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fommes élevés fur ceux de tant d'autres. Plus fort que nous, hors de notre puiffance, nous allons cependant le maîtrifer, rallentir fa courfe fugitive, le groffir à nos yeux, le doubler, le redoubler, en rempliffant chacun de fes inftans, en marquant chacun d'eux par quelque chofe dont on puiffe ténir note. Une vie pleine de chofes, courte de Tems, EST très-longue ; car on ne peut la décrire fans beaucoup de tems. Une vie longue de Tems, vuide de chofes, EST très courte au contraire; car il n'en refte rien. Un inftant fuffit pour la retracer à nos yeux

Toutes nos connoiffances fe réduisent en effet à la vue claire & fimple des qualités qui fe trouvent dans les objets : enforte qu'il n'eft aucune fcience qu'on ne puiffe réduire à la fimple expreffion d'un NoM & d'une QUALITÉ unis par le Verbe EST, & ne formant alors qu'un feul tout.

La Grammaire elle-même le réduit à l'union d'un Nom & d'une Qualité par ce Verbe.

En difant « la Grammaire EST cette fcience qui nous aprend à peindre nos » idées», on unit un Nom & une Qualité par le Verbe EST.

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§. 4.

La Grammaire & la Logique comparées à cet égard.

Le Verbe eft donc un mot qui unit les qualités avec leurs Objets, & qui fait voir que les objets dont on parle exiftent avec telles & telles qualités qu'on leur attribue,

C'est ce qui fait qu'en terme de Logique, la Qualité eft apellée ATTRIBUT; & le nom de l'objet, SUJET; car il eft le fujet auquel on raporte l'attribut: dans cette phrafe, par exemple, le Soleil est brillant; brillant est un attribut; & Soleil, fujet; car c'eft à lui qu'on attribue la qualité d'être brillant.

Le Verbe n'eft que la copule, le lien qui unit l'attribut au fujet.

Et le tout enfemble forme un tableau qu'on apelle PHRASE ou Prépofition; & en terme de Logique, JUGEMENT ÉNONCÉ, Jugement énoncé pour le diftinguer de l'idée qu'il peint, & qui eft un jugement intérieur; & Jugement, parce qu'on juge, qu'on décide que les qualités qu'on aperçoit le trouvent dans tels fujets, ou que tels fujets renferment telles qualités par exemple, que c'eft le Soleil qui eft brillant.

:

Sans cela, on parleroit fans jugement; car on attribueroit à des sujets

des qualités qu'ils n'ont pas ; tout feroit en confufion; & l'on ne peindroit rien, finon le cahos & la frivolité de fes idées : tandis que le jugement fain & exquis confiste à n'attribuer aux Êtres, que les qualités qui leur con

viennent.

Ne foyons donc pas étonnés fi la Grammaire & la Logique ont de fi grands raports, & fi elles s'éclairciffent mutuellement. On peut même affurer que la Grammaire & l'étude des Langues font une Logique - Pratique.

Ceux qui n'ont vu dans cette étude des Langues qu'un objet de pure curiofité, ou feulement utile pour remplir quelque Place, fans aucune liaifon avec la perfection de nos facultés intellectuelles, n'avoient qu'une idée très-imparfaite des heureux effets de l'étude d'une Langue quelconque, faite avec foin, & comme devroient être étudiées toutes les Langues, avec méthode, & en les analyfant fans ceffe: cette étude donne néceffairement à l'efprit une force & une étendue très-fupérieure à celle qu'on s'en forme d'ordinaire; elle le rend incomparablement plus propre à pénétrer dans les profondeurs des sciences : elle donne à nos facultés, par l'exercice qui en eft la fuite, une foupleffe, une conftance, une pénétration, une fagacité dont elles feroient incapables fans cela, & qui font néanmoins de toute néceffité pour acquérir des connoiffances, & pour foutenir fon attention. Auffi lorfqu'on a le courage de s'enfoncer dans l'étude d'une Langue, & de n'y laiffer rien d'obscur, il n'eft prefque plus rien qui puiffe arrêter: on en peut juger par la différence étonnante qui regne entre des perfonnes très-fpirituelles dont l'esprit n'a pas été exercé par ces difficultés, & celles qui, avec moins de genie, ont été rompues par cet exercice. C'est ainsi qu'un corps qui n'eft pas fait à la fatigue, n'eft point capable des mêmes efforts qu'un autre moins vigoureux, mais accoutumé aux plus grandes fatigues.

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Source des méprifes dans lefquelles on est tombé au fujet du Verbe.

Ceux qui auront lu quelqu'une des Grammaires qui ont précedé ces re cherches, feront fans doute étonnés de la définition que nous donnons du Verbe; ils la trouveront certainement très-differente de celles qu'on en donne ordinairement; mais elle n'en fera pas plus fauffe.

D'un côté, tous les Grammairens fe font contredits jufqu'ici dans leurs dé

finitions à cet égard: ainfi nous ne faifons rien de nouveau, en ne nous attachant à aucune de celles qu'ils ont données.

D'un autre côté, ils ont tous confidéré le Verbe fous un point de vue abfolument différent : ils font tombés dans une méprife qui a été pour eux une fource d'erreurs : c'eft qu'ils ont confondu le Verbe, qui fert à unir les qualités avec leurs objets & qui eft unique, avec d'autres mots qui ne font Verbes qu'en vertu de leur réunion avec celui-là, comme nous le verrons dans les Chapitres fuivans: de-là leurs embarras pour trouver une définition qui convint à tous ces objets, comme fi une même définition pouvoit embraffer des objets auffi diffèrens: de-là encore leurs diftinctions de Verbes en Subftantifs auxilliaires & en Verbes non auxilliaires, qui n'ayant nul fondement dans la Nature, ne pouvoient être d'aucune utilité pour la faire connoître & la déveloper.

De-là enfin leurs propres contradictions, & le mêlange de lumieres & de ténèbres qu'offrent leurs explications, qui troublent & déforientent ceux qui font réduits à les prendre pour guide.

C'eft ainfi que la Grammaire génerale & raifonnée qui a été l'oracle de la Nation pendant un fiécle, transporte à la Grammaire la définition que le Verbe doit avoir en Logique, & prête à celle-ci la définition que le Verbe doit avoir, confidéré relativement à la Grammaire : l'ufage du Verbe fut, felon fes Auteurs, de fignifier l'affirmation: tandis qu'ils apellent le Verbe dans la Logique, la Copule ou le lien de la Propofition: ma's fentant leur méprife fans en deviner la caufe, il reviennent en arriere, & difent que c'estlà fon principal ufage : & fe reprenant encore, ils ajoutent, que « l'on peut » dire que le Verbe de lui-même ne doit point avoir d'autre ufage que de » marquer la liaifon que nous faifons dans notre efprit des deux termes d'une Propofition ». Ils s'égarent alors de nouveau pour ajouter: « mais il n'y a le Verbe ETRE qu'on apelle fubftantif qui foit demeuré dans cette fim» plicité ». Comme fi ce qu'ils vencient de dire du Verbe pouvoit convenir à d'autres mots qu'au Verbe Etre.

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» que

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Mais telle cft la force du préjugé, qu'il fait errer çà & là, & perdre de vue la lumiere au moment même où l'on eft le plus frapé de fon éclat. Ces illuftres Auteurs fentoient toute la foibleffe de leur définition, & combien elle contrarioit l'idée qu'on devoit avoir du Verbe. Mais perfuadés avec tous les autres que le Verbe Étre n'étoit pas feul Verbe, ils ne purent plus fe faire un fyftême für & qui les fatisfit.

Il arriva ici ce que nous avons déja vu à l'égard des Pronoms. On n'a été fi fort

fi fort embarrassé à leur égard que parce qu'on confondoit avec eux d'autres mots très-différens, mais qui avoient réuni en eux la valeur du Pronom. Ainfi l'on n'a été embarraffé au fujet du Verbe, que parce qu'on a confondu avec lui des mots très-différens, mais qui ont également réuni en eux fa valeur.

La Grammaire de Port-Royal eft fi victorieufement combattue à cet égard par M. Beauzée, qu'il feroit très-inutile d'infifter davantage ici fur leurs définitions du Verbe. Celles qu'en donne M. BEAUZEE, & qui font trèsmétaphyfiques, s'accordent parfaitement avec ce que je dis, & conduifent à faire regarder ÊTRE comme le feul VERBE de droit, & comme celui qui a prêté fa force à tous les mots qui ont été élevés à ce rang.

Auffi, ajoute-t-il, (1) qu'on << doit trouver dans le Verbe ÊTRE la pure > nature du Verbe en général : & c'est pour cela que les Philofophes enfeignent qu'il auroit été poffible dans chaque Langue, de n'employer que ce feul » Verbe, le feul en effet qui foit demeuré dans fa fimplicité originelle...... » Quelle est donc la nature du Verbe ETRE, ce Verbe effentiellement fondamental dans toutes les Langues? Il y a près de deux cents ans que Ro» BERT-ESTIENNE nous l'a dit, avec la naïveté qui ne manque jamais à ceux qui ne font point préoccupés par les intérêts d'un fyftême particulier. Après » avoir diftingué les Verbes en actifs, paffifs & neutres, il s'explique ain» fi (2): Outre ces trois fortes, il y a le Verbe nommé substantif qui eft ESTRE, qui ne fignifie ne action, ne paffion: mais feulement il dénote l'eftre & exiftence ou fubfiftance d'une chafcune chofe qui eft fignifiée par » le nom joint avec lui; comme je fuis, tu es, il eft. Toutefois il eft fi nécef» faire à toutes actions & paffions, que nous ne trouuerons Verbes qui ne se » puiffent réfouldre par luy ».

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Il est donc démontré que la définition du Verbe ne convient qu'au Verbe ÊTRE ; que les autres ne le font qu'en vertu de leur union avec lui; & qu'ainfi ils ne doivent non plus être mis au rang des Verbes, qu'on n'a mis au rang des Pronoms tous les mots qui ne s'étoient confondus avec les Proroms que parce qu'ils s'étoient unis aux vrais Pronoms, pour ne former qu'un feul mot; tels que mon, tor, fon, &c. Faire autrement, ce feroir violer fes propres principes, voir la bonne méthode,, & en suivre une mauvaise.

(1) Tome I. p. 407

2) Traité de la Gramm, Franç. Paris, 1569. P. 37. Grann. Uiiv.

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§. 6.

Réponse à quelques Objections.

Il feroit inutile de dire qu'on a grand foin de diftinguer ces diverfes ef péces de Verbes. Puisqu'on a rejetté la diftinction des Pronoms & qu'on a été inexorable à leur égard, foyons-le de même fur l'article du Verbe: rejettons de ce rang tout ce qui ne peut s'accorder avec fa définition vraie & bien fentie.

Mais que deviendront ces Verbes ? ce qu'ils font: des Participes elliptiques; des mots formés de la réunion des Participes & du Verbe; comme nous le démontrerons après avoir parlé des Participes au Chapitre fuivant.

On ne peut qu'être effrayé de la foibleffe de l'efprit humain, lorsqu'on confidere les inadvertences & les fautes qui échapent aux plus habiles; & les terribles fuites de ces inadvertences en aparence filégeres: croiroit-on que la Grammaire fur laquelle on écrit depuis tant de ficcles, fût encore fi peu connue qu'on ne pût en claffer les diverfes efpéces de mots, d'une maniere affurée; & que ceux qui ont eu affez de pénétration pour apercevoir quelques-unes des fautes dans lesquelles on étoit tombé à cet égard, n'aient pas eu des principes affez fürs pour achever ce travail & fe foutenir ainfi jufqu'à ce qu'il euffent mis en leur véritable place ce qui conftitue les Parties du Difcours? Cependant, quel fucces pouvoit-on fe promettre de fon travail, jufqu'à ce que cette diftribution cût été faite de la maniere la plus conforme à la nature des chofes ; & par-là même, la plus complette, la plus lumineufe & la plus fatisfaifante?

Mais les Sciences & les Connoiffances, de quelqu'espéce que ce foit, font comme une toile immenfe qui ne pourroit s'achever que dans une longue fuite de ficcles: chacun y mettroit du fien, les uns moins bien, les autres mieux ; & chacun fe mettant à la fuite du travail des autres, en profiteroit pour remplir fa tâche d'une maniere plus parfaite : tandis que celui qui le critiqueroit, & qui feroit peut-être mieux à certains égards, feroit à d'autres fort inférieur.

Exiger d'une perfonne qu'elle ne fe trompe jamais dans fes ouvrages, ou les rejetter abfolument à caufe des taches qu'on y trouve, c'eft donc être injuste, n'avoir nulle idée des difficultés dont les fciences font hérissées, & des forces paffagères de l'efprit humain qui manquent fans qu'on s'en doute, c'eft fe condamner à ne rien écrire, fi l'on ne veut être traité comme l'on traite les autres.

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