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UN LÉGENDIER FRANÇAIS DU XIII SIÈCLE

CLASSÉ SELON L'ORDRE DE L'ANNÉE LITURGIQUE,

PAR

M. PAUL MEYER.

Le recueil de légendes en prose française qui sera étudié dans le présent mémoire se distingue à première vue des recueils analogues que j'ai eu précédemment l'occasion de décrire. Dans ceux-ci, en effet, ou du moins dans la plupart d'entre eux, les légendes sont classées plus ou moins rigoureusement, selon un ordre que l'on pourrait appeler hiérarchique : d'abord quelques morceaux sur la Nativité du Christ, sur l'Épiphanie, sur la descente de Jésus en enfer, puis la série des légendes des apôtres, et enfin les vies d'une trentaine de martyrs et de confesseurs ayant joui, en France surtout, d'une grande popularité. Parfois les vies des saintes sont groupées et forment une série distincte placée à la fin (1).

(1) Voir sur ce type, qui a été diversement modifié par des additions variables, la notice sur le ms. B. N. fr. 6447, dans les Notices et extraits, XXXV, 469-472.

XXXVI.

1

IMPRIMERIE NATIONALE.

Le recueil dont nous allons nous occuper, et qui nous est parvenu en plusieurs exemplaires dont la description sera donnée plus loin, offre une tout autre disposition. Les légendes y sont rangées selon l'ordre de l'année liturgique, et par conséquent commencent à la Saint-André (30 novembre). H ne contient pas moins de 168 morceaux, dépassant ainsi considérablement tous les recueils de légendes françaises qui nous sont parvenus (1). Ces légendes, à peu d'exceptions près, sont fort abrégées, par comparaison aux vies latines qu'on peut lire dans les recueils de Mombritius, de Surius et des Bollandistes; parfois elles se réduisent à quelques lignes. On peut se demander si le travail d'abréviation a été fait par l'écrivain anonyme à qui nous devons le recueil, et qui ne nous a laissé aucun renseignement sur la façon dont il a procédé, ou si cet écrivain s'est borné à traduire un légendier latin où les vies se trouvaient déja abrégées et rangées dans l'ordre du calendrier liturgique. On verra que la seconde de ces deux hypothèses doit être adoptée, bien que nous ne connaissions pas de légendier latin qui corresponde exactement à notre recueil français.

Sans parler des lectionnaires, où les vies sont coupées en leçons, et dont aucun par conséquent ne peut être la source de notre légendier français, il existe plusieurs recueils où les vies des saints sont rangées dans l'ordre du bréviaire. Les plus connus sont la Summa de divinis officiis de Jean Beleth, dont malheureusement nous n'avons qu'une édition (plusieurs fois réimprimée) très infidèle (2), et la Legenda aurea de Jacques de Varazze, qui a obtenu, peutètre à cause de l'heureux choix du titre, une popularité bien peu méritée. Ce n'est d'aucune de ces deux compilations que dérive notre légendier. La comparaison la plus superficielle suffit pour l'établir. Après d'assez longues recherches, je crois avoir trouvé un recueil latin qui est sinon l'original de l'ouvrage français, du moins une œuvre très voisine de cet original: c'est une compilation qui ne parait guère avoir attiré l'attention jusqu'ici (3), et dont on

(1) Le légendier contenu dans le manuscrit Phillipps 3660 (Notices et extraits, XXXIV, 1, 183 et suiv.), et qui est l'un des plus étendus parmi ceux qui ont été décrits en détail, ne renferme que 80 morceaux. Le ms. de Queen's Coll., Oxford, non encore décrit, le plus volu

mineux de tous les recueils de ce genre, en contient 115.

(2) Voir ce que dit à cet égard M. Hauréau, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale, I, 89 et suiv.

(3) L'abbé Lebeuf est le premier, à ma con

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possède plusieurs copies de la seconde moitié du XIIe siècle ou du xive. Elle est ordinairement intitulée Abbreviatio in gestis et miraculis sanctorum. Dans un ms. de l'Arsenal (no 937 du nouveau catalogue) elle est désignée à l'incipit par ces mots : Summa de vitis sanctorum. Ce manuscrit est du milieu ou du troisième quart du XIe siècle. Rien ne prouve que la compilation, dont l'auteur ne s'est pas nommé, soit notablement plus ancienne. Elle est, en tout cas, postérieure à 1230, puisqu'elle renferme un miracle de la Vierge daté de cette année (voir plus loin § 114).

C'est du manuscrit de l'Arsenal que je me suis servi de préférence pour la comparaison avec le légendier français. Il existe à Paris d'autres exemplaires de la Summa ou Abbreviatio in vitis sanctorum. Je citerai: B. N. lat. 5639, fin du XIIe siècle, Bibliothèque Mazarine, no 1731 du catalogue de M. Molinier, XIVe siècle. Deux autres exemplaires de la même compilation ont été signalés, l'un à Auxerre, n° 124 (ancien 111), qui est attribué au xe siècle (1), l'autre à Besançon, no 816, de la seconde moitié du xive siècle (2). Il en existe probablement d'autres, dissimulés dans les catalogues sous les titres vagues ou erronés de « Légendes des saints », « Vies des saints », « Légende dorée ».

Voici, d'après le manuscrit de l'Arsenal, le prologue de ce légendier, où l'auteur explique suffisamment le but qu'il s'est proposé :

Incipit summa de vitis sanctorum.

Cum plurimi sacerdotes sanctorum passiones et vitas non habeant, et ex officio suo eas scire et predicare debeant ad excitandam fidelium devotionem in sanctos, eorum maxime vitas qui in kalendario annotantur succincte perstringimus, ut fibelli brevitas fastidium non generet et parrochiales presbiteros librorum inopia non excuset. Si quis autem vitam sui patroni non hic inveniat, non sit ei grave, si eam alibi totam querat.

naissance, qui se soit occupé de ce recueil, à l'occasion du ms. d'Auxerre qui sera indiqué tout à l'heure (Mémoires concernant l'histoire d'Auxerre, éd. Challe et Quantin, IV, 394 et 395). Il l'attribuait à un certain Vincent, écolâtre d'Auxerre dans la première moitié du x siècle, lequel ne serait autre que le célèbre Vincent, dit de Beauvais, l'auteur des Specula. M. Delisle (Le Cabinet historique, XXIII, 1877, 4-7) a rappelé, sans l'adopter,

l'opinion de Lebeuf, se bornant à constater que le recueil devait avoir été fait pour le clergé du diocèse d'Auxerre. En fait, le nom de Vincent ne paraît en aucun des mss. connus de cette compilation.

(1) Catalogue général des mss. des bibliothè ques publiques de France, VI, 49. Explicit : Abbreviatio in gestis et miraculis sanctorum. (2) Catal. général, XXXII, 513. L'explicit est le même que celui du ms. d'Auxerre.

Après ce court préambule, le compilateur entre immédiatement dans son sujet, en commençant par la vie de saint André. Son œuvre est très supérieure à la Légende dorée, bien qu'elle soit loin d'avoir obtenu le même succès. Elle n'est pas encombrée des absurdes explications étymologiques que Jacques de Varazze a placées en tète de chaque légende; l'auteur cite fréquemment ses sources et parfois même les discute avec un certain bon sens.

Les rapports qui unissent l’Abbreviatio ou Summa de vitis sanctorum à notre légendier français sont étroits autant qu'évidents. Pour chaque légende française j'ai indiqué la concordance avec la Summa; parfois j'ai même joint, en note, aux extraits de la version française les parties correspondantes de la Summa, et, ce que j'ai fait accidentellement, j'aurais pu le faire pour chaque légende. Qu'on se garde de supposer que le traducteur français a pu recourir aux sources mêmes qu'a utilisées l'auteur de la Summa. Cette hypothèse est exclue par le fait que dans le plus grand nombre des légendes la Summa nous présente des abrégés qui ne se trouvent nulle part ailleurs. L'accord est tel qu'il ne peut s'expliquer qu'en mettant le légendier français dans la dépendance du légendier latin.

yeux un

Devrons-nous donc conclure que le recueil français est simplement la traduction de la Summa? Je ne le pense pas. On ne peut se représenter sous cette forme le rapport des deux textes sans négliger un certain nombre de différences dont je vais parler. D'abord la Summa contient quelques légendes qui manquent dans le recueil français), et pour d'autres la traduction est incomplète (2). On peut répondre que le traducteur peut avoir eu sous les texte incomplet de la Summa, ou encore qu'il ne s'est pas cru obligé de tout traduire. J'en conviens et n'insiste pas sur ce point. Mais il y a des divergences plus difficiles à expliquer. Ainsi, pour la vie de saint André (no 1), le traducteur a certainement eu sous les yeux un texte en partie différent de celui de la Summa, et plus complet. En outre, le texte français contient jusqu'à dix légendes (3) que l'auteur de la Summa n'a point admises. Cette dernière con

Celles de sainte Eugénie (25 décembre), fol. 12 c; saint Marcel, pape (16 janvier), fol. 22 b; saint Athanase d'Alexandrie (2 mai), fol. 40 c; saint Julien du Mans (27 janvier, mais classée au 28 août avec deux autres homo

nymes), fol. 82 d; les quatre couronnés (8 novembre), fol. 102 b.

(2) Voir n° 124, 128.

(3) Les n° 4, 6, 44, 49, 56, 79, 81, 82, 85, 150.

statation est particulièrement importante. D'après quel texte ont été traduites ces dix légendes? On ne supposera pas que le traducteur a pris la peine de chercher ailleurs certaines vies qu'il ne trouvait pas dans la Summa et qu'il désirait faire entrer dans son œuvre. Une telle supposition serait assez peu vraisemblable. Il est plus simple d'admettre que notre légendier français est la traduction d'une compilation en très grande partie semblable à la Summa, mais qui en différait sur certains points, qui en était peut-être une édition augmentée. Cette hypothèse admise, on peut supposer que le traducteur a écarté certaines des légendes que lui offrait son modèle, et qu'il ne s'est pas fait faute d'écourter ou de supprimer des discussions qui, dans un ouvrage destiné à l'édification des simples gens, n'avaient point de raison d'ètre. Mais j'ai plus de peine à croire qu'il ait ajouté à son modèle. En somme, je crois que le texte mème duquel est traduit le légendier français n'est pas encore découvert, mais que toutefois l'Abbreviatio ou Summa nous en donne une idée très approximative.

Cependant, alors même que ce texte viendrait à être recouvré, toutes les difficultés que soulève la composition du recueil français ne seraient pas résolues. Voici pourquoi. J'ai dit en commençant que ce recueil se distinguait à première vue des autres collections hagiographiques françaises par l'ordre dans lequel les légendes sont rangées, mais je n'ai pas dit qu'il avait en commun avec quelques-unes de ces autres collections un certain nombre de

morceaux.

Sur les 168 légendes dont se compose notre recueil, il y en a 29 qui se retrouvent sous la même forme, dans la même version, mêlées à des légendes d'une tout autre origine, en plusieurs manuscrits. Je vais d'abord donner la liste de ces morceaux, avec l'indication sommaire des manuscrits où ils se retrouvent; ces manuscrits sont les suivants : Lyon, 772); bibliothèque Mazarine, 1716; bibliothèque Phillipps, 3660 (Cheltenham) (2); Bibliothèque nationale, fr. 423 et 17229; bibliothèque de Trinity College (Dublin), B. 2. 8;' bibliothèque de Queen's College (Oxford), 335. Des indications précises, avec renvois aux feuillets des manuscrits, seront données plus loin dans la notice proprement dite.

(1) Décrit en détail dans le Bulletin de la Société des anciens textes français, 11° année (1885). (2) Décrit dans les Notices et extraits des mss., XXXIV, 1" partie, 283 et suiv.

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