublime, on demande s'il y a un Art du Sublime, c'eft à dire, fi l'art peut fervir à aquérir le Sulblime.

Je réponds, avec M. Sylvain, que, fi on entend par le mot d'Art un amas d'obfervations fur les opérations de l'efprit & de la nature, ou fur les moyens d'exciter à la production de ces beaux traits les perfonnes qui font nées au Grand, il y a un Art du Sublime. Mais fi on entend par Art un amas de préceptes propres à faire aquérir le Sublime, je ne crois pas qu'il y en ait aucun. Le Sublime doit tout à la nature: il n'est pas moins l'image de la grandeur du cœur ou de l'efprit de l'orateur, que de l'objet dont il parle ; & par conféquent il faut, pour y parvenir, être né avec un efprit élevé, avec une âme graude & noble, & joindre une extrême juftefle à une extrême vivacité. Ce font là, comme on voit, des dons du Ciel, que toute l'adreffe humaine ne fauroit procurer.

D'ailleurs le Sublime confifte, non feulement dans les grandeurs extraordinaires d'un objet, mais

encore dans l'impreffion que cet objet a faite fur l'orateur, c'est à dire, dans les mouvements qu'il a excités en lui & qui font imprimés dans le tour de fon expreffion. Comment peut-on aprendre à avoir ou à produire des mouvements, puifqu'ils naiffent d'eux-mêmes en nous à la vûe des objets, fouvent malgré nous, & quelquefois fans que nous nous en apercevions? Ne faut-il pas avoir pour cela un cœur & un naturel fenfibles? Et dépend-il d'un homme d'être touché quand il lui plaît, & de l'être précisement autant & en la manière que la grandeur des chofes le demande ?

Dans le Sublime des images, peut-on fe donner ou donner aux autres cette intelligence vive & lumineufe, qui vous fait découvrir, dans les plus grands objets de la nature, une hauteur extraordinaire & inconnue au commun des hommes? D'un autre côté, eft-il au pouvoir d'un homme de faire naître en foi des fentiments héroïques? & ne fautil pas qu'ils partent naturellement du cœur & d'un mouvement que la magnanimité feule peut infpirer? Concluons le feul Art du Sublime eft d'être que né pour le Sublime.

Nous nous fommes étendus fur cette matière, parce qu'elle ennoblit le cœur & qu'elle élève l'âme au plus haut point de grandeur dont elle foit capable, & parce qu'enfin c'eft le plus beau fujet de l'Eloquence & de la Poéfie. (Le chevalier DE JAUCOURT.)

*SUBLIME. Ce qu'on appelle le ftyle fublime apartient aux grands objets, à l'effor le plus élevé des fentiments & des idées. Que l'expreffion réponde à la hauteur de la penfée, elle en a la fublimite. Suppofez donc aux penfées un haut degré d'élévation: i l'expreffion eft jufte, le ftyle eft fublime; fi le mot le plus fimple eft auffi le plus clair & le plus fenfible, le Sublime fera dans la fimplicité; fi le terme figuré embraffe mieux l'idée & la préfente plus vivement, le Sublime fera dans l'image. Tout étoit Dieu, excepté Dieu même » (Boffuet) voilà le Sublime dans le fimple. L'univers alloit s'enfonçant dans les ténèbres de » l'idolatrie» (id.): voilà le Sublime dans le figuré.

Il n'y a point de ftyle fublime, dit un philofophe de nos jours; » c'eft la chofe qui doit » l'être. Et comment le ftyle pourroit-il être » fublime fans elle, ou plus qu'elle » En effet, de grands mots & de petites idées ne font jamais que de l'enflure: la force de l'expreflion s'évanouit, fi la penfée eft trop foible ou trop légère pour y donner prife.

Ventus ut amittit vires, nifi robore denfa
Occurrant filva, spatio diffufus inani.

Lucret.

De ce Sublime conftant & foutenu, qui peut régner dans un poème comme dans un morceau

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