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D'être immortels, si ces dieux qu'on révère
Devaient traîner leur triste éternité
Sans dépouiller la majesté sévère;
Si, pour l'honneur de la divinité,
Ils ne pouvaient briser la chaîne austère
De la contrainte et de la dignité.
Junon commande à la nature entière,
Je le confesse; et pour ce cœur si fier
Il est flatteur de marcher la première
Parmi les dieux, et près de Jupiter.
Il faut pourtant à cette reine altière
D'autres plaisirs, des plaisirs plus touchans:
Samos lui rouvre un sein qui l'a nourrie;
Et Junon trouve en cette île fleurie

Ces plaisirs purs qui naissent dans les champs.
Elle y parut, alors que toute prête
Sur le rivage, en ses replis flottans,
Déjà ma voile emprisonnait les vents.
J'allais partir; mais son ordre m'arrête.
Conduit près d'elle, et près de son époux,
Dans un salon de fleurs et de verdure,
Orné des mains de la simple nature,
Je viens, je tombe à leurs sacrés genoux.
De l'univers je contemple les maîtres.
Ils étaient seuls; car les dieux de leur cour
Étaient restés au céleste séjour;

Et le troupeau des demi-dieux champêtres,
Par Jupiter enivrés en ce jour,

Trop échauffés de nectar et d'amour,
L'avaient quitté pour suivre sous les hêtres
Le jeune essaim des nymphes d'alentour.
L'exemple entraîne; et le fils de Saturne
Avait aussi, sur la fin du repas,

Pressé Junon, et volé dans ses bras.
Tout l'annonçait : on remarquait une urne
Sur le gazon renversée auprès d'eux,

Et cent cristaux, qui, brisés dans leurs jeux,
Témoins récens d'une gaîté folâtre,
Du grand combat parsemaient le théâtre.
Sages enfin après l'emportement,
Ils jouissaient de ce repos charmant
Où tombe une âme heureuse et satisfaite,
Calme enchanteur, tranquillité parfaite,
Pure, sans trouble et sans égarement.
Ils raisonnaient : ils demandaient comment
L'enfant Amour, qui paraît si paisible,
Porte en nos sens ce tumulte terrible,
Tel que celui de l'humide élément
Quand l'aquilon, de son souffle invincible,
Le bouleverse impétueusement:

Ils demandaient si sa flamme invisible
Sur chaque sexe agit également;

Lequel des deux, la maîtresse ou l'amant,
Prend plus de part, se montre plus sensible
A ses plaisirs dans un tendre moment.
Junon disait : Faut-il qu'on délibère?

Ne sait-on pas qu'en ces instans si doux
L'homme, plus vif, est plus flatté que nous ?
Mais Jupiter prétendait le contraire.

C'est aux experts d'expliquer ce mystère:
Mais des experts, en est-il sur ce point?
L'expérience, en ce cas nécessaire,
Qui peut l'avoir? Eh! Cypris ne l'a point:
Cypris pourtant du Plaisir est la mère.
A ce propos la déesse sourit,

Et le vieillard en ces termes reprit :

On me fit juge en cette conjoncture. J'étais fameux ; et ma double aventure, Dont les détails ont été mal connus, A Jupiter donnait droit de conclure Que je pouvais, instruit sur la nature, N'ignorant pas l'une et l'autre Vénus, Développer cette matière obscure. Il ne savait mes destins qu'à demi; Et, je le crois, sa sagesse profonde Peut bien mouvoir les grands ressorts du monde Sans s'occuper du sort d'une fourmi. De mes malheurs Junon mieux informée, Puisqu'en secret elle en était l'auteur, A son époux, loin d'ôter son erreur, Accréditait ma fausse renommée; Elle riait, et jouissait tout bas

De sa malice et de mon embarras,

Comblait mes maux, qui furent son ouvrage,

En y joignant et l'insulte et l'outrage,
Et m'honorait pour me faire rougir.
Sa bouche, enfin, paraissant m'applaudir,
Par un discours, que le dieu crut sincère,
Sut m'accabler d'une ironie amère :

« Vous qui rendez les dieux mêmes jaloux,
>> Pour qui le sort, de ses dons moins avare,
» A réuni, par un accord si rare,

>> Les deux plaisirs et d'épouse et d'époux, » De ces plaisirs quelle est la différence?

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Lequel vous semble et plus vif et plus doux? » Une dispute élevée entre nous

» Sur ce problême attendait la sentence
» D'un connaisseur, d'un juge tel que vous.
» Des rois du ciel éclairez l'ignorance.

» Le monde entier, qui vantait votre nom,
>> Des dieux encor vous nommera l'arbitre.
» A ce bienfait reconnaissez Junon;
>> Vous lui devez ce respectable titre. »
Je ressentis jusqu'au fond de mon cœur
Le sel piquant de ce discours moqueur.
Mais, malgré moi, malgré ma honte extrême,
Je l'acceptai ce titre si pompeux,

Et j'avoûrai que, par vanité même,
Je fus sensible à cet honneur suprême:
Vanité folle! honneur trop dangereux !
Sur cette mer, insensé qui s'expose!

Ah! croyez-moi, ne jugeons point la cause

De deux époux, surtout quand ils sont dieux.
Mon jugement à Junon fut contraire.
J'avais connu les différens désirs;
A leur ardeur mesurant les plaisirs,
Je satisfis, ou je crus satisfaire,
Et ma vengeance et l'équité sévère.
Junon perdit. Par de très-grands éclats
Elle annonça sa fureur vengeresse.
Le dieu sourit. « Ah! ne triomphez pas,
>>> Dit aussitôt la terrible déesse:

» Sachez enfin que ce Tirésias

» A sans jouir consumé sa jeunesse ; » Que les plaisirs, appelés tous les jours, >> (Quoiqu'il se flatte et trompe sans scrupule » En ce moment Jupiter trop crédule) » Jamais pour lui n'ont cessé d'être sourds, » Et n'ont jamais couronné ses amours; » Que des plaisirs ce juge ridicule >> Est un aveugle... et le sera toujours. » En prononçant cet arrêt formidable, Junon me jette un regard furieux, S'élance à moi, fait deux fois sur mes yeux Tomber le poids de sa main redoutable, Pour me ravir la lumière des cieux.. Sans doute alors, par sa rage inhumaine, Elle me crut aveuglé sans retour: Grâces du moins à ma fuite soudaine, Un de mes yeux fut seul privé du jour.

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