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Pourquoi vous être chargée de cette demande?... vous savez que je n'aime pas que les femmes se mêlent d'affaires... il fallait donner cela à Duroc...

Je rappelai à l'empereur que je remplissais là un devoir sacré,

L'empereur fit encore un geste d'impatience... - Il fallait parler de cela à Talleyrand... Pourquoi ne pas lui en avoir parlé?

-Je l'ai fait, sire.

-Eh bien!....

Eh bien! sire, il m'a refusé de parler non seulement à Votre Majesté, mais au grand-maî

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Mais Talleyrand et votre ami l'abbé de La Jeard n'ont-ils pas été élevés ensemble?

-En partie, sire... ils ont été tous deux au séminaire dans le même temps, et grands-vicaires de Reims également ensemble, et puis liés de la plus étroite amitié.

Tandis que je parlais, Napoléon se promenait, et puis il s'arrêtait par intervalles à la fenêtre, pour regarder dans le jardin ou sur le pont. L'expression de sa physionomie n'avait rien de bon dans ce moment...

-Est-ce que l'abbé de La Jeard était l'ami de votre mère, pour que vous preniez son parti comme

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vous le faites depuis qu'il est question de lui?...

-Monsieur La Jeard de Cherval n'était point l'ami de ma mère, sire; il ne l'a même jamais connue, je crois, que comme une fort belle personne qu'on remarque au spectacle ou à la promenade. Je ne le connais moi-même que depuis son retour en France. C'est depuis cette époque qu'il est notre ami, et que Junot et moi sachant l'apprécier...

-Eh! sans doute, interrompit vivement l'empereur... Puis il poursuivit plus lentement:

Vous deviez pourtant bien savoir que cet homme était mon ennemi!...

C'était vraiment une chose bien extraordinaire, que cette sorte de monomanie pour le reproche qu'il adressait à ses plus fidèles serviteurs, d'aimer à voir ses ennemis.

Sire, Junot et moi nous avons déjà répondu à cette injuste inculpation, et il n'y a pas longtemps que j'eus l'honneur de faire remarquer à Votre Majesté monsieur et madame Juste de Noailles, et M. le comte Louis de Narbonne !...

L'empereur se mordit les lèvres et ne répondit pas... Seulement au bout de quelques instans de silence il reprit :

On verra... Mais, conseiller de l'Université ou préfet!.. Qui a jamais fait une pétition tournée de

XIV..

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cette manière?.. Qui a fait cette belle pièce? -Moi, sire.

-On le voit bien... mais il est inutile que Vous appreniez à en faire... Cousez... brodez... et ne vous mêlez pas de vouloir placer les gens... cela sent l'intrigue... je ne veux pas de cela dans ma cour, et encore moins parmi les femmes de mes généraux.

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- J'ai déjà observé à Votre Majesté, sire, que M. La Jeard de Cherval n'était pas un ami ordinaire, Junot le connaît et peut en répondre à Votre Majesté.

-Et qu'est-ce que vous diriez à votre tour, madame Junot, si je vous prouvais que votre mari ne me répondra jamais de l'abbé de La Jeard?.... Je fus étonnée... l'empereur continua :

-Cet homme ne m'aime pas... mais cela m'est égal, je l'emploierais demain, aujourd'hui même, avec la conviction de sa haine... Mon Dieu! il y en abien d'autres qui ne m'aiment pas.... Quel est d'ailleurs le gouvernement un peu actif qui n'a pas d'ennemis?... Mais votre abbé de La Jeard, c'est autre chose... il porte avec lui une sorte de charme malfaisant, ou plutôt un sort qui sera toujours un obstacle entre lui et moi.

J'avoue que je ne compris pas d'abord l'empereur... il le remarqua sans doute, car il me dit

avec cet accent que l'on donne à ce qu'on veut bien faire comprendre:

-Oui, cet homme est malheureux... rien ne lui réussit; et pourtant il a bien de l'esprit, à ce qu'on dit!... C'est un homme supérieur, n'est-il pas vrai?... Eh bien ! il ne peut arriver à rien, et cela dans tous les pays... Il est malheureux, vous disje... son étoile est mauvaise...

C'est la seule fois que j'aie' entendu Napoléon parler d'une manière aussi formelle sur l'influence de la destinée... Il dit encore quelques mots sur les évènemens de la vie de M. de Cherval qu'il connaissait à merveille, tout en donnant à ces mêmes évènemens une autre explication que la véritable... puis tout-à-coup il s'arrêta et me dit en me regardant avec colère :

-Est-ce l'abbé de La Jeard qui vous a dicté la lettre que j'ai reçue de vous il y a huit jours, et dont Duroc vous a apporté la réponse lui-même? Non, sire.

-

-Hum!... à la bonne heure... Et qui vous l'a dictée ?

Personne, sire... moi-même.

Je vis qu'il se tournait pour cacher un sourire... Il était ce matin, ou plutôt ce soir-là, car il était six heures, de la plus charmante humeur du monde.

-Enfin, il n'importe... votre abbé est mal chanceux; il est né sous une mauvaise étoile, comme disent les paysans.

Eh bien! sire, la vôtre est bien assez belle pour prêter un peu de son bonheur à celle d'un autre, je crois.

Le moment était mal choisi, et je fis une lourde bêtise, mais accablante, et je fus plus bête encore en m'arrêtant. Mais l'empereur était occupé, et alors il suivait, comme toujours, au reste, l'idée qui le dominait... Il se promenait donc les mains derrière son dos, s'arrêtant par intervalle, et regardant par la fenêtre; il était bien curieux à examiner dans de pareils instans. Sa physionomie était alors d'une telle mobilité que ses sentimens s'y peignaient comme dans une glace réfléchissante.

Tenez, me dit-il après un silence assez prolongé... voulez-vous connaître un homme heureux?... né sous une étoile heureuse, et répandant son bonheur sur toutes ses entreprises?... c'est Suchet!... Voilà l'homme prédestiné... il joue bien avec cela, et c'est encore une chance heureuse de plus de trouver un homme doué de talens dans un homme doué de bonheur : il y a tant de gens qui gâtent la plus belle destinée !...

La guerre avait constamment tenu le maréchal

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