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valier de Malte, rouge, à revers noirs, et ses façons courtoises, ses manières si noblement aisées, était vraiment le grand seigneur dans sa plus extrême élégance. M. Czernicheff avait également de l'élégance; mais il y avait peut-être plus d'étrangeté, si l'on peut le dire. Tout en lui, jusqu'à son costume, cette façon guêpée d'être serré dans son habit, ce chapeau, ce plumet, ces cheveux jetés en grosses touffes, et puis cette physionomie tartare, ces yeux presque perpendiculaires, lorsqu'ils ont ordinairement l'habitude de venir horizontalement : tout cet ensemble, je le rèpète, était un type original et cu

rieux.

Mais ce qui, pour moi, ne le fut pas moins, ce fut de retrouver dans M. de Czernicheff presque un vieil ami.

Deux ans avant cet instant où je voyais dans la salle du Trône du palais des Tuileries, un grand jeune homme qu'on appelait M. Czernicheff, aide-de-camp et favori du czar de Russie, j'avais été au bal chez M. le duc de Cadore, alors ministre des affaires étrangères, et j'avais été invitée pour la valse par un officier russe, qui, arrivé de la nuit même, et repartant le lendemain, avait été invité par M. de Champagny à voir un bal français.

Cet offi

cier, alors fort jeune, n'étant pas d'un grade assez élevé à cette époque pour essayer de danser avec l'une des princesses impériales, s'adressa à moi dans son orgueil d'envoyé d'un czar dont il était l'ami, parce qu'il m'avait vue ouvrir le bal dans la contredanse de la princesse Caroline, et qu'il sut que j'étais gouvernante de Paris. Je ne sais comment il arriva que je n'étais pas engagée pour cette première valse, et que j'acceptai, chose fort étrange, car pour la valse surtout j'avais l'habitude de ne danser qu'avec les personnes que je connaissais, et que je connaissais pour bien valser... Nous partîmes donc ; je n'étais pas une mauvaise valseuse, j'étais élève de madame Demidoff; et quand je valsais avec M. de Lagrange, M. de Flahaut, ou deux ou trois autres de la même force, cela allait bien; mais lorsque pour la première fois je me sentis tourner le poignet avec cette raideur de bonne grâce pourtant que les valseurs russes mettent à tenir le bras droit, que je me sentis soulever de terre et emporter comme une plume par le vent, je me sentis mal; je priai l'officier de me déposer sur ma banquette, ce qu'il exécuta avec un demi-sourire de malice en

M. Charles de Lagrange: c'était, avec M. de Flahaut, l'homme de la cour qui valsait le mieux.

hochant la tête par manière de salut, puis il s'éloigna. Quant à moi, il me fut impossible de reprendre la valse. Je dansai tout le reste de la soirée, et je ne revis plus mon officier russe, qui, je crois, était reparti dès le lendemain du bal.

Or, cet officier russe, c'était M. Czernicheff; je le reconnus à l'instant, parce qu'il a un type de figure qui est trop caractérisé pour l'oublier. Ce qu'il y a de mieux, c'est qu'il ne l'avait pas dit, ou du moins ne l'avait dit qu'à très peu de personnes. J'allais faire signe à M. Narbonne pour qu'il vînt près de moi, lorsque la porte du fond de la salle s'ouvrit, et le mot, L'empereur!... mit tout le monde au silence... Tous les dos, les épaules portant épaulettes d'or ou de diamans s'inclinèrent bien bas!... mais si bas!... si bas!... qu'il était à craindre que le front ne touchât la terre... Lui, s'avançait gravement, mais avec un regard doux, quoique superbe, quoique étincelant; il s'arrêta long-temps devant mon officier russe, et lui parla avec cette bienveillance qu'il devait porter au favori de son frère le czar!... Sa faveur était fort grande également auprès de Napoléon, et il en aurait peutêtre plus obtenu en étant pour lui dévoué comme l'empereur aimait qu'on le fût (et toujours fidè

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lement à son prince), qu'en allant quêter de mauvais renseignemens dans les vieux cartons du ministère de la guerre. C'est, du reste, un homme tout autre que ce qu'on l'avait jugé. Ses amours, ses valses, toutes ces coutumes presque orientales, et tenant un peu du Potemkin, avaient encore plus d'habileté et de ruse que de mollesse et de volupté asiatiques. A propos de ses amours, je sais une chose qui peut donner une idée de lui-même. On sait qu'il faisait conduire sa voiture à la porte d'un club, ou bien d'une actrice célèbre comme aimant la joie, et lui, pendant ce temps, était tout autre part occupé d'intérêts bien autrement sérieux que des amourettes, comme aurait dit le marquis de la Vaupalière. Mais ici, il y a encore une petite note à ajouter. Tandis que l'empereur, d'après les rapports de police, croyait M. Czernicheff le plus coureur des hommes, on sait qu'il était aux pieds d'une femme dont le mari connaissait les secrets les plus intimes de l'empereur. Jusque là, c'est l'histoire du chien d'Alcibiade; mais la note bonne à ajouter, c'est qu'au moment ou M. de Czernicheff paraissait le plus amoureux du monde de deux femmes, dont l'une était charmante, et l'autre la plus déplaisante, la plus méchante, la plus anti-gracieuse de ce monde, il en aimait

une troisième, ravissante créature, faite toute de charme et de grâces, qu'il aimait avec ce redoublement d'amour que donne le mystère, et qu'il aime encore malgré l'éloignement; d'amour je ne crois pas, mais au moins d'une bonne amitié.

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