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PRIMAIRE.

CHAPITRE PREMIER.

Première Éducation et premières Études, de cinq à onze ans. Le

mauvais maître.

Je suis né dans un très petit village de la HauteAlsace, à quelques lieues de Belfort. A l'époque où je vins au monde, tout s'agitait en France; l'on discutait et l'on mettait tout en question; le besoin d'innover et de changer était général. Mais dans mon pauvre hameau régnaient encore le calme le plus monotone, la tradition des siècles, la routine.

Lorsqu'à l'âge de cinq ans je fus conduit à l'école, j'y trouvai assis dans un immense fauteuil de bois un vieux maître armé d'un bâton blanc, et une trentaine d'enfants rangés autour d'une large table, les garçons d'un côté, les filles de l'autre. Les uns lisaient, les autres écrivaient ou récitaient des leçons. D'autres encore causaient entre eux. Tous étaient successivement écoutés, loués ou grondés par leur maître commun. Quelques uns étaient même battus. J'ai fréquenté cette école pendant sept ans, c'est-à-dire

pendant les trois mois d'hiver de sept années consécutives, et j'y ai toujours vu la même chose. Tout comme nous portions les vieux habits de nos parents, nous lisions dans leurs vieux livres, nous imitions leur vieille écriture, et notre accent même reproduisait le leur, avec cette seule différence qu'il était un peu moins grossier. L'antique Égypte, où tout se faisait d'après un type sacré et où tout se calquait sur ce qui avait toujours été, n'avait pas été plus immuable. On pouvait dire de nous avec vérité qu'une génération continuait l'autre.

Cependant, à cette époque on s'occupait beaucoup d'instruction et d'éducation. La discussion sur cette matière était bien engagée. Les méthodes et les livres se succédaient rapidement. Et ce n'était plus pour les enfants bien nés seulement, c'était pour nous autres qu'on écrivait. Rousseau, qui était né homme du peuple, avait eu trop affaire en combattant les vices et les préjugés du grand monde pour pouvoir descendre au petit. On n'en n'était plus là; on s'occupait de tous. Dans les communes, ou, comme on disait chez nous, dans les paroisses un peu fortes, l'instruction, grâce aux frères de l'institution de l'abbé de La Salle, était déjà bonne. Mais mon hameau, comme tant d'autres, ignorait complétement l'existence de cette réforme salutaire et de ce sublime réformateur.

L'abandon des écoles rurales était grand. Notre maison d'école était une cabane bien misérable, Le moral y répondait au matériel. On mettait deux mois à apprendre les noms des lettres. Au troisième

mois, on commençait à épeler. Avec le quatrième, on fermait l'école.

Le second hiver, tout était à recommencer. On allait un peu plus loin; mais, l'été suivant, on oubliait un peu davantage.

On ne saurait trop le dire : le premier bienfait d'un bon gouvernement pour l'instruction populaire, c'est la propagation des bonnes méthodes.

Telle est l'horreur qu'aujourd'hui encore m'inspire la routine à laquelle je fus soumis, que j'accueille avec passion toute amélioration véritable dans l'art d'apprendre à lire et à écrire aux enfants du peuple. Ce n'est pas en moi que les novateurs rencontreront jamais un adversaire. En fait de découvertes, avant d'être critique, je suis presque enthousiaste, et toute invention qui aura pour but d'instruire les enfants d'une manière plus convenable sera saluée de ma part par un cri de joie.

C'est que mon enfance a souffert cruellement sous les inutiles exercices de cette déplorable épellation, que la méthode vocale ou phonétique, si vraie et si riche en curieuses applications, ne tardera pas à déloger, je l'espère, de ses derniers retranchements.

Je dois l'avouer pourtant, j'appris plus vite à lire que le fils du riche fabricant qui occupait tant de gens dans mon village. Eugène avait un précepteur; ses parents n'eussent jamais permis qu'il mît le pied dans l'école communale, et je conçois qu'à cette époque un père raisonnable ne fût pas tenté d'envoyer ses enfants aux leçons publiques; mais quoique ce précepteur fût plus savant que toute la pa

roisse ensemble et qu'il eût étudié la pédagogie, qui dans ces temps n'était pas encore commune en France, j'allai plus vite que son élève. On avait adopté pour Eugène une méthode qui me parut délicieuse, mais qui, alors même, ne me sembla d'une exécution possible que dans les maisons opulentes. Son précepteur lui montrait les caractères en bonbons; il les lui donnait à manger à mesure qu'Eugène parvenait à les connaître. De quel œil d'envie je contemplai les opérations de cette méthode ! Elle ne fut pourtant pas bonne pour Eugène, qui oubliait le lendemain les lettres qu'il avait mangées la veille. Il fallut sans cesse recommencer, et, en désespoir de cause, recourir à l'émulation pour le pousser. Je fus l'instrument de cette émulation. Je fus admis aux leçons d'Eugène pour le stimuler par mon application, et je m'appliquai sérieusement. Mais mon travail ne profita complétement qu'à moi.

Je me flatte peut-être un peu, ou je me suis flatté à cet âge où l'on se connaît à peine; mais il me sembla pourtant qu'à deux nous faisions plus de progrès.

Malheureusement, pour nous faire avancer plus vite encore, on eut l'idée de nous donner un livre rempli d'images qui devaient nous rappeler certains sons. Dès lors, adieu l'application! Nous nous amusâmes à regarder les figures; nous nous disputâmes : mal élevé, je rendis les coups que me porta mon camarade, et je fus mis à la porte. A cette époque, vous le savez, le riche affectait l'orgueil que la renommée

1 Cette méthode fut réellement débattue vers le milieu du dernier siècle parmi les pédagogues d'Allemagne.

publique attribuait au noble. Cependant ma pauvre famille fut plus orgueilleuse encore que celle d'Eugène, car elle ne souffrit pas que je retournasse près de lui quand on voulut bien m'y rappeler.

Ce fut un malheur pour moi et pour lui. Moi, j'appris peu de chose, et Eugène ne sut lire qu'à onze ans.

Privé, ou plutôt débarrassé d'images, je n'en fus pas plus heureux pour la lecture. Je rentrai à l'école, et je n'y conquis l'art de lire qu'à la sueur de mon front.

En comparant aujourd'hui les études que j'y fis avec celles que je vois faire dans les bonnes écoles, je dois dire qu'en principe la méthode la plus simple et la plus sévère est bien la plus expéditive et la meilleure.

Cependant, quant à ce pauvre petit art de lire qui absorbe encore dans beaucoup d'écoles quelques unes des plus belles années de l'enfance, je crois bien que si l'on m'eût laissé faire ou que l'on m'eût guidé tant soit peu dans un bon sens, je l'eusse appris beaucoup plus vite.

Voici ce que je veux dire.

Dès que j'eus vu les premiers caractères, je m'étais mis à les charbonner partout. Cette indication de la nature, il aurait fallu la suivre et me faire écrire ou m'en fournir les moyens. Mais en vain je demandai du papier et des plumes, on refusa de m'en donner; on ne voulut pas que j'écrivisse : ce n'était pas l'usage de faire écrire des enfants si jeunes.

J'apprends même avec douleur que ce préjugé existe encore dans l'esprit de beaucoup de maîtres.

A la vérité, cette aberration commence à dispa

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