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Armé. J'y ai été bien désespérée, moi! Qu'estce que vous avez contre moi? Vous me faites beaucoup de peine. Fi!

Et, sérieuse, subitement, elle regarda fixement Jean Valjean, et ajouta :

-Vous m'en voulez donc de ce que je suis heureuse!

La naïveté, à son insu, pénètre quelquefois très-avant. Cette question, simple pour Cosette, était profonde pour Jean Valjean. Cosette voulait égratigner; elle déchirait.

Jean Valjean pâlit. Il resta un moment sans répondre, puis, d'un accent inexprimable et se parlant à lui-même, il murmura :

-Son bonheur, c'était le but de ma vie. A présent, Dieu peut me signer ma sortie. Cosette, tu es heureuse; mon temps est fait.

--Ah! vous m'avez dit tu! s'écria Cosette.
Et elle lui sauta au cou.

Jean Valjean, éperdu, l'étreignit contre sa poitrine avec égarement. Il lui sembla presque qu'il la reprenait.

-Merci, père! lui dit Cosette.

L'entraînement allait devenir poignant pour Jean Valjean. Il se retira doucement des bras de Cosette, et prit son chapeau.

-Eh bien? dit Cosette.

Jean Valjean répondit:

Basque avait supprimé les bouteilles et Nicolette les araignées.

Tous les lendemains qui suivirent ramenérent à la même heure Jean Valjean. Il vint tous les jours, n'ayant pas la force de prendre les paroles de Marius autrement qu'à la lettre. Marius s'arrangea de manière à être absent aux heures où Jean Valjean venait. La maison s'accoutuma à la nouvelle manière d'être de M. Fauchelevent. Toussaint y aida: Monsieur a toujours été comme ça, répétait-elle. Le grand-père rendit ce décret: - C'est un original. Et tout fut dit. D'ailleurs, à quatre-vingt-dix ans il n'y a plus de liaison possible, tout est juxtaposition; un nouveau venu est une gêne. Il n'y a plus de place; toutes les habitudes sont prises. M. Fauchelevent, M. Tranchelevent, le père Gillenormand ne demanda pas mieux que d'être dispensé de « ce monsieur ». Il ajouta - Rien n'est plus commun que ces originaux-là. Ils font toutes sortes de bizarreries. De motif point. Le marquis de Canaples était pire. Il acheta un palais pour se loger dans le grenier. Ce sont des apparences fantasques qu'ont les gens.

Personne n'entrevit le dessous sinistre. Qui eût d'ailleurs pu deviner une telle chose? Il y a de ces marais dans l'Inde; l'eau semble ex

—Je vous quitte, madame, on vous attend. traordinaire, inexplicable, frissonnante sans Et, du seuil de la porte, il ajouta :

-Je vous ai dit tu. Dites à votre mari que cela ne m'arrivera plus. Pardonnez-moi.

Jean Valjean sortit, laissant Cosette stupéfaite de cet adieu énigmatique.

II

AUTRE PAS EN ARRIÈRE

Le jour suivant, à la même heure, Jean Valjean vint.

Cosette ne lui fit pas de questions, ne s'étonna plus, ne s'écria plus qu'elle avait froid, ne parla plus du salon; elle évita de dire ni père ni monsieur Jean. Elle se laissa dire vous. Elle se laissa appeler madame. Seulement elle avait une certaine diminution de joie. Elle eût été triste, si la tristesse lui eût été possible.

Il est probable qu'elle avait eu avec Marius une de ces conversations dans lesquelles l'homme aimé dit ce qu'il veut, n'explique rien, et satisfait la femme aimée. La curiositė des amoureux ne va pas très-loin au delà de leur amour.

La salle basse avait fait un peu de toilette.

qu'il y ait de vent; agitée là où elle devrait être calme. On regarde à la superficie ces bouillonnements sans cause; on n'aperçoit pas l'hydre qui se traîne au fond.

Beaucoup d'hommes ont ainsi un monstre secret, un mal qu'ils nourrissent, un dragon qui les ronge, un désespoir qui habite leur nuit. Tel homme ressemble aux autres, va, vient. On ne sait pas qu'il a en lui une effroyable douleur parasite aux mille dents, laquelle vit dans ce misérable, qui en meurt. On ne sait pas que cet homme est un gouffre. Il est stagnant, mais profond. De temps en temps un trouble auquel on ne comprend rien se fait à sa surface. Une ride mystérieuse se plisse, puis s'évanouit, puis reparaît; une bulle d'air monte et crève. C'est peu de chose, c'est terrible. C'est la respiration de la bête inconnue.

De certaines habitudes étranges: arriver à l'heure où les autres partent, s'effacer pendant que les autres s'étalent, garder dans toutes les occasions ce qu'on pourrait appeler le manteau couleur de muraille, chercher l'allée solitaire, préférer la rue déserte, ne point se mêler aux conversations, éviter les foules et les fêtes, sembler à son aise et vivre pauvrement, avoir, tout riche qu'on est, sa clef dans sa poche et sa chandelle chez le portier, entrer par la petite porte, monter par l'escalier dérobé, toutes ces

singularités insignifiantes, rides, bulles d'air, plis fugitifs à la surface, viennent souvent d'un fond formidable.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Une vie nouvelle s'empara peu à peu de Cosette; les relations que crée le mariage, les visites, le soin de la maison, les plaisirs, ces grandes affaires. Les plaisirs de Cosette n'étaient pas coûteux, ils consistaient en un seul être avec Marius. Sortir avec lui, rester avec lui, c'était là la grande occupation de sa vie. C'était pour eux une joie toujours toute neuve de sortir bras dessus, bras dessous, à la face du soleil, en pleine rue, sans se cacher, devant tout le monde, tous les deux tout seuls. Cosette eut une contrariété. Toussaint ne put s'accorder avec Nicolette, le soudage de deux vieilles filles étant impossible, et s'en alla. Le grand-père se portait bien; Marius plaidait çà et là quelques causes; la tante Gillenormand menait paisiblement près du nouveau ménage cette vie latérale qui lui suffisait. Jean Valjean venait tous les jours.

Le tutoiement disparu, le vous, le madame, le monsieur Jean, tout cela le faisait autre pour Cosette. Le soin qu'il avait pris lui-même de la détacher de lui lui réussissait. Elle était de plus en plus gaie et de moins en moins tendre. Pourtant elle l'aimait toujours bien, et il le sentait. Un jour elle lui dit tout à coup : « Vous étiez mon père, vous n'êtes plus mon père, vous étiez mon oncle, vous n'êtes plus mon oncle, vous étiez monsieur Fauchelevent, vous êtes Jean. Qui êtes-vous donc? je n'aime pas tout ça. Si je ne vous savais pas si bon, j'aurais peur de vous. »

Il demeurait toujours rue de l'Homme-Armé, ne pouvant se résoudre à s'éloigner du quartier qu'habitait Cosette.

Dans les premiers temps il ne restait près de Cosette que quelques minutes, puis s'en allait.

Peu à peu il prit l'habitude de faire ses visites moins courtes. On eût dit qu'il profitait de l'autorisation des jours qui s'allongeaient : il arriva plus tôt et partit plus tard.

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III

ILS SE SOUVIENNENT DU JARDIN DE LA RUE PLUMET

Ce fut la dernière fois. A partir de cette dernière lueur, l'extinction complète se fit. Plus de familiarité, plus de bonjour avec un baiser, plus jamais ce mot si profondément doux :

Mon père ! » Il était, sur sa demande et par sa propre complicité, successivement chassé de tous ses bonheurs; et il avait cette misère qu'après avoir perdu Cosette tout entière en un jour, il lui avait fallu ensuite la reperdre en détail.

L'œil finit par s'habituer aux jours de cave. En somme, avoir tous les jours une apparition de Cosette, cela lui suffisait. Toute sa vie se concentrait dans cette heure-là. Il s'asseyait près d'elle, il la regardait en silence, ou bien il lui parlait des années d'autrefois, de son enfance, du couvent, de ses petites amies d'alors. Une après-midi, c'était une des premières journées d'avril, déjà chaude, encore fraiche, le moment de la grande gaieté du soleil, les jardins qui environnaient les fenêtres de Marius et de Cosette avaient l'émotion du réveil, l'aubépine allait poindre, une bijouterie de giroflées s'étalait sur les vieux murs, les gueulesde-loup roses bâillaient dans les fentes des pierres, il y avait dans l'herbe un charmant commencement de pâquerettes et de boutons d'or, les papillons blancs de l'année débutaient, le vent, ce ménétrier de la noce éternelle, essayait dans les arbres les premières notes de cette grande symphonie aurorale que les vieux poëtes appelaient le renouveau, Marius dit à Cosette: Nous avons dit que nous irions revoir notre jardin de la rue Plumet. Allons-y. Il ne faut pas être ingrats.-Et ils s'envolèrent comme deux hirondelles vers le printemps. Ce jardin de la rue Plumet leur faisait l'effet de l'aube. Ils avaient déjà derrière eux dans la vie quelque chose qui était comme le printemps de leur amour. La maison de la rue Plumet, étant prise à bail, appartenait encore à Cosette. Ils allèrent à ce jardin et à cette maison. Ils s'y retrouvèrent, ils s'y oublièrent. Le soir, à l'heure ordinaire, Jean Valjean vint rue des Filles-du-Calvaire. Madame est sortie avec monsieur, et n'est pas rentrée encore, lui dit Basque. Il s'assit en silence et attendit une heure. Cosette ne rentra point. Il baissa la tête et s'en alla.

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Cosette était si enivrée de sa promenade à

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leur jardin et si joyeuse d'avoir vécu tout un jour dans son passé qu'elle ne parla pas d'autre chose le lendemain. Elle ne s'aperçut pas qu'elle n'avait point vu Jean Valjean.

-De quelle façon êtes-vous allés là? lui demanda Jean Valjean.

-A pied.

-Et comment êtes-vous revenus?
-En fiacre.

Depuis quelque temps Jean Valjean remarquait la vie étroite que menait le jeune couple. Il en était importuné. L'économie de Marius était sévère, et le mot pour Jean Valjean avait son sens absolu. Il hasarda une question :

- Pourquoi n'avez-vous pas une voiture à vous? Un joli coupé ne vous coûterait que cinq cents francs par mois. Vous êtes riches.

-Je ne sais pas, répondit Cosette.

-C'est comme Toussaint, reprit Jean Valjean. Elle est partie. Vous ne l'avez pas remplacée. Pourquoi ?

-Nicolette suffit.

-Mais il vous faudrait une femme de chambre.

-Est-ce que je n'ai pas Marius?

-Vous devriez avoir une maison à vous, des domestiques à vous, une voiture, loge au spectacle. Il n'y a rien de trop beau pour vous. Pourquoi ne pas profiter de ce que vous êtes riches? La richesse, cela s'ajoute au bonheur. Cosette ne répondit rien.

Les visites de Jean Valjean ne s'abrégeaient point. Loin de là. Quand c'est le cœur qui glisse, on ne s'arrête pas sur la pente.

Pars.-Imprimerie Bereintre et Dus o

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Lorsque Jean Valjean voulait prolonger sa visite et faire oublier l'heure, il faisait l'éloge de Marius; il le trouvait beau, noble, courageux, spirituel, éloquent, bon. Cosette enchérissait. Jean Valjean recommençait. On ne tarissait pas. Marius, ce mot était inépuisable; il y avait des volumes dans ces six lettres. De cette façon, Jean Valjean parvenait à rester longtemps. Voir Cosette, oublier près d'elle, cela lui était si doux ! C'était le pansement de sa plaie. Il arriva plusieurs fois que Basque vint dire à deux reprises: « M. Gillenormand m'envoie rappeler à madame la baronne que le diner est servi. »

son de la chrysalide qui s'était présentée à l'esprit de Marius? Jean Valjean était-il en effet une chrysalide qui s'obstinerait, et qui viendrait faire des visites à son papillon?

Un jour il resta plus longtemps encore qu'à l'ordinaire. Le lendemain, il remarqua qu'il n'y avait point de feu dans la cheminée. Tiens! pensa-t-il. Pas de feu. - Et il se donna à lui-même l'explication: - C'est tout simple. Nous sommes en avril. Les froids ont cessé.

-Dieu! qu'il fait froid ici! s'écria Cosette en entrant.

-Mais non, dit Jean Valjean.

-C'est donc vous qui avez dit à Basque de

Ces jours-là, Jean Valjean rentrait chez lui ne pas faire de feu? très-pensif.

Y avait-il donc du vrai dans cette comparai

-Oui. Nous sommes en mai tout à l'heure. -Mais on fait du feu jusqu'au mois de juin.

Dans cette cave-ci, il en faut toute l'année.

J'ai pensé que le feu était inutile. -C'est bien là une de vos idées! reprit Cosette. Le jour d'après, il y avait du feu. Mais les deux fauteuils étaient rangés à l'autre bout de la salle près de la porte. Qu'est-ce que cela veut dire? pensa Jean Valjean.

Il alla chercher les fauteuils, et les remit à leur place ordinaire près de la cheminée.

Ce feu rallumé l'encouragea pourtant. Il fit durer la causerie plus longtemps encore que d'habitude. Comme il se levait pour s'en aller, Cosette lui dit :

-Mon mari m'a dit une drôle de chose hier. -Quelle chose donc ?

«

-Il m'a dit : « Cosette, nous avons trente mille livres de rente. Vingt-sept que tu as, trois que me fait mon grand-père. » J'ai répondu Cela fait trente. » Il a repris : « Aurais-tu le courage de vivre avec les trois mille?» J'ai répondu : « Oui, avec rien. Pourvu que ce soit avec toi. » Et puis j'ai demandé: « Pourquoi me dis-tu ça?» Il m'a répondu : « Pour savoir. »

Jean Valjean ne trouva pas une parole. Cosette attendait probablement de lui quelque explication; il l'écouta dans un morne silence. Il s'en retourna rue de l'Homme-Armė; il était si profondément absorbé qu'il se trompa de porte, et qu'au lieu de rentrer chez lui, il entra dans la maison voisine. Ce ne fut qu'après avoir monté presque deux étages qu'il s'aperçut de son erreur et qu'il redescendit.

Son esprit était bourrelé de conjectures. Il était évident que Marius avait des doutes sur l'origine de ces six cent mille francs, qu'il craignait quelque source non pure, qui sait? qu'il avait même peut-être découvert que cet argent venait de lui Jean Valjean, qu'il hésitait devant cette fortune suspecte, et répugnait à la prendre comme sienne, aimant mieux rester pauvres, lui et Cosette, que d'être riches d'une richesse trouble.

En outre, vaguement, Jean Valjean commençait à se sentir éconduit.

Le jour suivant, il eut, en pénétrant dans la salle basse, comme une secousse. Les fauteuils avaient disparu. Il n'y avait pas même une chaise.

-Ah çà, s'écria Cosette en entrant, fauteuils! Où sont donc les fauteuils?

pas

de

-Ils n'y sont plus, répondit Jean Valjean. -Voilà qui est fort!

Jean Valjean bégaya :

-C'est moi qui ai dit à Basque de les enlever -Et la raison?

-Je ne reste que quelques minutes aujourd'hui.

-Rester peu, ce n'est pas une raison pour rester debout.

-Je crois que Basque avait besoin des fauteuils pour le salon.

--Pourquoi?

-Vous avez sans doute du monde ce soir.
-Nous n'avons personne.

Jean Valjean ne put dire un mot de plus.
Cosette haussa les épaules.

-Faire enlever les fauteuils! L'autre jour, vous faites éteindre le feu. Comme vous êtes singulier!

-Adieu, murmura Jean Valjean.

il ne dit pas: « Adieu, Cosette. Mais il n'eut pas la force de dire : « Adieu, madame. » Il sortit accablé.

Cette fois il avait compris.

Le lendemain il ne vint pas. Cosette ne le remarqua que le soir.

-Tiens, dit-elle, M. Jean n'est pas venu aujourd'hui.

Elle eut comme un léger serrement de cœur, mais elle s'en aperçut à peine, tout de suite distraite par un baiser de Marius.

Le jour d'après, il ne vint pas.

Cosette n'y prit pas garde, passa sa soirée et dormit sa nuit, comme à l'ordinaire, et n'y pensa qu'en se réveillant. Elle était si heureuse! Elle envoya bien vite Nicolette chez M. Jean savoir s'il était malade, et pourquoi il n'était pas venu la veille. Nicolette rapporta la réponse de M. Jean. Il n'était point malade. Il était occupé. Il viendrait bientôt. Le plus tôt qu'il pourrait. Du reste, il allait faire un petit voyage. Que madame devait se souvenir que c'était son habitude de faire des voyages de temps en temps. Qu'on n'eût pas d'inquiétude. Qu'on ne songeât point à lui.

Nicolette, en entrant chez M. Jean, lui avait répété les propres paroles de sa maitresse. Que madame envoyait savoir pourquoi monsieur Jean n'était pas venu la veille. »Il y a deux jours que je ne suis venu, dit Jean Valjean avec douceur.

Mais l'observation glissa sur Nicolette qui n'en rapporta rien à Cosette.

IV

L'ATTRACTION ET L'EXTINCTION

Pendant les derniers mois du printemps et les premiers mois de l'été de 1833, les passants clairsemés du Marais, les marchands des boutiques, les oisifs sur le pas des portes, remarquaient un vieillard proprement vêtu de noir,

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