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toire dans la formation progressive des collections scripturaires, comme dans le développement graduel des doctrines exégétiques, les points de vue ont varié, les idées se sont accommodées aux milieux, aux formes diverses de culture; mais, parmi cette riche production de concepts et de symboles successifs, il n'en est pas un qui n'ait eu sa part de vérité et qu'on ne puisse, sans nulle indifférence d'ailleurs pour les questions de foi, suivre avec une curiosité sympathique. Tout comprendre, ne rien condamer a priori, tel est le rôle du vrai critique, et, de fait, les livres de R. Simon sont de ceux qui renferment le moins d'anathèmes. Qu'est-ce à dire, sinon que ce pénétrant génie d'historien et de critique est en même temps, comme on pouvait s'y attendre, le partisan le plus déclaré de notre liberté morale?

Et, d'autre part, quoi de surprenant si ce libertiste est trop convaincu de l'excellence de l'effort humain, pour n'en pas suivre l'histoire avec cette diligence aiguë d'investigation et cette ardente sagacité de contrôle qu'on nomme précisément la critique? Que faut-il de plus, enfin, pour montrer que, dans les limites de l'orthodoxie, R. Simon est aussi étranger comme savant que comme penseur à l'augustinisme? C'est dire que l'auteur des Histoires critiques n'est pas de ces érudits dont les idées, selon le mot de Carlyle, au lieu de former un continent de terre ferme, sont comme autant d'archipels séparés. Tout était rigoureusement lié dans cet esprit très souple à la fois et très systématique, et quiconque aura réfléchi à l'harmonie de ces doctrines, comprendra qu'en définitive cet exégète ne pouvait être que ce philosophe.

III

Cette érudition, aussi originale par la profondeur des vues que par la variété des connaissances, le jeune sav ant

allait-il la produire dans la langue et sous la forme qu'adoptaient d'ordinaire les érudits de son siècle, c'està-dire en latin? Sans doute, R. Simon, dans plus d'une de ses Lettres choisies, témoigne d'un goût très vif pour la belle latinité. Chaque fois qu'il vient à parler du P. Sirmond, c'est pour se récrier sur la rare qualité de son latin, si élégant et si net, si visiblement supérieur à la prose quelque peu diffuse de son savant confrère, le P. Petau. Quelques travaux d'ordre secondaire que le célèbre hébraïsant a rédigés en latin montrent assez qu'il eût pu ajouter un nom de plus à la longue liste des latinistes de l'Oratoire; mais son but n'était pas de se confiner dans le pays latin, et rien ne lui répugnait plus que ce qui tendait à faire de la vérité une sorte d'arcane. Bon pour certains docteurs, qui ne sont pas toujours des cabalistes, de produire leur doctrine à la dérobée, comme on expose les reliques sous une vitre étroite, loin de la main et de la portée des profanes. Les travaux de R. Simon, par leur méthode et leur but, étaient de ceux qui appelaient le grand jour. L'émoi des contemporains se devine ce fut comme un scandale dans le monde des érudits, et l'on sait en quels termes véhéments Bossuet se fit l'écho de leur indignation.

Pourquoi donc, puisqu'il y a une langue des savants, ne parlet-il pas plutôt en celle-là? Pourquoi met-il tant d'impiétés, tant de blasphèmes (les opinions de Calvin, de Servet et de Socin qu'il vient d'exposer) entre les mains du vulgaire et des femmes, qu'il rend curieuses, disputeuses et promptes à émouvoir, des questions dont la réalisation est au-dessus de leur portée? Car, par les soins de M. Simon et de nos auteurs critiques qui mettent en toutes les mains indifféremment leurs recherches pleines de doutes et d'incertitudes sur les mystères de la foi, nous sommes arrivés à des temps semblables à ceux que déplore saint Grégoire de Nazianze, où tout le monde et les femmes même se mêlent de décider sur la religion et tournent en raisonnement et

en art la simplicité de la croyance. On a cette obligation à notre auteur et à ses semblables qui réduisent l'incrédulité en méthode et mettent encore en français cette espèce de libertinage, afin que tout le monde devienne capable de cette science1.

Est-il besoin de remarquer ici que R. Simon, étant resté toute sa vie un enfant soumis de l'Église, et ayant donné dans tous ses écrits les témoignages les plus explicites de sa foi, n'a pu être présenté qu'en style de polémique comme un prédicateur d'incrédulité? Faut-il ajouter que, se proposant d'enlever au rationalisme de Spinoza toutes ses armes et voulant montrer à leurs très nombreux disciples que la foi chrétienne n'est pas incompatible avec la science la plus rigoureuse et la mieux renseignée, il n'avait qu'à suivre l'exemple de Bossuet lui-même ? Celui-ci, en effet, pour les réfuter, n'avait-il pas exposé en français les erreurs du même Spinoza dans son Discours sur l'Histoire universelle, de même aussi que les principes du u protestantisme dans son Histoire des Variations? N'estce pas, au surplus, le seul parti à prendre pour le controversiste, et faut-il renouveler l'erreur des apologistes du xvr siècle qui, pour répondre à l'allemand de Luther et au français de Calvin, croyaient avoir fait merveille. que d'opposer d'un air de triomphe le latin cicéronien du catholique Christophe de Longueil2?

passe

R. Simon, qui sentait si bien le prix d'une forme appropriée à toutes les intelligences, n'avait pas moins réfléchi sur les qualités diverses qui font du style comme le port dont la pensée la plus scientifique a besoin pour s'étendre et pénétrer dans l'esprit de tous. La même justesse de goût qui faisait de lui un vif admirateur du théâtre de Racine, et en particulier de Phèdre et d'Athalie, l'éclairait sur les défauts littéraires des ouvrages d'érudi

1. BOSSUET, IV, 87. 2. L. C., III, 132.

tion, et, curieux accord qui n'est pas sans témoigner en faveur de son jugement, plus d'une de ses critiques rappelle certaines des réflexions les plus connues de Voltaire sur le style des érudits. Qui ne se souvient, par exemple, des vers que l'auteur du Pauvre Diable met dans la bouche. des savants?

Le goût n'est rien nous avons l'habitude
De rédiger au long, de point en point,

Ce qu'on pensa, mais nous ne pensons point.

Cette prolixité pédantesque, trop commune en un temps où la moindre querelle théologique ne se réglait qu'à coups d'in-folios, c'est précisément le défaut que R. Simon a le plus en aversion. Il ne peut souffrir ces savants qui ne travaillent qu'à la toise, comme s'ils voulaient tirer le plus d'argent possible des libraires, et font d'énormes volumes où ils ne mettent rien. C'est oublier que, selon le proverbe grec, plus le livre est gros, plus le mal est grand : βίβλιον μέγα, κακόν μέγα. Ce que Voltaire raillait encore, c'était la brièveté affectée de certains savants : ils ressemblent, disait-il, à Mascarille qui voulait mettre en madrigaux l'histoire romaine. Le style pointilleux de quelques érudits n'agrée pas davantage à R. Simon. Il hasarde même contre ces phrases courtes et saccadées, que distille une plume avare, une plaisanterie de latiniste lettré, peut-être moins décente que spirituelle. Mais comme ce latin quelque peu osé devait ravir d'aise les bons vieux humanistes à la façon du XVI° siècle, encore nombreux à cette date, et qu'une malice un peu leste n'était pas, tant s'en faut, pour scandaliser! Ce que Voltaire, enfin, pardonne le moins à certains savants, c'est l'emphase et la boursoufflure de tant de ridicules écrits, comme le « système sur l'origine des cloches, ou d'autres traités à prétentions scientifiques.

C'est aussi la rhétorique ampoulée de tel érudit de son temps qui a le privilège d'exciter la verve moqueuse de R. Simon. Veut-on avoir le secret de cette imagination échauffée et de ce style pompeux? On n'a qu'à lire une lettre du P. Maimbourg à l'un de ses parents, un gros fermier lorrain, pour lui demander de son plus vieux vin de la Moselle, parce qu'il a sur le métier une belle harangue où il fait parler un grand personnage historique1.

A la différence du P. Maimbourg, R. Simon pratiquait, dans tous les sens qu'il comporte, le précepte du vieil Épicharme Sois sobre et souviens-toi de te défier! Nãpe zzi μéμvao'àmιotεv! C'est en deux mots, non seulement sa physionomie morale, mais toute sa rhétorique. Austères et toujours aiguisées d'une pointe d'ironie, ses pages révèlent un critique plutôt encore qu'un écrivain. S'il fait effort pour atteindre ici ou là au véritable style, c'est en prenant pour modèles les maîtres les plus graves dans l'art d'écrire. Il raconte quelque part que certains prédicateurs italiens présentèrent une supplique au Pape, pour obtenir congé de lire les contes de Boccace, nécessaires, disait-ils, à leur formation oratoire, et l'on assure même que Pallavicini trahit,' en plus d'une page de son Histoire du Concile de Trente, une connaissance non équivoque de la langue de Décameron2. Voilà qui témoigne au moins de leur goût pour la pureté du style, et R. Simon ne paraît nullement s'en formaliser. Mais le modèle qu'il choisit, est-il besoin de le dire, est autrement sévère, sans pour cela révéler un jugement moins fin. Ce modèle, longuement étudié et toujours présent à l'esprit, c'est Pascal, dont les Lettres Provinciales ont fourni plus d'un

1. L. C., III, 89, 137 ;B. C., I, 144, 348 (« Mingit ut sus», en parlant de J. Lipse).

2. B. C., IV, 3.

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