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priée, et c'est toujours le cou allongé et le nez à babord qu'ils rendent leurs arrêts.

JOUISSANCES DONT LE GOUT EST L'OCCASION.

13. Jetons maintenant un coup d'œil philosophique sur le plaisir ou la peine dont le goût peut être l'occasion.

Nous trouvons d'abord l'application de cette vérité malheureusement trop générale, savoir: que l'homme est bien plus fortement organisé pour la douleur que pour le plaisir.

Effectivement, l'injection des substances acerbes, âcres ou amères au dernier degré, peut nous faire essuyer des sensations extrêmement pénibles ou douloureuses. On prétend même que l'acide hydrocyanique ne tue si promptement que parce qu'il cause une douleur si vive que les forces vitales ne peuvent la supporter sans s'éteindre.

Les sensations agréables ne parcourent, au contraire, qu'une échelle peu étendue, et s'il y a une différence assez sensible entre ce qui est insipide et ce qui flatte le goût, l'intervalle n'est pas très-grand entre ce qui est reconnu pour bon et ce qui est réputé excellent; ce qui est éclairci par l'exemple suivant : premier terme, un bouilli sec et dur; deuxième terme, un morceau de veau; troisième terme, un faisan cuit à point."

Cependant le goût, tel que la nature nous l'a accordé, est encore celui de nos sens qui, tout bien considéré, nous procure le plus de jouis

sances:

1o Parce que le plaisir de manger est le seul

qui, pris avec modération, ne soit pas suivi de fatigue;

2o Parce qu'il est de tous les temps, de tous les âges et de toutes les conditions;

3o Parce qu'il revient nécessairement au moins une fois par jour, et qu'il peut être répété, sans inconvénient, deux ou trois fois dans cet espace de temps;

4o Parce qu'il peut se mêler à tous les autres et même nous consoler de leur absence;

5o Parce que les impressions qu'il reçoit sont à la fois plus durables et plus dépendantes de notre volonté ;

6o Enfin, parce qu'en mangeant nous éprouvons un certain bien-être indéfinissable et particulier, qui vient de la conscience instinctive; que, par cela même que nous mangeons, nous réparons nos pertes et nous prolongeons notre existence.

C'est ce qui sera plus amplement développé au chapitre où nous traiterons spécialement du plaisir de la table, pris au point où la civilisation actuelle l'a amené,

14.

SUPRÉMATIE DE L'HOMME.

Nous avons été élevés dans la douce croyance que, de toutes les créatures qui marchent, nagent, rampent ou volent, l'homme est celle dont le goût est le plus parfait.

Cette foi est menacée d'être ébranlée.

Le docteur Gall, fondé sur je ne sais quelles inspections, prétend qu'il est des animaux chez

qui l'appareil gustuel est plus développé, et partant plus parfait que celui de l'homme.

Cette doctrine est mal sonnante et sent l'hérésie.

L'homme, de droit divin roi de toute la nature, et au profit duquel la terre a été couverte et peuplée, doit nécessairement être muni d'un organe qui puisse le mettre en rapport avec tout ce qu'il y a de sapide chez ses sujets.

La langue des animaux ne passe pas la portée de leur intelligence dans les poissons, ce n'est qu'un os mobile; dans les oiseaux généralement, un cartilage membraneux; dans les quadrupèdes, elle est souvent revêtue d'écailles ou d'aspérités, et d'ailleurs elle n'a point de mouvements circonflexes.

La langue de l'homme, au contraire, par la délicatesse de sa contexture et des diverses menbranes dont elle est environnée et avoisinée, annonce assez la sublimité des opérations auxquelles elle est destinée.

J'y ai, en outre, découvert au moins trois mouvements inconnus aux animaux, et que je nomme mouvements de spication, de rotation et de verrition (à verro, lat., je balaie). Le premier a lieu quand la langue sort en forme d'épi d'entre les lèvres qui la compriment; le second, quand la langue se meut circulairement dans l'espace compris entre l'intérieur des joues et le palais; le troisième, quand la langue, se recourbant en dessus ou en dessous, ramasse les portions qui peuvent rester dans le canal demi-circulaire formé par les lèvres et les gencives.

Les animaux sont bornés dans leurs goûts, les

uns ne vivent que de végétaux, d'autres ne mangent que de la chair; d'autres se nourrissent exclusivement de graines; aucun d'eux ne connaît les saveurs composées.

L'homme, au contraire, est omnivore; tout ce qui est mangeable est soumis à son vaste appétit; ce qui entraîne, pour conséquence immédiate, des pouvoirs dégustateurs proportionnés à l'usage général qu'il doit en faire. Effectivement, l'appareil du goût est d'une rare perfection chez l'homme, et, pour bien nous en convaincre, voyonsle manoeuvrer.

Dès qu'un corps esculent est introduit dans la bouche, il est confisqué, gaz et sucs, sans re

tour.

Les lèvres s'opposent à ce qu'il rétrograde; les dents s'en emparent et le broient; la salive l'imbibe; la langue le gâche et le retourne; un mouvement aspiratoire le pousse vers le gosier; la langue se soulève pour le faire glisser; l'odorat le flaire en passant, et il est précipité dans l'estomac pour y subir des transformations ultérieures, sans que, dans toute cette opération, il se soit échappé une parcelle, une goutte ou un atome, qui n'ait pas été soumis au pouvoir appréciateur.

C'est aussi par suite de cette perfection que la gourmandise est l'apanage exclusif de l'homme.

Cette gourmandise est même contagieuse; et nous la transmettons assez promptement aux animaux que nous avons appropriés à notre usage, et qui font en quelque sorte société avec nous, tels que les éléphants, les chiens, les chats, et même les perroquets.

Si quelques animaux ont la langue plus grosse,

le palais plus développé, le gosier plus large, c'est que cette langue, agissant comme muscle, est destinée à remuer de grands poids; le palais à presser, le gosier à avaler de plus grosses portions; mais toute analogie bien entendue s'oppose à ce qu'on puisse en induire que le sens est plus parfait.

D'ailleurs, le goût ne devant s'estimer que par la nature de la sensation qu'il porte au centre commun, l'impression reçue par l'animal ne peut pas se comparer à celle qui a lieu dans l'homme; cette dernière, étant à la fois plus claire et plus précise, suppose nécessairement une qualité supérieure dans l'organe qui la transmet.

Enfin, que peut-on désirer dans une faculté susceptible d'un tel point de perfection que les gourmands de Rome distinguaient, au goût, le poisson pris entre les ponts de celui qui avait été pêché plus bas? N'en voyons-nous pas, de nos jours, qui ont découvert la saveur particulière de la cuisse sur laquelle la perdrix s'appuie en dormant? Et ne sommes-nous pas environnés de gourmets qui peuvent indiquer la latitude sous laquelle un vin a mûri tout aussi sûrement qu'un élève de Biot ou d'Arago sait prédire une éclipse?

Que s'ensuit-il de là? qu'il faut rendre à César ce qui est à César, proclamer l'homme le grand gourmand de la nature, et ne pas s'étonner si le bon docteur fait quelquefois comme Homère : Auch zuweiller schlaffert der guter G***.

MÉTHODE ADOPTÉE PAR L'AUTEUR.

15. — Jusqu'ici nous n'avons examiné le goût

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