Images de page
PDF
ePub

trait à l'auteur des Lettres choisies. Qu'il suffise d'en citer un exemple.

Une discussion des plus vives s'était émue, on le sait, entre les Jésuites et leurs adversaires, sur la légitimité de certains procédés d'apologétique et de controverse dans les Missions de l'Inde. Il faut voir de quel air d'amusante candeur R. Simon entre le plus ingénument du monde dans cet épineux débat. Il vient de rencontrer sur la route de Paris à Rouen un étranger dont la rare politesse l'a vivement frappé. C'est un marchand portugais qui a longtemps vécu dans l'Inde et appris là cette exquise civilité de manières qui ferait paraître barbares les Italiens les plus polis. On en vient à causer des mœurs des Indiens, et, fort naturellement, R. Simon s'étonne que des peuples, si étroitement attachés à leurs usages, aient pu embrasser le christianisme. Là-dessus le Portugais raconte les pieuses industries des missionnaires jésuites, comment ils ont adopté les pratiques austères, les habitudes extérieures, le vêtement même des Brames, quelle vénération ils ont inspiré aux Indiens quand ils ont produit de vieux parchemins enfumés qui établissaient sans conteste la haute antiquité du braminat de Rome et, par conséquent, sa supériorité sur tous les braminats des Indes. Les parchemins enfumés gênent bien un peu le critique scrupuleux que reste toujours R. Simon; mais quoi! saint Paul ne s'est-il pas fait tout à tous pour sauver les àmes? Ne s'estpas fait Juif avec les Juifs, afin de les conquérir à JésusChrist? Et, dans un beau mouvement que ne désavoueraient pas les plus éloquents apologistes, il conclut en faveur de ce large et intelligent apostolat qui aplanit les dissentiments, franchit les distances, et sait trouver d'heureux moyens d'entente et de conciliation. Sans doute, l'éloquent réquisitoire de la cinquième Provinciale contre ces mêmes missionnaires de l'Extrême-Orient et leurs tentatives d'accommodement doctrinal est autre

il

ment nerveux et cinglant. Mais on aura beau parcourir les répliques des Jésuites, sans excepter celles du P. Daniel, aux Provinciales, il sera difficile d'en citer une moins indigne contre-partie que la lettre de R. Simon1.

On trouverait encore plus d'une page savoureuse en son érudite finessse dans les dix volumes de miscellanées scientifiques et littéraires qui portent le nom de Lettres choisies, de Bibliothèque critique, etc. Cependant ce serait une erreur de croire que R. Simon soit proprement un écrivain, et que l'ardente passion du vrai, en faisant de lui un si grand critique, a, du même coup, fait aussi de lui un artiste. Ces pages sont rares dans son œuvre, et peut-être, après tout, ne le faut-il pas regretter. Si l'auteur des Histoires critiques avait détourné vers ce genre de création spéciale qu'on nomme le style les dons d'originalité inventive auxquels nous devons tant de singulières et fécondes découvertes, c'est alors que plus d'un savant se serait cru en droit de se plaindre! R. Simon raconte, au début de ses Lettres choisies, que, pour se distraire de ses travaux, le cardinal de Richelieu s'enfermait parfois dans un cabinet écarté avec Raconis, un docteur de Sorbonne, bien connu pour son amusante faconde. Là, il lui proposait à l'improviste quelque texte bizarre à commenter, et, riant aux éclats des facéties qui échappaient à la verve bouffonne du plaisant prédicateur :« Gageons, s'écriait-il, qu'on nous croft gravement occupés des affaires de l'État! » On s'imagine d'ordinaire un Richard Simon livré sans répit à d'arides et maussades recherches, incapable de s'arracher à tant de doctes travaux, non pas même pour rire aux éclats, mais pour se dérider et sourire. La vérité est que, parmi ses savants labeurs, il ne déteste pas, lui non plus, de trouver un alibi : sa plume s'égaye alors à tracer l'amusante silhouette de quelque

1. L. C., II, 225.

Juif aussi docte qu'usurier, à enlever le profil de tel Frère quêteur, catholique ou nestorien, selon les couvents où il fréquente. Simples délassements littéraires, mais qui ne sont pas sans prix pour nous; c'est le sourire aimable du savant qui se repose et dont les gaietés les plus ingénues ont encore le mérite de nous faire penser 1.

Paris.

(A suivre).

1. L. C., I, 2; II, 17; III, 1.

HENRI MARGIVAL.

UN NOUVEAU LIVRE D'HÉNOCH

« Hénoch marcha avec Dieu, et il disparut, parce que Dieu le ravit » (Gen. vi, 24). L'Écriture ne dit pas que ce patriarche ait écrit le moindre livre. Mais la notice mystérieuse qui lui est consacrée dans la Genèse sollicita l'imagination des faiseurs d'apocryphes qui florissaient au sein du judaïsme depuis le 1° siècle avant notre ère. Puisque le pieux patriarche avait été enlevé au ciel, il avait vu de près le fonctionnement de l'univers, il avait conversé avec les anges, il s'était approché du trône de Dieu, il avait connu les secrets de l'Éternel. Sans doute, pour faire profiter les hommes de ses lumières, il fallait qu'il revînt sur la terre et laissât par écrit ses révélations à la postérité. Mais cela n'était pas difficile à supposer. Hénoch a été pour toute une école d'écrivains juifs le grand révélateur, c'est-à-dire le nom prestigieux sous le couvert duquel ces écrivains ont voulu faire passer leur propre conception de l'univers, leurs vues sur le passé et l'avenir de la religion et de l'humanité. La tradition chrétienne a connu ces livres; l'apôtre saint Jude cite Hénoch dans son Épître (Jud., 14-15); un assez grand nombre d'anciens auteurs ecclésiastiques ont fait de même. Puis les œuvres d'Hénoch tombèrent en oubli dans l'Église grecque aussi bien que dans l'Église latine. Mais un livre d'Hénoch s'était conservé dans la Bible éthiopienne. Rapporté en Angleterre par J. Bruce, en 1773, il n'a été publié qu'en ce siècle-ci par Laurence (1838), puis par Dillmann (1851).

30

Tout dernièrement, M. U. Bouriant retrouvait le commencement du même livre en grec, avec des fragments de l'Évangile et de l'Apocalypse (apocryphes) de Pierre (Mémoires de la mission archéologique française au Caire; Paris, 1892). Ce livre d'Hénoch est celui qui a fourni la citation de saint Jude et la plupart de celles qu'on trouve dans les écrivains ecclésiastiques. C'est plutôt une compilation qu'un livre. Le contenu tient à la fois de l'encyclopédie, du prône et de l'apocalypse1. Cependant on n'y retrouvait pas toutes les citations faites par les anciens sous le nom d'Hénoch. Une découverte récente vient de combler cette lacune, au moins en partie et provisoirement. Avec le livre éthiopien d'Hénoch, nous possédons maintenant le livre slave des « Secrets d'Hénoch ».

I

Une version slave du livre d'Hénoch avait été signalée en 1892 par une revue allemande (Jahrbücher für protestant. Theologie, pp. 127-158), comme représentant le même ouvrage que la version éthiopienne publiée par Laurence et Dillmann. Cette indication piqua tout naturellement la curiosité de l'éminent orientaliste qui a traduit en anglais le livre éthiopien, M. Charles. Il eut à cœur de faire vérifier le fait par un slavisant, M. Morfill. La version slave était bien une version, et une version d'Hénoch, mais le livre traduit différait totalement de l'Hénoch éthiopien. M. Charles et M. Morfill s'associèrent pour tirer parti de la découverte et en faire profiter le monde savant. Le livre slave d'Hénoch est conservé dans cinq manuscrits qui appartiennent à deux recensions,

1. Voir CHARLES, The Book of Enoch, Oxford, 1893, ou l'analyse donnée par l'auteur du présent article dans l'Enseignement biblique, 1893, no 10 et 11, chronique.

« PrécédentContinuer »