» O belle nymphe!... après toi je soupire. » Mes vœux ardens..... Mais qu'ai-je à demander? » Je suis à toi ; j'ai ce que je désire.
» Que peut le ciel au-delà m'accorder ? » Quel bien plus grand que de te posséder? » Ce bien pourtant est un mal sans remède. » Narcisse est pauvre au milieu des trésors: » Il les poursuit, et, malgré ses efforts, » N'en jouit point, parce qu'il les possède. » Pour en jouir je sens avec effroi
» Qu'il me faudrait me séparer de moi. » Mourons... Pourquoi ne peux-tu me survivre? » Au noir ciseau faut-il que je te livre?... >> Mais de nos jours s'il tranche le fil d'or, »Tu vas me suivre à la rive infernale; » Et moi, penché sur la barque fatale, » Dans l'eau du Styx je vais te voir encor! » Ah! c'en est fait, je sens que je succombe... » Je m'affaiblis... je chancelle... je tombe. » Il perd alors l'usage de ses sens :
L'herbe reçoit ses membres languissans. Mais au moment qu'il revient à lui-même, Ses premiers soins sont pour l'ombre qu'il aime : Il se regarde, et méconnaît son teint;
Son œil se voit, et se voit presque éteint; A ses regards son front se décolore;
Il dépérit consumé de douleur:
De sa beauté, dès sa première aurore,
Un vent brûlant a desséché la fleur. Il en gémit. A cet aspect funeste Il lève au ciel et les yeux et les bras, Et, ramassant la force qui lui reste: Hélas! dit-il. Echo redit: Hélas! Ce long soupir de colline en colline Est renvoyé dans la plaine voisine Et retentit jusqu'à Tirésias.
Tirésias et tout le peuple en larmes Allaient cherchant les amans fugitifs; Mais à ce bruit ils redoublent d'alarmes, Et, dirigés par ces accens plaintifs, Vers le vallon hâtent leurs pas tardifs.
En peu d'instans le vieillard même arrive. Narcisse au loin, nu, couché sur la rive, Frappe d'abord les regards étonnés. On voit sa tête, hors du bord avancée, Sur le courant tristement abaissée, Et ses cheveux aux vents abandonnés.
Nise et Cloris y courent avec zèle ; Dircé les suit: Doris, plus vive qu'elle, L'honneur des bois, la chasseuse Doris, Passe de loin Dircé, Nise et Cloris. Laure aux yeux noirs, et la blonde Glycère, Et Célimène, à la taille légère,
Volent ensemble. O belle Théano!
O tendre amie, et compagne d'Echo! En l'appelant tu cours à son Narcisse.
Echo voudrait, sensible à cet office,
Nommer ton nom : la nymphe, au lieu du tien,
En t'écoutant, ne redit que le sien. Laissant enfin les autres en arrière, Près du ruisseau tu parviens la première. Tu vois Narcisse... ou plutôt... justes dieux! Narcisse était invisible à tes yeux.
« O mes amis ! mes compagnes fidèles ! » Venez, cherchons; cet enfant merveilleux » A disparu sans sortir de ces lieux. » Chacun s'empresse à ces tristes nouvelles ; Même aux plus lents l'ardeur donne des ailes : On vient, on cherche au milieu des roseaux, Et sur la rive et jusqu'au fond des eaux; De ce beau corps on ne voit nul vestige. Mais tout-à-coup, par un autre prodige, Du sein de l'herbe il sort avec éclat Un bouton d'or sur une longue tige, Bordé de fleurs d'un tissu délicat, Feuilles d'argent qu'un léger souffle abat; Plante agréable et de frêle existence, Enfant de Flore à peu de jours borné, Doux, languissant, symbole infortuné De la froideur et de l'indifférence.
De toutes parts le Narcisse nouveau Croissait déjà sur le bord du ruisseau, En gémissant les belles le cueillirent ; A leur côté le płacèrent, et dirent :
Que notre sein lui serve de tombeau. » Mais, ô douleur ! elles flairaient à peine La fleur récente; à peine avec ardeur
Leurs vifs époux, que cet exemple entraîne, Jaloux aussi d'en connaître l'odeur, La respiraient d'une indiscrète haleine; Tous de Junon victimes à leur tour, Dans la vapeur de ce jeune calice Puisèrent l'âme et l'esprit de Narcisse, Et l'amour-propre, et l'oubli de l'amour. Tous du poison sentent déjà l'ivresse, Cherchent sa source, et dans l'eau dont il sort Vont à l'envi se contempler sans cesse : Le plus grand nombre y rencontre la mort. Le reste ( ainsi le voulait la déesse) Survit, hélas! pour un plus triste sort : Vivre insensible est une mort cruelle
Que chaque jour, chaque instant renouvelle. N'avoir du moins de sensibilité
Que pour soi-même, et dédaigner les autres, N'aimer enfin la grâce, la beauté,
Les agrémens qu'autant qu'ils sont les nôtres, C'est être mort pour la société.
Tel fut ce peuple : il changea de nature, Et prit une âme indifférente et dure.
O nation trop digne de pitié!
Qu'est devenu ce sentiment intime
Par qui tout vit, qui fait l'homme et l'anime;
Qui, sous les noms d'amour et d'amitié, Tenant chacun l'un à l'autre lié,
De l'univers est le moteur sublime;
Ce sentiment qui, par de prompts ressorts, Pour nos pareils excite nos transports, Et hors de nous sait emporter nos âmes? Déjà ce feu n'élance plus ses flammes: Trop concentré, loin de tendre au dehors, En sens contraire il tourne ses efforts.
Tout votre amour se tourne vers vous-même... Eh bien! allez, contentez vos souhaits; Connaissez-vous, admirez vos attraits. Ils se livraient à ce plaisir suprême, Et commençaient d'en jouir à longs traits, Quand de Junon, l'agile messagère, Glisse dans l'air sur une aile légère. De ses couleurs le mélange éclatant Brille à sa suite: il peint dans un instant L'immensité des célestes campagnes, Descend en arc au-dessus des montagnes, Touche les pins, les chênes, et paraît En l'éclairant embraser la forêt.
Le ciel s'ébranle... Une voix trop connue, La voix d'Echo, dans ce vallon secret Se fait entendre, et répète à regret Ces mots tonnans qui sortent de la nue : JUNON L'EMPORTE, ET VÉNUS est vaincue. L'Amour dès lors pour jamais disparut:
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