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ne plus être sous la férule de la vieille femme, riaient et plaisantaient comme deux enfans. Ils nous faisaient rire nous-mêmes aux larmes. J'ai déjà parlé du charmant esprit de Lavalette. Junot, quand il avait la volonté de plaire, était certainement aussi aimable qu'il est possible qu'un homme le soit. Le maréchal Ney, lorsqu'il joignait cette même volonté d'être aimable à cette auréole de gloire qui l'entourait, était également un convive remarquable et pouvait beaucoup plaire. Il en avait la volonté ce jour-là, comme je l'ai dit, et rarement alors on manque son but. Ce fut donc dans une parfaite disposition d'esprit que nous nous habillâmes tous pour aller faire notre cour. Toutefois, ce moment fut celui d'une scène qui, toute comique qu'elle était, avait cependant son côté caractéristique et moral.

Lorsque nous fûmes sortis de table, la maréchale Ney nous dit que jusqu'à ce moment elle avait voulu faire porter à son mari l'habit habillé à la française, mais sans pouvoir y parvenir, et que dans l'espoir qu'il n'y prendrait pas garde au milieu de notre joyeuse journée, elle avait fait porter un habit habillé pour le maréchal, et qu'il était là tout prêt avec les manchettes en points d'Angleterre, ainsi que le jabot.

Tome XIV.

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Mais l'important n'était pas de faire porter l'habit de Paris à Versailles par la femme de chambre de la maréchale, c'était de le faire porter par le maréchal lui-même, de Versailles à Trianon, et nous vîmes bientôt que la chose ne serait pas facile.

Mon ami, lui dit la maréchale avec sa douce voix en s'approchant de lui toute craintive d'être repoussée dans l'attaque, tu sais que nous n'avons pas de temps à perdre, et nous sommes presque prêtes; s'il y avait quelque chose à faire à ton habit...

-Comment! dit le maréchal, quelque chose à faire à mon habit! eh! je l'ai mis hier pour aller dîner chez l'archichancelier.

Mais, mon ami, ce n'est pas celui-là. Tu sais que l'empereur veut que vous portiez tous des habits à la française, et tu dois...

Comment! s'écria le maréchal, c'est encore de cette mascarade que tu veux me parler! Bien certainement que je ne m'en affublerai jamais : je me suis prononcé là-dessus... Je ne veux pas avoir la tournure ridicule de tant d'autres dont je me ris. Ne m'en parle plus.

reur...

Mais, mon ami, c'est impossible! l'empe

-Eh

Eh bien ! que veut l'empereur? que les ma

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nufactures de Lyon, que les ateliers de broderie gagnent, n'est-il pas vrai? Eh bien! j'achèterai dix habits habillés, s'il le veut ; mais qu'il me les fasse porter, pardieu! c'est une autre affaire.

La maréchale désespérant d'amener son mari à ce qu'elle voulait par la persuasion orale, crut mieux faire en opérant par les yeux, et elle fit comparaître sa femme de chambre avec le fameux habit. Mais ce fut vraiment bien une autre affaire quand le maréchal l'eut aperçu : il se récria comme si on lui avait montré un costume de chez Babin, et en appelait à nous tous pour avoir notre avis. Cependant l'habit n'était pas mal; seulement il était brodé avec des recherches de fleurs, des bouquets de boutons de roses, des bluets même, je crois, qui en vérité n'allaient pas au maréchal Ney, non plus que la couleur claire de l'habit. Il était néanmoins de bon goût; mais on comprenait que le maréchal préférât son habit de général brodé d'or, et qui ayait relui aux yeux de l'ennemi sous le feu de la mitraille, à ce costume qui était pour lui aussi incommode qu'étranger. Madame Ney eut beau dire en faveur de l'habit, son mari fut inflexible. Enfin, poussé à bout par nos représentations, car nous soutenions la maréchale, comme cela

était de notre devoir, il court à la femme de chambre de madame Ney, lui prend les deux bras, et avant que la pauvre fille pût savoir ce qu'il voulait d'elle, il les lui passe dans les manches de l'habit brodé, et la plaçant en perspective, comme ces bâtons en croix qu'on voit dans les boutiques du Palais-Royal pour porter les habits et les manteaux, il nous demanda si nous pouvions sérieusement lui conseiller de s'affubler d'une pareille toilette de mardi-gras. Dans le même moment, Junot, qui avait été s'habiller, rentra vêtu d'un habit à la française extrêmement riche, mais où il n'y avait ni roses, ni bluets, par exemple. En le voyant, le maréchal se mit en colère.

-Comment! lui dit-il, tu consens à porter ce harnais-là... oh! Junot!...

Et il joignait les mains comme si c'eût été une grande faute... Hélas! peut-être avait-il raison... Du reste, Junot, qui était,comme nous, fort diverti de cette petite scène qui mettait dans un beau jour ce caractère noble et guerrier du maréchal Ney, Junot lui dit que depuis 1808 il portait à la cour fort souvent un habit habillé, ce qui était vrai... mais rien ne put décider Ney à s'en affubler. Il mit son uniforme, et mademoiselle Julie, ou Sophie, je ne sais, enfin la fatime de

madame Ney, fut libre de disposer de ses bras qu'elle tenait étendus depuis une heure comme un porte-manteau sans oser bouger... et le bel habit brodé fut replacé dans son carton, au grand contentement du maréchal et à la grande peine de sa femme...

Toutes ces folies nous faisaient rire aux larmes... c'était plaisir en vérité de voir ces quatre jeunes femmes, gaies, rieuses, couronnées de roses, entourées de bonheur et de tout ce qui peut le donner avec excès, portant la vie avec légèreté, car tout y était bonheur alors!... eh bien! elles étaient quatre ces femmes... qu'on les suive TOUTES dans leur destinée!... comme elle est tristement accomplie aujourd'hui !... et pourtant le temps qui s'est écoulé depuis cette époque est de peu de durée... La maréchale Ney a vu s'ouvrir pour son mari, pour celui dont la France devait défendre les jours, puisqu'elle avait épousé sa gloire, la maréchale Ney a vu creuser sa fosse par des mains françaises au nom des furies qu'on nomme esprit de parti... Et moi... moi... comment la mort m'a-t-elle revêtue d'habits de deuil, ainsi que mes enfans!... Et la duchesse de Raguse!... pauvre, pauvre femme!... combien elle a souffert... combien elle doit souffrir!... plus, oh! bien plus que si la mort l'avait touchée

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