Images de page
PDF
ePub

des commandants de place dans les localités de son ressort. Il y avait encore un praefectus Urbi; autrefois la compétence de ce magistrat s'étendait jusqu'à cent milles de Rome; c'était plus qu'il n'en fallait; d'aucun côté le duché n'avait un rayon aussi étendu. Le préfet et ce qu'il pouvait y avoir encore de hauts dignitaires de l'ordre civil étaient des membres de l'aristocratie locale. L'armée aussi était tout entière indigène; le duc avait d'abord été envoyé de Constantinople; mais, depuis 727, il était, comme les autres ducs en Italie, élu par l'aristocratie militaire 1. Celle-ci, à laquelle on peut rattacher aussi le préfet et quelques fonctionnaires civils de même rang, formait une classe bien caractérisée, les optimates ou iudices militiae; et cette classe n'était que la tête d'un grand corps, l'exercitus romanus. Ce corps militaire et son état-major ont, dès le vir° siècle, leur caractère indigène, leur place à part dans l'ensemble de la population, leur influence très marquée dans les grandes affaires locales, notamment dans l'élection du pape. Il était naturel que les changements opérés dans la première moitié du vin siècle augmentassent encore son importance et la conscience qu'il en avait. Il y eut un duc de Rome, nommé par l'empereur, tout comme l'exarque; puis ce duc fut élu par l'exercitus lui-même; enfin l'effacement de l'exarchat le débarrassa de toute ingérence d'une autorité supérieure. Tous ces progrès tendaient à la constitution d'un petit état autonome, comme celui de Venise, avec un doge à sa tête. Mais, outre qu'il n'y avait pas de lagunes pour arrêter les Lombards, il fallait compter, à l'intérieur, avec une puissance autrement ancrée dans la tradition que ne l'était l'exercitus romanus, et qui, bien que désarmée, comptait cependant beaucoup

1. Spernentes ordinationem exarchi, sibi omnes ubique in Italia duces elegerunt. L. P., t. I, p. 404.

dans la politique'. Le venerabilis clerus existait à côté du felicissimus exercitus; les proceres ecclesiae formaient le pendant des optimates militiae; au degré suprême, il y avait le pape et le duc, deux autorités qu'avec la meilleure volonté du monde on ne pouvait considérer comme égales, mais qui terminaient, de part et d'autre, la série hiérarchique.

Depuis l'établissement du régime byzantin, et surtout depuis le vi° siècle, l'influence du pape, dans les affaires temporelles de Rome et du pays environnant, n'avait cessé de grandir. La législation de Justinien, dont la Pragmatique de 554 avait été une application spéciale à l'Italie, donnait aux évêques en général une influence énorme sur les affaires de leurs cités respectives. Le pape avait naturellement une autorité beaucoup plus grande en ce genre de choses qu'un évêque de Smyrne ou de Syracuse. Beaucoup de services relatifs à l'édilité, à l'approvisionnement, aux travaux de voirie ou même de défense militaire, étaient confiés à sa sollicitude, et surtout recommandés à ses finances. Sans agir directement, par son personnel de clercs, il s'occupait néanmoins de choses fort terrestres, comme l'entretien des aqueducs, la réparation des remparts, même, en certains cas, la direction des entreprises militaires. Beaucoup de fonctionnaires étaient, sinon en droit, du moins en fait, à sa nomination. Le gouvernement était habitué depuis deux siècles à le considérer comme la grande autorité locale. On ne tenait pas un moindre compte de son prestige religieux, qui lui permettait de se faire écouter bien au delà de la frontière romaine, chez les Wisigoths, les Francs et les Lombards. Cette haute influence, inspirée par un loyalisme sincère, avait rendu, sous les papes Grégoire II et Grégoire III, des services tout à fait signalés, et cela en dépit des désa

[blocks in formation]
[ocr errors]

gréments que le gouvernement iconoclaste n'avait cessé de causer à l'Église. Grégoire II était parvenu à maintenir dans l'obéissance à l'Empire l'Italie byzantine, depuis l'Istrie jusqu'à Naples; il avait puissamment aidé l'exarque à étouffer dans son germe une compétition dirigée contre Léon l'Isaurien. C'est Grégoire III qui, après la première occupation de Ravenne par les Lombards, avait décidé les Vénitiens à intervenir et à reprendre la ville. L'exarchat, ressuscité grâce à lui, était naturellement tombé sous la protection morale du pontificat. On le vit alors et surtout sous le pape Zacharie, successeur de Grégoire III. Non seulement l'exarque n'intervenait plus dans les affaires locales de Rome, même pour légaliser l'élection pontificale, non seulement il laissait le duché de Rome, l'exercitus romanus et le pape suivre une politique autonome, contracter des alliances avec les princes lombards, faire à leur gré la guerre et la paix, mais lui-même, quand Liutprand le serrait de trop près, il était le premier à mettre le pape en mouvement, à implorer le secours de ses armes pacifiques.

Il est vrai qu'après Liutprand et Ratchis, accessibles à l'influence du pape, survint un autre roi moins bien disposé. Ravenne et Rimini furent alors annexées sans miséricorde. Mais on ne désespérait pas encore de la diplomatie pontificale. A défaut de l'exarque disparu, l'empereur lui-même, Constantin V1, dépêchait à Rome envoyés sur envoyés pour mettre le pape en mouvement. Il attendait d'Étienne II autant que de Zacharie. Nul assurément, ni autrefois à Ravenne, ni maintenant à Constantinople ou à Rome, n'eût songé à députer le duc auprès d'Astolphe.

On voit donc que la question qui se posait au début du pontificat d'Étienne II (752) n'était pas aussi simple

1. C'est celui que l'on appelle souvent Caballin ou Copronyme.

[ocr errors]

114

qu'il paraît d'abord. A Naples, en Vénétie, en Sicile, il
n'y avait aucune difficulté intérieure. L'autorité militaire
y était seule, ou plutôt sa prépondérance était assez
forte pour qu'il ne se produisît, du côté du clergé, aucune
rivalité sérieuse. A Rome, l'autonomie que l'on aurait
conservée, s'il avait été possible de demeurer dans l'em-
pire, fût devenue un champ de bataille entre deux
influences rivales : le duc et le pape, l'aristocratie ecclé-
siastique et l'aristocratie militaire se fussent inévitable-
ment disputé le pouvoir. La façon dont l'autonomie fut
acquise augmenta encore les titres du clergé; car ce que
les Francs firent pour l'état romain, ils le firent en vue du
pape et nullement pour complaire à l'aristocratie laïque.

Dès lors, l'histoire de Rome au moyen âge était déci-
dée dans ses grandes lignes. Pas de doge; le pape dépo-
sitaire du pouvoir; conflits incessants entre les deux
aristocraties; prédominance du clergé, tant que l'état
protecteur sera en mesure de faire sentir sa main; pré-
dominance de l'aristocratie laïque, tant qu'il n'en sera
point ainsi. Il n'y a rien d'essentiel en dehors de cela,
jusqu'en 1143; alors l'établissement de la commune de
Rome introduit un troisième élément, assez fort pour
compliquer le désordre, pas assez fort pour imposer la
paix. L'ordre ne règnera que depuis le xv° siècle, depuis
le
que pape sera parvenu à établir dans son domaine
traditionnel, et à exercer par lui-même un gouvernement
personnel très fort, une « tyrannie », comme disaient les
anciens, analogue à celle des Médicis en Toscane, des
Visconti et des Sforza à Milan.

On peut se demander quel intérêt il y avait à ce que le duché de Rome conservât son autonomie. Au point de vue lombard et même au point de vue de l'Italie comme telle, il eût mieux valu que cette autonomie disparût. L'Espagne s'était mieux trouvée, en somme, d'être deve

nue tout entière wisigothique, la Gaule d'être devenue tout entière franque : οὐκ ἀγαθὸν πολυκοιρανίη. Que de déchirements eussent été épargnés à l'Italie, si elle eût pu atteindre son unité dès le milieu du yn siècle! Elle n'eût pas, sans doute, échappé au morcellement féodal; mais il lui eût été beaucoup plus aisé de traverser cette crise et d'en attendre la fin.

Au point de vue du pape, il peut y avoir doute. Les princes lombards n'étaient point des mécréants; Liutprand, Ratchis, Astolphe, Didier nous apparaissent comme des princes pieux, enclins aux fondations de monastères, généreux pour les églises, pleins de respect pour le Saint-Siège, en tout ce qui ne concernait pas la politique. A coup sûr, ils ne lui eussent pas marchandé la considération. Entrée dans le royaume lombard, Rome fût demeurée une cité sainte; elle eût gardé ses communications avec le reste de la chrétienté, sauf peut-être quelques obstacles du côté de l'Orient, avec lequel, du reste, elle ne communiquait plus guère. Rien ne prouve que l'on y eût transporté la capitale; Astolphe lui-même ne paraît avoir réclamé des Romains qu'une sorte de vasselage; on ne voit pas qu'il ait parlé de les annexer purement et simplement. Saint Pierre eût été comblé de donations par les rois de Pavie, comme il le fut par les souverains francs, et le trésor de l'Église romaine n'aurait plus été considéré comme la réserve de la caisse municipale ou provinciale. En somme, le pape, soit comme évêque de Rome, soit comme chef de l'Eglise, n'aurait pas perdu grand'chose à passer, avec son monde, sous le régime lombard.

Mais voilà bien la difficulté. Les Romains ne voulaient pas être Lombards, et leur chef moral, le premier d'entre le pape, ne pouvait vouloir être Lombard. Depuis si longtemps qu'on luttait pour la garder, la qualité de Romain, de membre de la république sainte, de sujet d'un

cux,

« PrécédentContinuer »