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NOTICE

SUR

TROIS LÉGENDIERS FRANÇAIS

ATTRIBUÉS À JEAN BELET,

PAR

M. PAUL MEYER.

Les trois recueils de légendes françaises que je me propose de faire connaître par la présente notice sont attribués, par une rubrique initiale conçue en termes à peu près identiques, ou par l'explicit, à un traducteur français appelé Jean Belet, qui d'ailleurs nous est absolument inconnu (1). Cependant ce sont bien trois recueils distincts et non pas trois exemplaires d'un même recueil. Il est vrai qu'on reconnaît en chacun d'eux un fonds commun de légendes, mais l'ordre selon lequel ces légendes sont transcrites diffère plus ou moins d'un recueil à l'autre, et, en dehors de ce fonds commun, les trois manuscrits ont chacun en propre un certain nombre de morceaux. De plus, il faut remarquer que la plupart des légendes qui constituent le fonds

(") Le nom de Belet n'est guère connu jusqu'à présent que par l'homonyme de notre traducteur, le théologien Jean Belet (ou Beleth), qui vivait dans la seconde moitié du xır° siècle (Histoire littéraire, XIV, 288; cf. Hauréau, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibl. nat., I, 89), sur qui on n'a guère de renseignements biographiques. Mais nous savons que Belet était un nom fort répandu en Normandie et, par suite, en Angleterre. Nous pouvons citer Michel Belet (Histor. de France, XXII, 751 B), Guillaume Belet (ibid., XXIII, 288 H, 591 B), Nicolas Belet (704 r),

XXXVI.

Robert Belet (704 J, 705 ▲), tous Normands, Eustache Belet (D. Hardy, Rotuli Normanniæ, p. 98, en 1203), Guillaume Belet (ibid., p. 36, en 1201), Mathieu Belet (ibid., p. 24, en 1200), maitre Michel Belet (ibid., p. 54, en 1202). Voir encore, pour la Normandie, les tables des Magni rotuli Scaccarii Normanniæ, publiés par Stapleton. Enfin, pour l'Angleterre, on peut voir les tables des divers recueils de rôles publiés par le Record Office, notamment celle des Excerpta e rotulis finium in Turri Londinensi asservatis, Henrico tertio rege, publiés par Roberts.

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IMPRIMERIE NATIONALE.

commun se retrouvent en des légendiers français d'où le nom de Jean Belet est absent, de sorte que leur présence dans nos trois recueils ne fournit point un argument suffisant pour les grouper en une même famille.

En somme, ce qui permet d'associer ces trois recueils en une même étude, c'est d'abord l'attribution commune à Jean Belet; c'est ensuite le fait exceptionnel que tous trois renferment une proportion variable de légendes tirées de la Legenda aurea de Jacques de Varazze; c'est enfin que les trois manuscrits présentent, dans leur exécution matérielle, des traits notables de ressemblance. Ce sont en effet trois grands livres, à trois colonnes par page, exécutés, avec un certain luxe, vers le milieu du xive siècle.

Ces trois livres n'ont donné lieu, jusqu'à présent, à aucune recherche. Je ne les ai point cités dans les divers mémoires que j'ai publiés sur un assez grand nombre de légendiers français. Deux d'entre eux, ceux qui portent les numéros 183 et 185 du fonds français à la Bibliothèque nationale, ont été sommairement décrits par Paulin Paris dans ses Manuscrits françois de la Bibliothèque royale (1), mais le contenu n'en a pas été détaillé, et les différences qui les distinguent n'ont pas été relevées. Quant au plus important des trois, le manuscrit du Musée britannique Add. 17275, il n'a été signalé que dans le catalogue des manuscrits additionnels du Musée britannique, où il est décrit en quelques lignes (2).

L'attribution de trois recueils différents à un même auteur ou traducteur est certainement un curieux problème d'histoire littéraire. Si nous n'avons pas encore les éléments nécessaires pour le résoudre à notre entière satisfaction, il est du moins possible de déterminer avec exactitude les sources de nos

(1) T. II, p. 87 et 91 (anciens no 6845 et 6845*.*).

(2) Catalogue of additions to the mss. in the British Museum, in the years M DCCC XLVIM DCCC XLVII (1864), p. 383. — Il convient de relever ici une erreur commise à propos du même manuscrit par M. Ward, dans son Catalogue of romances in the dep. of mss. in the British Museum. Ayant à traiter de la version du voyage de saint Brendan que renferme le ms. Add. 17275 (art. 122), il a cru que cette

version était l'œuvre de Jean Belet (Catalogue
précité, II, 550), considérant le recueil entier
comme traduit
par cet auteur (cf. II, 479 et
549). Il ne parait pas avoir su que la même
version en prose française du voyage de saint
Brendan se rencontrait anonyme en de nom-
breux manuscrits dont plusieurs appartien-
nent à la seconde moitié du XIIIe siècle, et
que c'est d'un de ces manuscrits qu'elle a dû
passer dans la compilation attribuée à Jean
Belet.

trois légendiers et d'indiquer ce qu'ils ont de commun et ce qui est propre chacun d'eux. Tel sera l'objet de la présente notice.

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Ces trois recueils sont d'étendue différente. Le plus copieux, qui est le manuscrit de Londres, renferme 154 légendes. Le manuscrit B. N. fr. 185 en contient 137, et le manuscrit fr. 183 seulement 77. On pourrait, à première vue, supposer que le plus court (fr. 183) représente la rédaction primitive, qui aurait été accrue par diverses additions tant dans le manuscrit 185 que dans le manuscrit de Londres. On pourrait, inversement, être tenté de considérer le manuscrit de Londres comme offrant l'état primitif d'un recueil dont nous aurions deux abrégés différents dans les deux autres recueils. Ces deux hypothèses seraient également erronées. Chacun des manuscrits est indépendant des deux autres, ce qui peut être établi par plusieurs preuves, dont l'une est que chaque manuscrit, mème le plus court, renferme des légendes qui manquent aux autres. La conclusion nécessaire est que les trois recueils sont formés d'un noyau commun diversement accru ou diminué dans chacun d'eux. Ce sont, en réalité, trois compilations différentes, bien qu'utilisant en très grande partie les mèmes éléments, et, je dois l'ajouter, trois compilations faites avec peu de soin et selon un plan mal défini.

Ce caractère de compilation se montre notamment en ceci qu'en chacun de nos trois manuscrits quelques légendes sont copiées deux fois. Ce cas est surtout fréquent pour celui de Londres : l'Invention de la Croix y figure sous les numéros 13 et 134, de même les vies de saint Hilaire (nos 41 et 103), de saint Antoine (nos 42 et 104), de saint Vast (nos 73 et 100), etc. Le mème fait s'observe, plus rarement toutefois, dans les deux manuscrits de Paris. Évidemment les écrivains à qui sont dus ces trois recueils ont eu chacun sous les yeux deux ou trois légendiers français contenant en partie les mèmes légendes, et, puisant tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre, ils n'ont pas su éviter les doubles emplois. Ces légendiers, on peut, jusqu'à un certain point, en déterminer la nature. Ils se répartissent en deux catégories parfaitement dis

tinctes:

1o Un ou plusieurs légendiers français analogues à ceux des mss. Phillipps 3660 et Bibl. nat. fr. 6447 que j'ai décrits récemment (1). Les légendiers

(Notices et extraits des manuscrits, XXXIV, 1" partie, p. 183, et XXXVI, p. 467.

de cette classe remontent à un type qui doit avoir été constitué peu après le milieu du xe siècle. On n'y trouve pas exclusivement des vies de saints; on y voit figurer certaines légendes pieuses qui n'appartiennent pas proprement à l'hagiographie, telles que le récit de l'Invention de la Croix ou l'Évangile de Nicodème, et certaines homélies empruntées à la version française des sermons de Maurice de Sully. L'ordre suivi, dans plusieurs de ces recueils, est à peu près celui-ci récits relatifs à la naissance et à la vie du Christ; vies des apôtres, des martyrs et des confesseurs, des saintes. Cet ordre a été évidemment conçu par un traducteur ou par un compilateur, car il n'est observé dans aucun des légendiers latins que nous connaissons. Les légendiers français où cette disposition est plus ou moins rigoureusement observée sont au nombre d'une douzaine, entre lesquels il est difficile de déterminer ceux qui ont le mieux gardé le type primitif. Je les désignerai dans ce mémoire sous le titre général de : Recueils ou légendiers de la première classe (1). Entre ces légendiers, plusieurs présentent des caractères particuliers qui justifieraient des sous-divisions dans ce que j'appelle la première classe. L'un d'eux, qui est certainement l'un des plus anciens, le ms. d'Arras (2), range les premières légendes dans un ordre spécial, qui se retrouve en deux des trois légendiers qui seront décrits dans le présent mémoire, les mss. fr. 183 et 185.

2o Une seconde source, à laquelle deux de nos trois recueils ont fait des emprunts considérables, a été la Legenda aurea de Jacques de Varazze. La proportion des éléments empruntés à cette source varie selon les manuscrits. Dans le ms. de Londres, j'ai compté, sauf erreur, 62 légendes (sur un total de 154) traduites de Jacques de Varazze; dans le ms. fr. 185, j'en compte 60 (sur 137). Notons que ce dernier contient seize morceaux tirés de la Légende dorée que le recueil de Londres n'a pas. C'est donc, en total, 78 chapitres de la compilation de Jacques de Varazze que nous trouvons dans nos deux recueils. La Legenda aurea est divisée en 182 chapitres (3).

Ici se pose une question qu'il n'est pas permis de négliger, encore bien

(1) A cette classe appartient, en grande partie du moins, le légendier du ms. fr. 6447 que j'ai décrit en détail. C'est à la notice de ce ms. que je me référerai de préférence. On y trouvera des indications bibliographiques qu'il

me semble inutile de reproduire dans le pré

sent mémoire.

(2) Décrit dans la Romania, XVII, 366-400. (3) Le ms. fr. 183 n'a emprunté à la Légende dorée que le chapitre sur l'Avent (art. 4), et

qu'il ne paraisse pas possible de la résoudre en toute sécurité avec les éléments d'information que nous possédons actuellement. Existait-il une traduction française de la Légende dorée de laquelle ont été tirés les 70 chapitres empruntés par nos deux légendiers à Jacques de Varazze? Ou bien vaut-il mieux admettre que ces 70 morceaux ont été traduits par l'auteur d'une compilation française que nous n'avons plus, mais d'où seraient dérivés les trois recueils étudiés dans ce mémoire? La première hypothèse me séduirait assez. On pourrait supposer qu'un certain Jean Belet aurait traduit toute la Légende dorée; qu'un compilateur inconnu aurait formé un nouveau légendier français en pren ant pour base certains des légendiers français que nous connaissons, et en y intercalant çà et là 70 légendes tirées de la traduction de Jacques de Varazze. Ce compilateur aurait conservé le prologue de l'ouvrage (qui manque dans le manuscrit de Londres, probablement par un simple accident, mais qui se trouve dans les deux autres manuscrits), et, avec ce prologue, il aurait conservé la rubrique initiale et l'explicit de la traduction : Ci conmencent les rebriches de la vie des sains laquele maistre Jehan Beleth translata de latin en ronmans (ms. de Londres, fol. 3). Ci commence la Legende des sains dorée .. laquele a translatée de latin en françois mestre Jehan Belet (fr. 183, fol. 1). Explicit la legende des sains que maistre Jehan Belet translata de latin en françois (fr. 185, fol. 273 vo). Cette supposition est plausible, mais elle n'est rien de plus. Elle ne sera changée en certitude que le jour où l'on aura trouvé une traduction complète de la Légende dorée portant le nom de Jehan Belet, ou du moins, si même le nom de Belet y fait défaut, offrant, pour les 70 chapitres dont on a parlé plus haut, le même texte que nos trois légendiers (1). H restera toujours difficile d'expliquer pourquoi le ms. fr. 183 a omis tous les chapitres tirés de Jacques de Varazze, sauf le prologue et le premier chapitre, celui sur l'Avent, tout en conservant le nom de Jean Belet (2).

aussi le prologue, que contient également le ms. 185, mais qui manque, par accident, dans le ms. de Londres (voir p. 417, note 2).

(1) Cette traduction serait antérieure à celle de Jehan de Vignai, dont le plus ancien manuscrit (B. N. fr. 241) est daté de 1348. J'ai signalé, dans un recueil de Tours, une série de

cinquante légendes traduites de Jacques de
Varazze (Bulletin de la Société des anciens textes
français, 1897, p. 43). Plusieurs de ces légendes
se retrouvent tant dans le manuscrit de Londres
que
dans le manuscrit 185; mais la traduction
est tout à fait différente.

(2) Jean Belet, le théologien, est souvent

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