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cette humeur qui est enfin hors de mesure, parce qu'elle dit: Je ne répondrai plus à des choses qui me paraissent absurdes.

Et voilà pourtant comment agissait notre ambassadeur lorsque partout en Russie on faisait des levées d'hommes, lorsque le cabinet de Pétersbourg posait les bases d'un traité avec le divan, lorsque la Suède demandait et obtenait la. promesse de la Norwège pour sa trahison... lorsqu'enfin tout était flagrant et positif.

Malgré sa prévention en faveur de M. de Caulincourt, Napoléon vit que si son cœur était droit, sa vue politique ne l'était pas, ou bien qu'elle était si basse, qu'il valait autant qu'un autre prît sa place, et M. de Lauriston fut envoyé à Pétersbourg pour remplacer M. de Caulincourt, qu'il y trouva encore, et qui ne partit même que quelques jours après son arrivée.

A peine eurent-ils échangé quelques paroles, M. de Vicence dit avec un sourire amer:

que

C'est toujours la même chose à ce que je vois... l'empereur croit absolument à cette fable d'une armée que forme l'empereur Alexandre... C'est une monomanie répandue dans tout ce qui l'entoure!... en vérité, c'est fabuleux!...

- Mes ordres portent, dit le général Lauriston, d'avoir au plus tôt, et avec l'empereur Alexan

dre lui-même, un éclaircissement à cet égard surtout. Cette affaire est spéciale : l'empereur m'a parlé lui-même, et d'une manière si positive, que tu comprends que je ne puis en rien m'écarter de mes instructions... et puis écoute donc, entre nous, je te dirai que je suis moi-même trop convaincu du fait pour ne pas chercher à mettre l'empereur Alexandre sur un terrain où des paroles évasives ne lui serviront de rien.

-Et toi aussi ! dit le duc de Vicence en regardant Lauriston avec un sentiment de peine très vif... et toi aussi, tu crois aux intentions hostiles de la Russie!... Mais je t'en conjure, que ce ne soit pas à l'empereur lui-même que tu t'adresses!... tu lui feras une peine profonde, je le sais.

Lauriston répondit avec mesure à M. de Vicence, mais avec fermeté, car son intention était de suivre les ordres de l'empereur Napoléon. Dès le jour même, il demanda et obtint l'audience qu'il sollicitait.

Monsieur de Lauriston, lui dit Alexandre, il est bien fâcheux qu'on veuille jeter entre l'empereur Napoléon et moi des semences de discorde qui ne peuvent produire que de mauvais fruits. Il est aussi par trop étrange de me prêter des intentions aussi perverses, je puis le dire

que celles que l'on me suppose en France... J'assemble une armée, monsieur!... mais où done est-elle ?... Quatre-vingt mille hommes ne se rassemblent pas dans le mystère!... Si vous voulez bien nommer des officiers qui guideront les miens, ils iront ensemble reconnaître cette armée qui entre sur mon territoire, qui s'y promène sans que j'en sois instruit... sans que mes sujets le sachent!... Vous conviendrez que c'est fantastique !...

En sortant du cabinet de l'empereur Alexandre, Lauriston avait un trouble dans l'âme qui lui fit écrire la plus étrange lettre en France. Lui aussi avait été soumis à une sorte de fascination tout extraordinaire. Cette ironie, mêlée à une assurance si positive, si tranchée, dans ses assertions!... le moyen de douter?... Mais ce ne fut pas long. L'empereur, d'ailleurs, savait à quoi s'en tenir, et ne pouvait l'ignorer. Cependant il n'apprit que long-temps après le traité fait entre la Russie et la Turquie.

Maintenant il me faut placer ici la suite de cette histoire. Comme je n'écrirai pas mes souve¬ nirs de l'époque à laquelle eut lieu ce que je vais dire, je veux le placer ici, où d'ailleurs il se trouve parfaitement en son lieu.

Croirait-on, si la chose n'était tellement con

statée, qu'il est impossible de la révoquer en doute, que M. de Caulincourt ne fut pas détrompé par les évènemens qui se sont succédé depuis 1812 jusqu'en 1824!... C'est pourtant un fait notoire, quelque fabuleux qu'il paraisse.

Un jour, le général PE..T arrive chez une personne de ma connaissance, ayant deux volumes sous son bras, et fortement préoccupé d'une pensée qui paraissait l'absorber. On était alors en 1824, et le duc de Vicence était déjà fort mal de la maladie dont il est mort.

Croiriez-vous, dit le général Pe..t à la personne qu'il allait voir, que M. de Caulincourt en est au point où nous l'avons vu en 1812!... Allons donc !...

C'est la vérité... Tout à l'heure je suis allé chez lui pour le voir et lui parler de quelques affaires. Je ne sais comment la conversation s'est tournée du côté de la Russie, et tout aussitôt M. de Vicence s'est mis dans un état presque furieux pour soutenir l'innocence de l'empereur Alexandre, disant toujours que ce qui avait perdu l'empereur Napoléon, c'était cette malheureuse volonté de guerre qu'il avait portée tout à la fois dans le Nord et dans le Midi.

-L'empereur Alexandre ne voulait pas la

guerre, répétait M. de Vicence... il la voulait si peu, qu'il fit mettre en prison l'officier qui, le premier, lui annonça que l'armée française était entrée en Pologne 1. Il l'accusa de répandre des bruits totalement faux, et capables de troubler le pays.

- Monsieur le duc, lui ai-je dit (c'est le général Pe..t qui parle), j'ai la plus grande confiance dans tout ce que vous me faites l'honneur de me dire; mais ici, il se trouve plusieurs évènemens qui contribuent à tellement brouiller nos idées, que je ne sais comment m'y retrouver... Vous m'affirmez que l'empereur de Russie ne voulait pas la guerre, n'est-il pas vrai?... C'est également dans ce sens que vous avez écrit à l'empereur et au duc de Bassano?...

Oui, répondit le duc de Vicence, parce que j'étais convaincu, comme je le suis toujours que la Russie ne voulait pas la guerre.

Et en parlant ainsi, il plaçait la main sur son cœur, et affirmait avec fermeté, parce qu'en effet il était brave et loyal.

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Eh bien! monsieur le duc, dit le général Pe..t, j'ai entendu parler d'un ouvrage dont on

. On verra plus tard que l'empereur Alexandre me répéta ce même mot, en 1814, lorsqu'il vint chez moi : Et ce qui est bien singulier, c'est que le czar me frappa au point de me fasciner aussi, et de me faire croire qu'il avait raison.

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