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Des Phrafes Elliptiques occafionnées par les Adjectifs.

Obfervons encore à quel point l'invention des Adjectifs abrége le difcours & le raproche du gefte & de la rapidité de la penfée. En effet, ces expreffions 'Homme-montagne, l'Homme-ours, un Être puiffant, un Difcours fublime, font de vraies phrafes elliptiques qui abrégent le discours & le rendent plus vif fans lui rien ôter de fa clarté. C'est comme fi l'on avoit dit, l'Homme qui est femblable en hauteur à une montagne; l'Homme qui eft auffi groffier qu'un Ours; un Etre qui eft puiffant, un Difcours qui eft fublime.

Ils donnent lieu à une Ellipfe beaucoup plus confidérable encore: la fupref fion du Nom lui-même qu'ils étoient faits pour accompagner. Ainfi au lieu de

dire:

Les Hommes fçavans, les Hommes riches, les Hommes élevés en grandeur dans une Nation, on dit fimplement :

Les Savans, les Riches, les Grands: enforte que l'Adjectif devient un nom qui en a tous les attributs, & qui marche avec ces Articles qui n'étoient faits que pour les Noms.

Chaque Nation a des ellipfes de cette nature; & leurs Langues en deviennent difficiles à faifir, lorfque ces ellipfes leur font propres. Les Latins difent, par exemple:

Sumere prætextam, prendre la bordée de
Quid multis, quoi de plufieurs?

pourpre.

Phrafes obfcures fi l'on ne peut fuppléer les mots fous-entendus: dans le premier exemple, le mot togam, robe: dans le fecond, le mot verbis, paroles: & celui d'opus: quid opus eft multis verbis, qu'eft-il besoin de plufieurs paroles, de beaucoup de difcours ?

Sumere togam prætextam, prendre la robe bordée de pourpre.

§. 6.

Les Adjectifs portent la livrée des Noms.

Les Adjectifs étant ainfi destinés à accompagner les Noms & à faire ta→ bleau avec eux, durent donc néceffairement en porter les livrées. Loifque le Nom fut au fingulier ou au pluriel, au mafculin ou au féminin, l'Adjectif

dut prendre une forme mafculine ou féminine, & paffer au nombre fingulier ou au nombre pluriel. Ainfi chaque Adjectif eut; comme les Noms, un fin➡ gulier & un pluriel; mais il réunit de plus en lui les divers genres des noms. Nous disons, par exemple:

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Cette fujétion des Adjectifs relativement aux Noms, fut une chofe auffi néceffaire qu'agréable. Si l'Adjectif n'eût pas porté les livrées du Nom, comment auroit-on connu leurs raports? comment le Nom auroit-il amené fon Adjectif 2 comment y auroit-il eu dans le Difcours cette unité & cette har monie, fans laquelle il ne peut exifter aucun tableau ?

D'ailleurs cet accord de l'Adjectif avec le Nom qu'il accompagne, & dont il détermine la qualité, met dans le Difcours beaucoup de grace & d'agrément = on peut dire qu'il eft au Langage, ce que les accords font à la Mufique..

Ces, accords font très-aifés à trouver dans la Langue maternelle : car on fait toujours de quel genre eft le Nom qu'on a employé, & l'on y affortit fans peine l'Adjectif d'ailleurs, l'oreille eft tellement accoutumée à ces accords, qu'elle ne s'y trompe jamais..

:

Mais autant ils paroiffent fimples & aifés dans les Langues maternelles, au tant deviennent-ils difficiles dans une autre: car ici, on n'a plus les mêmes fa cilités, les mêmes fecours.

D'un côté, il faudroit fe rapeller de quel genre font les Noms que l'or prononce, & fouvent on ne le peut: d'un autre côté, lorsqu'il nous arrive: de les mal affortir, notre oreille qui n'y eft point accoutumée, ne nous avertit point que cet affortiment eft faux, qu'il y a diffonance au lieu d'accord; défunion au lieu d'harmonie. L'étude ou la réflexion peuvent feules nous le faire fentir mais combien eft pénible & tardif tout ce qui n'est que le fruit. de la réflexion !!

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§. 7.

Des Terminaifons Adjectives.

Les Adjectifs deftinés ainfi à s'accorder avec les genres des Noms, durent donc avoir eux-mêmes autant de genres ou autant de terminaifons différentes, queles Noms en avoient.

C'est ainsi qu'en François nous difons grand & grande, vif & vive, orne

& ornée..

A cet égard, il regne dans la Langue Françoife une monotonie qui ne peut être plus grande: tous nos Adjectifs font, pour ainfi dire, jettés au même moule; tous les féminins fe terminant en E.

Enforte que fi le masculin se termine en E, il n'y a point de différence entre le mafculin & le féminin : c'est ainsi que nous disons, fage, foible, riche pauvre, pour les deux genres ; un homme fage, une femme fage..

Ces Adjectifs d'une feule terminaison nous font venus des Langues an ciennes : les Latins en avoient plufieurs de pareils & terminés également en e à l'ablatif pour le mafculin & pour le féminin, tels que fapiente, sage; felice,

heureux.

Les Italiens ont également emprunté des Latins leurs Adjectifs en e. Tous les autres se terminent chez eux en a pour les mafculins, & en a pour les fé minins, à la maniere encore des Latins: ils difent ::

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Tout comme on dit en Latin, amato & amata, docto & docta, bono & bona Ces Adjectifs fe terminoient en o & en A, afin de prendre les propres livrées des Noms mafculins & des Noms féminins qu'ils accompagnoient, & qui fe terminoient, comme nous avons vu, eno & en a: PUER-a, enfant ; MENS-a, table..

Si les Noms anciens fe terminoient ainsi, c'est parce qu'ils portoient en cela la livrée des Articles primitifs o & A, le & la des Grecs & des Latins primitifs.

Ho paid-ó, l'enfant ; ha thyr-a, la porte, difent les Grecs ; & qui deving rent hoc & hac, chez les Latins poftérieurs.

Amat-o fignifioit donc mot à mot, celui qui eft aimé
Amas-a, celle qui est aimée,

§. 8.

Dégrés de Comparaisons.

Revenons à notre premiere Mere de famille. Elle s'aperçut bientôt que la même qualité n'étoit pas poffédée dans le même degré de perfection par les Objets dans lesquels elle fe trouvoit: que tous les fruits bons & agréables ne P'étoient pas également : que les jours chauds ou froids ne l'étoient pas dans la méme proportion que les divers individus de fa famille n'étoient pas fages, complaifans, fpirituels, aimables, &c. dans le même dégré : fon cœur lui faifoit trouver néceffairement une grande différence entre les objets: tout ce qui l'environnoit, l'affectoit en un mot dans des dégrés bien différens.

Il fallut chercher les moyens d'exprimer ces diverfes nuances d'une même qualité à quel point un objet furpaffoit les autres à cet égard: pourquoi l'on éprouvoit plus de fatisfaction de l'un que de l'autre.

Le gefte fut encore le premier moyen auquel on eut recours: les Sauvages, pour dire peu, prennent une touffe de leur chevelure: pour exprimer beaucoup, infiniment, tout, ils prennent leur chevelure entiere.

Les enfans, pour marquer qu'ils n'aiment qu'un peu, raprochent leurs mains, & ne laiffent entr'elles qu'un petit efpace: & pour marquer la plus vive affection, ils écartent les bras le plus qu'ils peuvent.

C'est la feule maniere dont on puiffe peindre en effet les divers dégrés d'une qualité: on n'a pu que les comparer aux diverfes hauteurs, à la diverfe étendue des objets : les hauteurs métaphyfiques & morales ont dû fe peindre par les hauteurs phyfiques, & n'ont jamais pu se peindre autrement. Ne foyons donc pas étonnés fi nous trouvons à cet égard les mêmes procédés chez tous les Peuples ; & fi jamais ils n'en ont pu s'éloigner, malgré tous leurs raffinemens & toute leur inconftance.

Ainfi après avoir défigné une qualité confidérée en elle-même, on eut un figne pour marquer une portion fupérieure de cette qualité ; & l'on en eut pour marquer la portion la plus confidérable qu'il fut poffible d'en avoir.

Ces fignes furent toujours empruntés de mots qui marquoient multitude, augmentation, fupériorité, élevation, immenfité, excellence.

Tels font nos mots, plus, très, le plus, fort, &c. Tels furent en Latin, or,

im, ter, &c.

PLUS, défignant pluralité, nombre fupérieur, augmentation de plénitude, devint le figne naturel d'un dégré fupérieur de qualité.

Le plus renchérit sur celui-là.

Très, venant de tre, qui fignifie trois, & renchériffant fur plus, devint un nombre indéfini, au-delà duquel on ne pouvoit aller, & où fe terminoit toute idée de fupériorité.

Ces nuances dans les qualités s'apellerent Dégrés de Comparaifon.

DÉGRÉS, parce que l'on monte de l'une à l'autre, comme d'une marche à

une autre.

De Comparaison, parce qu'on y parvient en obfervant une même qualité dans deux objets différens, en comparant le point dans lequel l'un de ces objets l'emporte fur l'autre à cet égard.

Nous avons en François quatre Degrés de Comparaifon.

1o. Le POSITIF: il exprime la qualité en elle-même, purement & fimplement. Grand, haut, fage, doux, font des Pofitifs.

2o. Le COMPARATIF: il exprime un dégré fupérieur. Plus grand, plus haut, plus fage, plus doux, font des Comparatifs.

3°. Le SUPERLATIF RELATIF, qui éléve au-deffus de tous les autres. Le plus grand, le plus haut, le plus fage, le plus doux.

4°. Le SUPERLATIF ABSOLU, qui éléve au plus haut dégré où l'on puiffe atteindre très-fage, très-haut, très-grand, très-doux.

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M. BEAUZEE voudroit qu'on donnât à ce dernier Superlatif, le nom d'AM PLIATIF, parce que le nom d'abfolu excluant tout raport, il en résulte que »le Superlatif abfolu énonce fans raport, un raport de fupériorité : ce qui » renferme, ajoute-t-il, une contradiction infoutenable,» On peut donc choifir entre ces deux Noms; & fi je conferve celui d'abfolu, c'est que, felon moi, ce Superlatif énonce le plus haut dégré d'une qualité en elle-même ; & non comme le Superlatif relatif, relativement à la maniere dont elle eft. poffèdée par les autres. Ce qui ne renferme nulle contradiction, puisque c'eft un raport de fupériorité fans raport à ceux qui poffédent cette même qua lité. En effet, quand je dis, il est très-fage, je défigne un raport de fupériorité relatif à fage; au lieu qu'en difant, il eft le plus fage, j'indique un ra port de fupériorité relatif à ceux qui poffedent la qualité de fage dans un haut dégré. Enforte qu'il y a ici deux fortes de raports, tandis que dans la formule précédente il n'y en a qu'un feul.

Quelquefois le pofitif tient lieu de Superlatif: on dit le jufte, le faint, le parfait, pour désigner un Être qui eft jufte, faint, parfait au plus haut dégré & par excellence..

C'eft dans ce fens que les Athéniens apellerent Ariftides, LE JUSTE: & fi un Payfan le condamna au bannissement à caufe de cette épithète, ce n'eft

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