Images de page
PDF
ePub

et à trois heures le conseil s'ouvrit... L'empereur paraissait sombre et soucieux... enfin il rompit le silence et demanda à M. de Montalivet dans quel état était la récolte cette année en France.

M. de Montalivet répondit que la récolte était des plus belles, et que jamais elle n'avait présenté une plus grande espérance.

L'empereur jeta un seul regard sur M. de Montalivet, et passa à un autre conseiller, en lui adressant la même demande; M. Maret répondit que ses notes n'étaient pas prêtes pour lui permettrede répondre aussi promptement à une question de cette importance, mais qu'il croyait pouvoir dire, cependant, qu'il ne croyait pas à ces es pérances dont parlait M. de Montalivet. Dubois fut du même avis, et quelques autres aussi; mais le plus grand nombre affirma que la récolte était belle.

L'empereur écoutait, le coude appuyé sur le. bras de son fauteuil, et son front supporté par sa main; il ne jouait pas avec son canif dans un pareil moment!... Enfin, il releva la tête, parcourut l'assemblée avec le regard perçant et profond qui le rendait incisif comme un glaive, et prononça lentement ce peu de mots:

- Et moi, messieurs, je vous dis qu'il n'est pas

vrai que nous ayons une bonne récolte... elle est mauvaise même1!... elle est... ce que fut celle de l'année dernière... Ceci est grave, messieurs. Vous savez tous de quelle importance il est pour la tranquillité de la France, et notamment de Paris, que le pain surtout soit assuré. J'ai vu dix émeutes qui n'auraient pas eu lieu si le peuple avait eu de quoi manger... Il faut s'occuper sérieusement de cette affaire. Songez bien que lorsque la récolte est médiocre il y a gêne, et que lorsqu'elle est bonne il y a souvent gêne

encore1.

Le conseil fut souvent tenu pour le même objet. L'empereur voyait approcher le moment où il devait quitter Paris, et sa sollicitude était grande pour l'état dans lequel il laissait la France. Aussi fut-il de la plus extrême sévérité pour l'exactitude des séances de cette sorte de comité des subsistances, qu'il présidait toujours lui-même.

[ocr errors]

Lorsqu'un soleil précoce fait former trop vite l'épi, il en résulte que les pluies qui viennent ensuite font couler la fleur; et l'épi, avec la plus belle apparence, n'a que des grains presque vides. Ce fut ce qui arriva en 1810 et 1811.

[ocr errors]

• Par la cherté des transports. L'empereur parlait ensuite des autres provinces de la France. La Beauce ne donne ses grains qu'à Paris. La Beauce, quelque abondante que soit sa récolte, ne la verse que dans les greniers de Paris, qui toujours doivent être pleins.

Un jour M. de Montalivet, en terminant son rapport, dit:

[ocr errors]

- Enfin, sire, Votre Majesté ne doit avoir aucune inquiétude... le pain sera cher, mais il ne manquera pas.

A peine la dernière parole était-elle sortie de la bouche de M. de Montalivet, que l'empereur fut debout devant lui, et le regardant d'un œil menaçant, et sa lèvre frémissante... beau, admirable dans sa colère !...

Qu'est-ce à dire, monsieur ?... Qu'entendezvous par ces paroles? Le pain sera cher, mais il ne manquera pas !.. Eh! de qui donc croyez-vous, monsieur, que nous nous occupions depuis deux mois?... des riches!... Je m'en occupe bien, vraiment !... Et qu'est-ce que cela me fait à moi, monsieur, que vous ayez du pain ou que vous n'en ayez pas?... Je sais qu'avec de l'or on en trouvera comme on en a trouvé, comme on trouve de tout avec l'or dans ce monde.. Ce que je veux, monsieur, c'est que le peuple ait du pain... c'est qu'il en ait beaucoup, et de bon, et à bon marché... c'est que l'ouvrier, enfin, puisse nourrir sa famille avec le prix de sa journée!...

Et sa voix de plus en plus tonnante était montée au plus haut degré de violence... Elle fai

sait trembler la voûte... puis, il ajouta avec plus de calme :

Messieurs, lorsque je serai loin de la France, n'oubliez pas que le premier soin du pouvoir que j'y laisserai, sera d'assurer constamment la tranquillité et le bonheur public, et que les subsistances forment le principal mobile de cette tranquillité, pour le peuple surtout.

Et, dans le même temps que de si essentielles inquiétudes venaient à lui pour troubler son sommeil, il était tenu dans une sorte de question par la Russie, qui, jouant le jeu qu'elle avait adopté depuis Tilsitt, et ne jugeant pas en core le moment favorable pour lever l'étendard avec le cri de la guerre, montrait néanmoins sa mauvaise foi, car alors il y en avait; non que l'empereur Alexandre n'aimât pas Napoléon, mais parce que sa position le contraignait luimême à la duplicité. Avant de commencer le récit des évènemens arrivés en 1812 et 1813, il faut entrer ici dans quelques détails pour lesquels il est nécessaire de retourner dans le passé...

Lorsque le traité de Tilsitt fut signé par Napoléon et l'empereur Alexandre, il est étrange que le Russe ait pu abuser le héros au point de lui faire croire à une alliance qui n'eût été fondée sur dessentimens d'estime et d'amitié qui n'auraient eu

XIV.

15

qu'un semblant. Il faut donc qu'il y ait eu quelque chose de vrai dans cette affection proclamée de si haut par l'empereur Alexandre. Mais ici je raisonne comme une femme1, et la question est trop sérieuse pour n'y pas mettre toute la gravité convenablę... Il est de fait que depuis le jour où Napoléon força la Russie à signer un traité qui la déconsidérait aux yeux du monde entier, il dut s'attendre à une représaille. Déjà Masséna, en battant Korsakoff sur la Limath, avait altéré le prestige brillant laissé par Catherine II, et Austerlitz avait achevé de le détruire; enfin la guerre de Pologne et le traité de Tilsitt2 avaient complété la déconsidération générale... Ce fut donc une imprudence, une faute réelle à Napoléon, de dégarnir le nord, de lui livrer le champ pour aller en Espagne et en Italie: la faute est toujours faute; soit qu'elle vienne de la pensée elle-même, soit qu'elle soit le résultat d'une grande confiance... la confiance est touJours impardonnable d'un souverain à un souverain. La mort de Paul I, d'ailleurs, faisait voir à Napoléon que la Russie, bien que gou

Parce que les femmes ne vivant que d'affection, la voient comme une nécessité dans tous les actes de la vie. 24 septembre 1799.

38 juillet 1808.

« PrécédentContinuer »