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part qu'un livre d'apologétique ne perde toute valeur démonstrative aux yeux des hommes simplement instruits qu'il s'agit de convaincre, quand on voit l'auteur prouver la Trinité non seulement par des textes depuis longtemps abandonnés comme le Faciamus hominem, ou le Dominus pluit ignem a Domino (II, 41), mais par les strophes ternaires de certains psaumes ou le parallélisme à triple division de quelques morceaux lyriques (II, 109)? Au lieu de s'en tenir à cette belle idée que le premier chapitre de la Genèse est moins une histoire qu'une philosophie de la création, et une sorte de démonstration sensible et parlante de l'existence du Créateur, comment peut-il s'arrêter à des considérations visiblement empruntées aux apologistes de 1840 sur les époques paléozoique et pliocène (II, 264), ou encore voir dans la distinction du soir et du matin une allégorie de la doctrine de l'épreuve : per crucem ad lucem (II, 275), ou enfin découvrir dans le mot Jahvé la conception métaphysique de l'indépendance et de l'autonomie du Créateur par rapport à la Création (II, 107)? Comment surtout peut-il, à propos de la chute du premier homme, rejeter d'un mot, comme contraire au texte de l'Écriture, l'explication du grand théologien Cajetan (II, 310), et qui ne regretterait de ne pas voir, au contraire, citée dans une œuvre apologétique de cette nature la thèse de ce savant exégète : « Ce n'est point, dit ce théologien catholique, un serpent, animal privé de raison, qui parla, mais un serpent intellectuel en ce sens métaphorique qu'autorise partout l'Ecriture elle-même 1... Faites voir aux hommes instruits que vous comprenez et admettez ces textes au sens allégorique, et non pas à la lettre, ut littera sonat; car les gens sages ont en horreur et méprisent comme des fables ces récits de la côte d'Adam et du serpent qui parle. » (CAJETAN, Commentar. in Gen., cap. 1.

Ajoutons que les contemporains, dont se préoccupe justement l'auteur, sont trop pénétrés de l'esprit historique pour ne pas demander à une apologétique chrétienne l'intelligence et le respect des lois les plus élémentaires de l'histoire. Certes l'auteur n'ignore pas le grand principe du développement théologique et l'on ne peut mieux que lui commenter le mot de Vincent de Lérins : Profectus fidei non permutatio: « Telle fut, dit-il, en effet, l'évolution qui se produisit quand la réflexion religieuse prit conscience des sept moyens ou canaux de la grâce et distingua des conceptions voisines la notion du sacrement. L'homme ne s'enrichit pas de nouveaux sens quand la psychologie moderne lui attribue ŝix sens ou davantage, comme le sens de la chaleur ou le sens musculaire; mais le nombre des sens se modifie à mesure que l'idée et le caractère propre d'un sens sont déterminés par la connaissance plus précise de son organe et de son objet. C'est une évolution analogue qu'a subie la doctrine des Sacrements » (I, 173). Plus on appréciera la justesse de ces vues, plus on regrettera de n'en

1. «Non serpentem, animal irrationale locutum fuisse, sed serpentem intellectualem. >>

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découvrir l'application ni dans l'exposé des dogmes Trinitaires, où, longtemps avant Mgr Ginouilhac, Petau avait inauguré avec tant de force la doctrine du développement, ni dans la Christologie où le profond Newman avait en quelque manière fait toucher du doigt le progrès des concepts depuis les heureuses anticipations dogmatiques de saint Ignace jusqu'aux précisions définitives de saint Athanase et du concile de Nicée (Essay on development, ch. V), ni enfin et surtout dans la théorie des Sacrements où de récents travaux, bien connus de tous, permettent de mesurer au plus juste le processus logique et l'enrichissement des idées '. Loin de là, dans tel Traité, comme celui de la Pénitence, où rien n'importerait plus que de procéder avec de délicates distinctions historiques, combien ne déplore-t-on pas de voir jeter pêlemêle les textes les plus disparates, une page de Clément d'Alexandrie sur la direction spirituelle, à côté d'un fragment de Tertullien sur la pénitence publique, sans que ces extraits aient d'autre lien entre eux que le mot si équivoque de pænitentia? Et lorsque, dans toutes les chaires protestantes d'Allemagne, la théorie eucharistique de saint Augustin est présentée comme une forme anticipée de la théorie symbolique et spiritualiste de Calvin, comment ne cherche-t-on pas à résoudre de si graves difficultés par l'exposé historique d'une tradition bien différente et de son développement ininterrompu dans les premiers siècles? Pourquoi enfin, quand il s'agit de résoudre les difficultés inextricables que soulève la théorie scolastique de la matière et de la forme des Sacrements, à propos de l'Ordre par exemple, ne pas couper court à tant de discussions plus vaines encore qu'épineuses, en admettant l'évolution graduelle de certains concepts théologiques, selon la belle doctrine de Vincent de Lérins : « Que ces antiques vérités de la philosophie céleste reçoivent du temps leur évidence, leur lumière, leur distinction!» L'apologétique, depuis saint Augustin jusqu'à Bossuet, a toujours fait appel à l'histoire il eût paru d'une heureuse convenance de faire aux méthodes historiques une plus large place dans un aussi important ouvrage.

On le voit par ces quelques remarques si la dogmatique du Dr Schell est assez heureusement conçue pour susciter de semblables tentatives, toutes les parties n'en sont pas assez également réussies pour décourager l'émulation. Ce n'est pas après tout pour cet ouvrage un médiocre mérite que de laisser cette impression assez nouvelle en somme, et quasiment paradoxale, que la théologie est peut-être autre chose qu'un vénérable débris du passé, qu'elle est vivante encore ou du moins qu'elle peut vivre, et qu'une œuvre reste à lui consacrer qui a de quoi tenter de peu banales ambitions.

La Realencyclopädie de Herzog, dont la première édition date de 1853 et qui fut rééditée en 1876, vient d'être une seconde fois remise

1. Il est à peine besoin de rappeler le livre de M. l'abbé Duchesne, sur les Origines du culte chrétien, qui est présent à toutes les mémoires.

au point, et l'on se propose d'y consigner les principaux résultats acquis dans les sciences religeuses pendant ces vingt dernières années. Le premier fascicule contient plusieurs articles entièrement nouveaux, comme par exemple Abbo de Fleury, Abbot Ezra, les synodes d'Aix-laChapelle. D'autres sont profondément remaniés, comme A Q et Abbot, archevêque de Cantorbéry. Quelques-uns ont été conservés et méritaient de l'être, témoin le bel article de Nitsch sur Abelard, dont la conclusion n'est pas indigne d'être rappelée : « Représentant de la scolastique française avec toute ce qu'elle eut jamais d'élégant et de net, maître éminent par la clarté et la souplesse des méthodes, écrivain distingué et spirituel, Abélard ne fut ni un génie original, ni même un penseur fortement systématique, encore moins un harmonieux caractère. Si la patrologie latine lui fut merveilleusement familière, il ne fut que médiocrement versé dans la patrologie grecque et la littérature classique. La logique, l'histoire du dogme, la critique même, telles furent les parties maîtresses de ce théologien productif. Comme il avait peu de goût pour le martyre, il aima mieux se soumettre aux injonctions de l'autorité ecclésiastique, absolument comme il s'accommoda aux exigences religieuses de la haute spiritualité d'Héloïse. Ses rétractations à Cluny et à Saint-Marcel témoignèrent-elles que son intraitable vanité et son âpreté pour ses maîtres avaient fait dans son cœur place à l'humilité, ou que son énergie d'homme était pour jamais brisée? c'est encore une question. Il n'en demeure pas moins une importante figure de l'histoire par sa personnalité, ses malheurs et surtout son influence, puisqu'il eut pour élèves non seulement le pape Célestin H, P. Lombard, Jean de Salisbury, Arnauld de Brescia, mais tous les grands orthodoxes du XIIIe siècle. » Ajoutons, d'après l'auteur, que certains traits romanesques de sa vie ne sont pas pour affaiblir la sympathie qu'il inspire, et qu'à côté de cette Héloïse en qui la science d'abord, la religion ensuite ont mis tant de noblesse et d'idéal, il est, en plein règne d'Aristote et de la scolastique, parmi les figures les plus attachantes et les plus romantiques du passé.

Au nombre des transformations les plus profondes et en même temps les plus heureuses qu'a subies l'ouvrage, il faut citer l'article Abendmahl. Dans l'édition précédente, on lisait en effet sous ce mot deux dissertations théologiques, l'une inspirée de la confession luthérienne, l'autre de la doctrine dite évangélique. Le nouvel article est non seulement plus homogène, mais autrement approfondi et documenté. Dans une première section (p. 32 à 38), M. Cremer, professeur à Greifswald, expose l'institution, le but, et le contenu de la Cène. Après une étude attentive de la narration synoptique, qu'il distingue trop profondément, à notre grand regret, du chapitre vi de saint Jean, simple commentaire de l'Institution eucharistique et véritable théologie du sacrement : « Jésus, dit-il en terminant, ne se contente pas de symboliser, d'expliquer par un rite figuratif l'énigme de sa mort à ses disciples. Il donne et ils prennent : c'est ce qui caractérise proprement

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la nouvelle alliance. Celui qui va se donner en sacrifice comme on ne s'était jamais donné se livre d'ores et déjà non seulement pour eux, mais à eux. C'est dès maintenant le même sacrifice qu'au Calvaire : en mangeant et en buvant, ils savent que ce sacrifice devient leur et qu'ils y prennent part. Dès lors, tout ce qu'il est pour nous et avec nous dans la participation de son sang prend sa plus haute expression dans le repas eucharistique, et recevoir son sacrement est la plus active et la plus haute fonction de la foi. Aussi, bien qu'elle soit, ou mieux encore, parce qu'elle est le mémorial de la croix, l'Eucharistie n'est pas proprement un mysterium tremendum: c'est dans la joie, év dyaλλíaset, qu'on peut et qu'on doit la célébrer. » Dans la seconde section (p. 38 à 68), M. Loofs, professeur à Halle, expose l'historique de la tradition sur cette importante matière. On sait qu'avant d'être le point central des luttes confessionnelles à partir du xvi° siècle, c'est au début même la partie la plus épineuse de l'histoire des dogmes. Si l'on met à part en effet la Ato qui nous a conservé des prières eucharistiques d'une antiquité si vénérable et à la fois d'un intérêt si dramatique par leur rapport avec l'attente alors générale de la consommation des temps, les textes de saint Ignace et de saint Justin sont une véritable crux interpretum. C'est à partir de saint Irénée que se marque avec quelque netteté le développement des conceptions eucharistiques, toujours lié d'ailleurs à celui des doctrines Trinitaires et Christologiques. On peut dire, en effet, qu'après saint Paul et les évangélistes, nul n'a mieux fait ressortir le caractère proprement réaliste et dynamique du sacrement (pžyμz éπoupźviov), tandis qu'Origène en montrera plutôt le spiritualisme instructif et la vertu bienfaisance, et que saint Grégoire de Nazianze y verra de préférence le symbole du divin Sacrifice (kvτítuña toù cóμztos). C'est jusqu'alors l'idée de consécration (yauss) qui domine dans la théologie du dogme. Avec saint Cyrille de Jérusalem, saint Grégoire de Nysse et saint Chrysostome, l'idée de transformation (etzлolos) tend à prendre la première place et la doctrine devient de plus en plus explicite. Tandis que la chair et le sang sont désignés comme les seules réalités du sacrement, le pain et le vin sont nettement tenus pour des apparences. Mais celui qui a su faire passer la doctrine du clair obscur des mystères dans la parfaite clarté des théories dogmatiques, c'est entre tous saint Jean Damascène : sa théorie eucharistique marque le point culminant où s'est élevée la spéculation grecque et où s'est arrêtée jusqu'à nos jours l'Église Orientale orthodoxe. Dans l'Eglise latine, le déve loppement des théories eucharistiques n'offre pas moins d'intérêt. Après que Tertullien eût avec son énergie ordinaire enseigné que le sacrement rend présent J.-C. (repræsentat), et que saint Cyprien eût montré dans l'Eucharistie (dominicæ passionis sacramentum) l'imitation de ce qu'a fait J.-C. sur la croix (Ep. LXIII, 14), on voit saint Augustin insinuer ici son idée favorite de communion à la grâce invisible et à l'esprit de l'Église et rattacher ainsi l'Eucharistie à sa théorie

générale du sacrement: gratia est res sacramenti. Le terme de transsubstantiation paraît encore bien éloigné de se produire, et cependant il se prépare peu à peu. Après les spéculations des Radbert et des Lanfranc, qui insistèrent surtout sur ce fait que même les indignes reçoivent le véritable corps du Christ, le mot sera prononcé par Hildebert, archevêque de Tours, dans le premier tiers du XIIe siècle.

S'il était encore nécessaire aujourd'hui de réfuter l'assertion des calvinistes, que dans les premiers siècles l'Eucharistie ne fut qu'un symbole, un mémorial de la passion, et que la véritable manducation du Christ ne fut jamais pour les anciens docteurs qu'une certaine union avec le Verbe ou avec l'Église, il suffirait de citer ces pages où, à travers le développement des spéculations théologiques, s'affirme la croyance primitive et ininterrompue à la réalité de la présence personnelle de J.-C. dans le sacrifice eucharistique.

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La Théologie pratique du Dr Achelis, professeur à la Faculté évangélique de Marbourg, reparaît avec quelques additions qui la modifient à la vérité plus qu'elle ne l'améliorent. Après avoir donné, d'après Bellarmin, la définition catholique de l'Eglise : « une société aussi visible et aussi palpable que le peuple romain, le royaume de France ou la république de Venise », et avoir exposé la conception évangélique de l'Église en termes empruntés à saint Augustin: « la société des saints où l'évangile est bien enseigné et où les sacrements sont bien administrés », il en déduit que dans l'une c'est l'idée de gouvernement, dans l'autre l'idée de ministère spirituel qui domine. De là l'importance de la théologie pratique « cette activité propre de l'Église pour sa propre édification >> et des fonctions multiples qu'elle comprend : catéchisme, prédication, direction des ames, culte, missions intérieures et extérieures, associations, etc. Telles sont, en même temps, les divisions de cet ouvrage. S'il reste encore des protestants pour croire et répéter que la Réforme en a fini avec la vieille scolastique, ils n'auront qu'à lire un chapitre quelconque de cette théologie protestante, et ils se convaincront que si la scolastique subsiste quelque part, c'est précisément dans les traités de leurs plus doctes professeurs. Ils verront là, par exemple, que pour faire un bon prédicateur on ne saurait se dispenser de savoir exactement la liste de tous les tropes, tant logiques que grammaticaux, sans oublier la théorie des figures proprement dites, depuis l'anaphore jusqu'à l'épanodos. Le pauvre prédicateur que celui qui ignorerait que Gothe a fait un oxymoron en écrivant : « Vert est l'arbre d'or de la vie », et qu'en disant : « combattre de bons combats », on parle par annomination, tout simplement! Quand on songe qu'à quelques pages de là dans l'histoire de la prédication, Bossuet obtient à peine une sèche et dédaigneuse mention, on ne peut s'empêcher de se rappeler le professeur d'histoire naturelle que H. Heine montrait si plaisamment, dans le jardin botanique de sa petite ville d'Allemagne, contemplant avec admiration, au lieu de plantes et d'arbustes, d'innomRevue d'Histoire et de Littérature religieuses.

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