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Richard Simon aimait à se donner la délicate satisfaction de ne parler de Bossuet que sur le ton de la déférence la plus respectueuse. Ce n'était pas seulement agir en galant homme, mérite d'ailleurs peu banal pour un de ces savants que Mme de la Fayette, à cette même date, rayait si délibérément de la société des honnêtes gens. C'était faire mieux encore et donner comme un piquant témoignage de cette faculté singulière de divination qui lui était propre. Qu'on en juge plutôt. R. Simon eut beau créer la critique biblique et tenir le premier rang parmi les maîtres de l'érudition française, pendant la plus brillante période qu'elle ait jamais connue; il eut beau, durant sa longue carrière, déployer l'activité littéraire la plus infatigable et multiplier, avec une merveilleuse aisance, sur mille sujets, les travaux les plus approfondis et les plus variés. Son nom, ignoré du public, serait perdu aujourd'hui dans la longue liste de ces doctes élucubrations que les Italiens nomment plaisamment des travaux d'échine. Mais voilà que, par une circonstance heureuse pour sa gloire, R. Simon se trouve avoir été aux prises avec Bossuet; ses recherches, autrement inconnues des profanes, ont la bonne fortune

Revue d'Histoire et de Littérature religieuses. No 1.

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d'avoir inspiré à l'incomparable orateur quelques-unes de ces pages véhémentes et superbes qui, pour tous les gens de goût, sont des modèles accomplis dans le genre de l'ironie grave et de l'invective majestueuse. Il n'en fallait pas plus le nom de R. Simon figurera désormais dans les plus humbles manuels de notre histoire littéraire, et Bossuet aura porté à la connaissance des écoliers mêmes la mémoire du vieil érudit qu'il a si éloquemment combattu. On avouera que ce n'était pas trop d'un peu de courtoisie pour payer un tel service.

R. Simon est donc encore un nom pour le grand public ; mais est-il rien de plus ? il est permis d'en douter. La physionomie si vive et si originale de ce Normand exégète et controversiste ne se perd-elle pas pour la plupart dans une complète indécision? Ceux qui l'ont célébré naguère le plus bruyamment ne se sont-ils pas étrangement mépris sur son compte, en faisant de lui comme le type abstrait d'une sorte de rationalisme exégétique qui lui fut plus étranger qu'on ne pense ? Et ceux qui ont contre lui certains scrupules, d'ailleurs fort respectables, ne le jugent-ils pas un peu comme eût fait cette pieuse femme, qui, mécontente des changements apportés à son livre d'Heures, s'écriait un jour : « Eh! qui sont donc ces messieurs qui prétendent savoir le français mieux que le roi David? » Les préventions les plus naïves comme les attaques les plus réfléchies et les plus passionnées, ce fut la destinée de R. Simon d'y être en butte sa vie durant; mais s'il eût pu prévoir quel genre d'hommages lui serait décerné après sa mort, nul doute qu'il n'eût préféré les pires injures aux éloges compromettants ou perfides qui devaient si profondément dénaturer sa pensée et son caractère. Peut-être estimera-t-on après cela qu'une étude sur la vie et les écrits de R. Simon n'est pas superflue et que cette originale figure d'érudit vaut d'être remise en son vrai jour et fidèlement restituée.

L'Histoire critique du vieux Testament, dont il est impossible de ne pas faire l'objet principal d'une étude quelque peu approfondie sur R. Simon, a toujours frappé les meilleurs juges par le mérite singulier d'être une œuvre sans précédent. Ce que Montesquieu disait avec fierté de son ouvrage, qu'il était un enfant né sans mère, le fondateur de l'exégèse historique aurait pu à juste titre aussi le dire de ses travaux. Un seul moyen s'offre pour expliquer, dans une certaine mesure au moins, la genèse de l'œuvre c'est d'étudier la formation intellectuelle de l'ouvrier. Le récit de cette éducation scientifique, si féconde en résultats originaux, sera donc le sujet de cet article et de ceux qui doivent le suivre1.

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S'il est vrai, comme on le prétend, que la race Normande soit de tempérament processif et de naturel prudent, nul

1. SOURCES. R. SIMON: Notice personnelle autographe publiée par E. Jourdain, Dieppe, 1863; Lettres choisies, Amsterdam, 1730, 4 vol. in-12; Bibliothèque critique (Saint-Jore), ibid., 1708, 4 vol. in-12; Nouvelle Bibliothèque choisie, ibid., 1714, 2 vol, in-12. - BRUZEN DE LA MARTINIÈRE, Eloge historique, en tête des Lettres Choisies. - Cochet, Galerie Dieppoise, Dieppe, 1862. Aug. BERNUS, R. Simon, Lausanne, 1862; Notice bibliographique sur R. S., Bâle, 1882, etc. ABRÉVIATIONS. N. P. Notice personnelle; L. C.

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Lettres Choisies; B. C. Bibliothèque Critique; N. B. C. Nouvelle Bibliothèque choisie; H. C. V. Histoire critique du Vieux Testament; El. Eloge Historique.

SOMMAIRE BIOGRAPHIQUE. R. Simon, né à Dieppe, le 13 mai 1638, entre une première fois à l'Oratoire en 1658, une seconde fois en 1662. Professeur de philosophie à Juilly, commis à la bibliothèque de la rue Saint-Honoré, sous le Père Le Cointe, il est ordonné prêtre à Paris le 10 septembre 1670. Il publie l'Histoire Critique du Vieux Testament et est exclu de l'Oratoire le 21 mai 1678. Il se retire dans la cure de Bolleville jusqu'en 1682, réside à Paris, Rouen et Dieppe, où il meurt le 21 avril 1712, léguant ses manuscrits à la cathédrale de Rouen.

n'a mieux que le Dieppois R. Simon justifié son origine. On ne saurait être à la fois plus enclin et plus habile aux plaideries. Sa vie, qui remplit environ les trois quarts d'un siècle, n'a été qu'un long procès contre des adversaires de toute nature, et la liste interminable des pseudonymes dont il crut devoir se masquer, au cours de cette incessante polémique, témoigne assez de sa circonspection. Il aimait au surplus à rappeler lui-même son pays natal; c'était un argument tout prêt contre qui voulait l'engager à quelque imprudente démarche. Un jour qu'on lui proposait de s'expatrier en Angleterre : Non, non, répondait-il, je ne veux pas être pendu par les hérétiques, même pour être le premier saint de Normandie. C'était alors un dicton courant que le premier saint Normand était encore à attendre, et malgré l'austérité d'une vie digne des ascètes du désert, R. Simon avait le sentiment qu'il n'était pas destiné à faire mentir le proverbe 1.

On a souvent parlé de l'âpreté de son humeur, de la susceptibilité quelque peu farouche de son caractère. Peut-être faut-il chercher le germe de cette disposition. morale dans l'histoire de sa première jeunesse. Sa famille était sans fortune, et son père, un forgeron de Dieppe, ne pouvait le faire instruire, en dépit de l'ardeur précoce qu'il témoignait pour l'étude. Il fallut que des protecteurs étrangers pourvussent aux frais de son éducation, d'abord chez les Oratoriens de Dieppe, puis pendant son année de philosophie, chez les Jésuites de Rouen, enfin à Paris, pendant son cours de théologie. Ajoutons que la fortune l'avait encore moins disgracié que la nature petit et de complexion malingre, doué même, à ce qu'il nous avoue, d'une voix de fausset, il resta toute sa vie le savant de mine. chétive et rabougrie qui, selon le mot de La Martinière, ne porte pas, pour se faire accueillir, de lettres de recom

1. L. C., I, 90.

mandation sur son visage. Mais il ne devait pas tarder, en bon adversaire des Rabbins qu'il était, à démentir le mot célèbre du Talmud et à montrer qu'il n'y a pas que les dons de la fortune ou de la nature pour faire tenir un homme debout sur ses pieds1.

Dès ces premières études se manifestent quelques-uns des traits caractéristiques de sa nature intellectuelle : l'indépendance dans le travail, le goût des connaissances précises, et, dans un ordre de recherches qui semble trop souvent l'exclure, ce que Pascal nommait l'esprit de géométrie. Pendant que, dans le collège Oratorien de sa ville natale, les régents d'études s'appliquent à former des humanistes brillants, rompus à l'art du développement ou de la versification latine, c'est à l'étude du grec, quelque peu négligée alors, qu'il se livre avec passion. Autour de lui, c'est à qui fera plus ample provision d'élégances cicéroniennes pour un morceau d'apparat destiné à figurer en quelque séance académique; pour lui, tout en montrant une incroyable avidité de tout connaître, il ne trouve à satisfaire la rigueur précoce de son esprit que dans la seule étude de la grammaire. Le voilà désormais, et pour la vie, voué au culte de ces « minuties » philologiques, qui lui vaudront de la part de Bossuet de si superbes et si éloquents dédains. Qui ne se rappelle tant de véhémentes protestations, ici, contre l'érudit qui « croit que c'est tout savoir que de savoir les langues et les grammaires »; là, contre « le critique qui fait profession de peser les mots par les règles de la grammaire et croit pouvoir imposer au monde par le grec ou par l'hébreu dont il se vante »; ailleurs encore, contre « les grammairiens subtils et curieux à rechercher les humanités, qui regardent l'Écriture comme la plus belle matière qui puisse être proposée à leur bel esprit pour y étaler leurs

1. El., 3, 4, 39; N. P., 4.

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