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< L'an mille quatre cent neuf, le samedi dix huictiesme jour d'avril, furent jugez et condamnez par la cour de Parlement deux coquins ou mendians, et une coquine, a estre pendus et estranglez, et pour ce furent levees des potences de bois, pour plus manifester leur cas, qui estoit mauvais et damnable, comme aussi d'estre larrons, et attaints de plusieurs autres malefices par eux averez et recognus; l'une desquelles potences fut dressée hors de la Porte Saint Jaques, en laquelle fut pendu l'un de ces deux hommes; et l'autre potence fut mise hors de la Porte Sainct-Denys, entre la Chapelle et le Moulin à Vent, à laquelle fut pendu l'autre homme, qui estoit joueur de vielle, et avec luy ladite femme, dont il abusoit, quoy qu'ils fussent d'ailleurs tous deux mariez. Tous ces trois furent livrez au bourreau es prisons de la Conciergerie du Palais; là estoient à cheval pour les conduire la plus grande partie des huissiers de Parlement, pour ce que la sentence avoit esté donnée contre ces malfaicteurs par ladite Cour; grande quantité de peuple s'y estoit rendue de toutes parts, spécialement des femmes et filles, pour la grande nouveauté que c'estoit de voir pendre dans la France une femme; car oncques cela ne fut veu dedans ce royaume; ladite femme fut penduë toute deschevelée, revestuë d'une longue robe ceinte d'une corde sur les deux jambes jointes par ensemble au dessous des genoux; aucuns disoient qu'elle avoit requis d'estre ainsi executée, la coustume de son pays estant telle en semblable cas; les autres disoient que la sentence le portoit ainsi, afin qu'il en restast plus longuement memoire aux autres femmes... Il y en avoit desjà eu divers de pendus; et il en restoit encor plusieurs autres qui depuis furent aussi pendus, tous coquins qui estoient encor en prison dans le Chastelet, lesquels on gardoit pour certaines causes, et par especial jusques à ce qu'on eust peu prendre certains autres coquins qui estoient de leur bande et ligue: qui suivoient les Pardons en plusieurs et divers lieux de ce

royaume, comme à la Dedicace de Sainct Denys, à la Sainct Maur, à la Sainct Fiacre, à la Sainct Mathurin, et ailleurs; et si guettoient les grands chemins dans les bois, où ils faisoient plusieurs maux et meurtres, soubs ombre de demander l'aumosne pour l'honneur de Dieu; aucuns desquels furent pris par les gens et officiers du roy peu d'espace de temps après. »

Jean Chartier ne parle ni du roi ni de la reine des voleurs, mais il nous apprend que ces bandits fréquentaient les pardons et demandaient l'aumône au nom de Dieu sur les grands chemins. Ceci donne la preuve, à quelques égards superflue, de la communauté de procédés qui a toujours uni les voleurs et les mendiants, quelles que fussent à cet égard les protestations plus ou moins hypocritement formulées par les officiers et les sujets du grand Coesre.

Le renseignement le plus curieux contenu dans ce récit, c'est que jamais on n'avait pendu une femme en France. Rien de plus vrai. La coutume pénale du moyen âge voulait que, pour tous les crimes qui entraînaient la potence pour les hommes, les femmes fussent enterrées vives; c'était, paraît-il, une considération de décence qui leur valait cette aggravation de peine. L'enfouissement continua d'être appliqué aux femmes bien au delà de la date de 1449; témoin la sentence prononcée par le prévôt de Paris et confirmée par arrêt du Parlement du 22 novembre 1460 (Arch. nat., X, 2a, 31) contre Guillemette Mauger, larronnesse et receleuse (Chron. scand. an 1460). D'après Jean Chartier, la femme qui fut pendue en avril 1449 avait elle-même requis ce genre de supplice, « la coutume de son pays estant telle en semblable cas ». Ce pays ne pouvait être la France, où la coutume était précisément contraire; cette femme était donc étrangère, et comme la bande à laquelle elle appartenait obéissait à un roi et à une reine, on doit conclure de ces faits géminés que ses compagnons étaient des Bohémiens. L'auteur de Notre-Dame de Paris n'a

donc pas péché contre l'exactitude historique en faisant périr son Esmeralda de la même manière que la Bohémienne ou tout au moins l'étrangère de 1449.

J'aurais voulu vérifier la nationalité des condamnés de 1449 de manière à rendre inutile cette digression; mais l'arrêt du 18 avril cité par Jean Chartier n'existe pas dans la collection des arrêts criminels du Parlement (Arch. nat., X, 24, 25 et 26).

Les Bohémiens, de plus en plus redoutés des populations, s'attirèrent au XVIe siècle des mesures de plus en plus rigoureuses. Le Parlement de Paris rendit contre eux un arrêt

d'expulsion le 4 août 1539; les États généraux réunis à Orléans en 1560 enjoignirent « à tous imposteurs, connus sous le nom de Bohémiens ou Égyptiens, de vuider le royaume à peine des galeres »; enfin, un autre arrêt du Parlement, en date du 28 février 1612, prononça leur expulsion de la France en deux mois et de Paris en deux heures.

VII

Cependant, dès 1447, Charles VII avait édicté des mesures spéciales pour réprimer le brigandage auquel le nombre et la diversité des juridictions féodales assuraient trop souvent l'impunité. Par lettres datées de Bourges le 6 octobre 1447, le roi institua le prévôt de Paris, Robert d'Estouteville, comme juge et commissaire spécial et général réformateur en tout le royaume « pour saisir les malfaiteurs en quelque lieu et juridiction que ce puisse être, et pour les traduire au Châtelet ou ailleurs, selon qu'il sera expédient »; attendu que « en plusieurs bailliages et autres juridictions estans hors des fins et mettes desdictes prevosté et vicomté de Paris, soient, re

pairent, voisent, viengnent et amassent plusieurs de nos ennemis et adversaires qui contre nous ont commis crime de lèze-majesté, plusieurs larrons, mendians, espieux de chemins, ravisseurs de femmes, violeurs d'églises, tireurs à l'oye, joueux de faulx dez, trompeurs, faulx monnoyeurs, malfaicteurs et autres associez, recepteurs et complices.... lesquels se transportent malicieusement de jour en jour, de lieu en autre, en plusieurs et diverses juridictions. »

Ces lettres, qui faisaient de Robert d'Estouteville un grandprévôt armé du droit de justice criminelle sur tout le territoire, signées par Charles VII et contresignées Delaloere, furent publiées au Châtelet de Paris le jeudi 23 novembre 1447, ainsi que l'atteste la signature du greffier Doulxsire (Ord. des rois de France, t. XIII, Charles VII, p. 509). Robert d'Estouteville était un vaillant homme de guerre et un preux chevalier, en l'honneur duquel François Villon a écrit la ballade :

Au poinct du jour que l'esprevier se bat...

Parallèlement ou contrairement à la justice du roi, que l'ordonnance de 1447 substituait aux justices impuissantes des grands vassaux et des seigneurs, les voleurs avaient aussi leur cour prévôtale. La réunion authentique des larrons et des mendiants exerçant en la ville de Paris n'était pas encore complète au temps même où le Livre de l'Argot la signale comme accomplie. Tandis que le grand Coesre siégeait avec une majesté paisible à la Cour des Miracles, les voleurs tenaient leurs assises en une place du Port-au-Foin, où se rendait leur justice particulière. Ils élisaient à cet effet des officiers, qui prononçaient contre les délinquants de la confrérie l'amende, le fouet et même la mort; dans ce dernier cas, on poignardait le condamné et on le jetait ensuite à la rivière, qui coulait devant le prétoire. Le jeudi 3 septembre 1609, dernière année du règne de Henri IV, l'un de ces officiers, ayant été

découvert et arrêté par le prévôt Defunctis, fut pendu et étranglé en cette même place du Port-au-Foin où il avait coutume de rendre ses arrêts. Le Port-au-Foin confinait à la Grève et se confond aujourd'hui avec le sol du quai de l'Hôtel-de-Ville 1. Voici le texte du journal de L'Estoile :

< Le jeudi 3 septembre 1609, un des principaux officiers de la justice de messieurs les voleurs et couppebourses de Paris, qu'ils avoient establie et exerçoient vers le Port-auFoin, condamna les uns à l'amende, les autres au fouet, et les autres à la mort (qui estoit de les poignarder, puis jetter à la rivière), aiant esté descouvert et attrapé par le prévost Defunctis (les uns disent que c'estoit leur président, autres leur procureur général), feut pendu et estranglé en ladite place du Port-au-Foin, avec approbation et solennelle exclamation de tout le peuple, auquel ceste justice estoit nouvelle, mais qui eust bien désiré d'en voir une autre (bien que légitimement établie) tenir compagnie à celle-ci, au moins pour tant de mauvais juges et corrompus qui la leur rendoient si meschante tous les jours, qu'ils méritoient bien, à faute de cordes, d'estre estranglés de leurs propres cornettes. Ce que les femmes et crocheteurs crioient tous haut. »

1. Plusieurs historiens modernes de la ville de Paris placent le Port-auFoin au bas de la place des Trois-Maries, sur la portion de berge où aboutit aujourd'hui l'extrémité nord du pont Neuf; mais Guillebert de Metz place le marché au foin en la rue Saint-Jean-de-Grève (Paris et ses historiens, p. 218), et c'est auprès de la place de la Grève que Hurtaut et Magny, en 1779, placent encore le Port-au-Foin. Entre ces deux dates extrêmes, nous avons le plan de Truchet, qui place le Portau-Foin parallèlement à la rue de la Mortellerie, entre la rue de Longpont (plus tard rue du Monceau-Saint-Gervais, aujourd'hui rue Jacques La Brosse) et la rue des Barrés. La rue Jacques La Brosse se nommait au XIIIe siècle la « rue entre Saint-Gervais et Saint-Jean ». Il suit de là que, du XIIIe au XVIIIe siècle, le Port-au-Foin ne changea pas de lieu. D'ailleurs, en 1609, époque de l'anecdote rapportée par L'Estoile, le pont Neuf était bâti, et par conséquent l'emplacement attribué au Port-au-Foin n'existait plus.

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