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structions, comme tout ce qui se donne après coup, avaient un caractère d'illégitimité vraiment curieux, et leur teneur seule suffisait pour les marquer d'un timbre douteux. Il y était dit que M. le général Caulincourt devait se rendre à Strasbourg pour y observer la conduite d'une comtesse de Riecht, qui était assez suspecte; et puis, il y avait d'autres pauvretés tout aussi ridicules; entre autres choses, on remarquait qu'un chef d'escadron de gendarmerie avait l'ordre de rendre compte à M. le général Caulincourt; mais on n'avait pas songé que ce chef d'escadron dont on avait la maladresse de dire de nom ne l'était que depuis deux ans, et que l'affaire du duc d'Enghien s'était passée en 1804. L'officier de gendarmerie n'était alors qu'un jeune sous-officier. Ensuite, B......r, quelque puissant qu'il fût, n'avait pas autorité pour conférer les pouvoirs dont M. de Vicence se parait; quels qu'ils fussent néanmoins, il parurent très bons au duc de Vicence, qui partit pour la Russie avec ses papiers dans sa poche. 95 Arrivé à Pétersbourg, il trouva, comme le lui avait annoncé Savary, une ligue formidable élevée contre lui: on ne lui rendit d'abord aucune visiteet lorsqu'on était obligé de le saluer, c'était le moins bas possible ou l-ob supoq) i

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M. le duc de Vicence avait l'âme trop noble, trop bien placée pour supporter une pareille conduite; il s'adressa au czar lui-même, et lui demanda justice.

· L'empereur Alexandre se récria sur une pareille offense, au point de croire qu'il allait envoyer toute la cour à Tobolsck; mais toute cette grande colère n'aboutit en résumé qu'à répéter qu'il était au désespoir. M. le duc de Vicence jugea que le moment était favorable pour présenter sa justification :

- Il m'est d'autant plus pénible, dit-il à l'empereur Alexandre, de me voir repousser pour une telle accusation, que je puis prouver que je ne suis pas coupable.

Et là-dessus il mit la main dans sa poche, et en tira ses papiers, sans lesquels il ne marchait plus, les présenta à l'empereur, en le suppliant -de les lire; mais l'empereur Alexandre était plus que satisfait !..un ambassadeur de Napoléon!..un duc de l'empire!..un grand-officier de la couronne de France venait s'agenouiller devant lui pour le supplier de lui accorder, non seulement son appui, sa protection, mais de lui rendre l'HONNEUR aux yeux de ses sujets!... Le malheureux duc de Vicence ne comprit pas les différentes positions dans lesquelles l'empereur Alexandre et lui se

trouvaient... Mais le czar les jugea d'un coup d'oeil, et, en homme habile, il profita de ses avantages; il releva M. de Vicence, et crut ne pouvoir mieux le placer que dans ses bras, près de son cœur... Plus il aurait de droits sur l'amitié et la reconnaissance de l'ambassadeur de Napoléon, et plus sa position devenait une chose dont il pouvait disposer. Dès qu'il l'eut envisagée sous ce point de vue, rien ne fut épargné pour conquérir un homme d'autant plus difficile à gagner qu'il était impossible qu'il devînt jamais traître; il était trop loyal, et c'est avec le plus entier dévouement pour l'empereur Napoléon que M. de Caulincourt a perdu son maître.

C'était une chose curieuse, en effet, me disait une personne qui était témoin de cette partie du grand drame politique de 1812, de voir M. de Caulincourt entrer en furie lorsqu'on lui écrivait de France qu'il était urgent de faire expliquer le cabinet de Pétersbourg sur l'armée de quatre-vingt mille hommes qu'il organisait.

Mais il n'y en a pas, écrivait-il au duc de Bassano, alors ministre des affaires étrangères; je vous répète qu'il n'y a pas en Russie un homme portant fusil et giberne qui soit en marche pour se rendre à un camp. Il est d'autant plus fâcheux que l'on permette à ces bruits d'appro

cher de l'empereur Napoléon, que l'empereur Alexandre est très irrité de l'apparence même de la méfiance.

Son entêtement était inconcevable pour qui ne savait pas tout ce qui avait été mis en œuvre, non pas pour le corrompre, mais pour le séduire.

Monsieur de Caulincourt, lui avait dit Alexandre, lorsque M. de Vicence lui présenta les fameuses instructions de B......r, je ne veux rien lire de tout ce que vous me montrez là. Je sais depuis long-temps tout ce qu'on peut savoir sur cette malheureuse affaire du duc d'Enghien. Le duc de Bade est mon beau-frère; c'est pour ainsi dire une partie de ma cour que la sienne. Vous pouvez donc être certain que je connais, je vous le répète, la vérité de tout ce qui vous touche. Je connais votre innocence. Jé l'affirme sur ma parole d'honneur, et j'espère que ma caution sera admise, poursuivit-il en souriant de la manière la plus aimable, et en présentant à M. le duc de Vicence une main sur laquelle celui-ci s'inclina sans pouvoir parler, car il était trop ému.

A dater de ce moment, M. de Caulincourt fut acquis à jamais à l'empereur Alexandre. Celui-ci trop adroit, et en même temps trop généreux

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pour faire à demi la réhabilitation de celui qu'il voulait sauver, dit hautement ce qu'il avait dit dans son cabinet, fut le premier à aller chez l'ambassadeur de France, et dès lors on ne parla plus de l'affaire du duc d'Enghien que pour af firmer l'innocence de M. de Caulincourt dans tout ce qui pouvait y être relatif.

M. de Caulincourt, ainsi que je l'ai dit plus haut dans ces Mémoires, avait du chevaleresque dans le caractère. Il avait été accablé par cette funeste aventure d'Ettenheim, et longtemps ce regard accusateur que l'Europe lançait sur lui faisait un effet mortel sur sa vie même, et bien certainement l'a rendue plus courte. Il est alors facile d'expliquer le sentiment, non seulement de reconnaissance, mais d'adoration qu'il voua pour jamais à l'homme qui employait son pouvoir souverain à lui rendre l'honneur. Sans aimer moins l'empereur Napoléon, il fut dévoué 'à l'empereur Alexandre, et devint sans s'en douter, comme je l'ai déjà dit, un des instrumens les plus meurtriers qui mirent Napoléon dans le cercueil,

Lorsque le ministre des affaires étrangères de France lui adressait une note instante et vive, il y répondait, non seulement avec humeur, mais de

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