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était demeuré l'ami le plus dévoué de cette excellente femme; il l'estimait avec un coeur fait pour l'apprécier. Voici ce qu'il m'écrivit de Russie, en apprenant que j'avais vu madame Récamier à mon passage à Lyon. Je vais citer le paragraphe de sa lettre.

No XX de la Correspondance de Russie.

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Mojaïsk, le 25 octobre 1812.

Je suis bien aise qu'en passant à Lyon tu aies vu la bonne et aimable Juliette.... c'est un être bien pur et bien rare. Son âme est aussi généreuse et noble que sa figure est belle. Je voudrais bien qu'elle fût heureuse, et elle le serait, s'il ne lui fallait pour cela qu'un bien bon ami, etc., etc.... »

Junot n'est pas un homme que l'on pouvait abuser par une feinte bonté; et pour qu'un pareil éloge soit sorti de sa plume, il fallait qu'il fût dans son cœur.

Je quittai madame Récamier avec regret. J'aurais voulu demeurer plus long-temps avec elle; mais il me fallait revenir à Paris; j'avais hâte de revoir mes enfans. Mes deux filles avaient été mises à l'Abbaye-au-Bois par moi-même avant de quitter Paris. Je ne pouvais les laisser avec

leur gouvernante anglaise, trop jeune elle-même, dans mon hôtel, tandis que j'étais absente. J'écrivis à Junot le parti que j'avais pris ; et comme je n'avais pas eu à me louer, sous aucun rapport, de celui que nous avions mutuellement adopté, croyant bien faire en les envoyant en Bourgogne lors de mon voyage d'Espagne, Junot fut charmé de ce que j'avais fait. Voici ce qu'il me disait à ce sujet.

No XII de la Correspondance de Russie.

Plock, le 20 mai 1812.

... Ton projet de mettre tes filles au couvent est fort bon, et tu ne peux mieux faire. Il n'y a pas de mal qu'elles éprouvent un peu la différence qu'il y a entre une bonne mère et même une bonne maîtresse, et lorsqu'elles rentreront à leur première école, elles en sentiront mieux le bien.... seulement il faut bien faire connaître leur différent esprit à la supérieure. Ce sont deux enfans à qui les mêmes moyens d'éducation ne conviennent pas. Personne ne peut mieux que toi les faire connaître; personne ne les a mieux étudiées.

Tu ne me dis pas ce que tu fais de mes fils. Resteront-ils à Paris? Quand sèvreras-tu donc Rodrigue? Songe qu'il a dix-huit mois.

› J'attends avec impatience le portrait de mon lancier, et dans quelques mois j'espère en recevoir un autre, qui me prouvera que Bacchus n'est qu'un sot, et qu'il n'y a que l'eau de bonne. Mais je ne veux pas te dire de qui j'attends ce portrait; devine-le si tu peux. Seulement, pour te faciliter le moyen de le deviner, je te dirai que je voudrais que ce portrait, imitant le tableau de la Vierge della Sedia, de Raphaël, eût comme lui deux figures bien ressemblantes surtout, et que la plus petite figure du portrait fût une grosse boule blanche et rose, mangeant de tout, dormant bien, et qui se trouve content de sa petite nour

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J'ai transcrit toute cette partie de la lettre de Junot, parce que ces Mémoires étant destinés en grande partie à le faire connaître pour ce qu'il était véritablement, il est donc nécessaire de le placer dans toutes les positions les plus remarquables; celle-ci l'est, il me semble, assez pour la saisir et la faire connaître. On y voit

Il me rapportait les propres expressions dont je m'étais servie dans une lettre qus je lui écrivais quelque temps avant. Mon fils avait été fort mal. J'avais été obligée de le changer de nourrice, et celle-ci lui réussissant hien, j'en donnais des détails à Junot. Toutes ces lettres seront déposées chez M. Mame, mon éditeur.

XIV.

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comment cet homme, que l'on jugeait comme un parvenu par le sabre, avait la volonté que sa fille reçût des leçons d'égalité, et qu'elle perdît l'orgueil et la hauteur qu'elle pouvait avoir comme enfant; ce qui est en général peu inquiétant pour l'avenir, mais qui l'alarmait, lui, parce qu'il était homme d'esprit et de cœur, autant que bon père; et puis cette sollicitude pour son dernier enfant.... Quand donc fais-tu sevrer Rodrigue?.... Oh! Junot était un être d'une nature bien supérieure !... Je le ferai voir plus loin sous le rapport de la sensibilité d'âme !... Une femme n'est pas plus qu'il ne l'était sensible aux affections douces et aimantes... Hélas! le malheureux a succombé à ces affections elles-mêmes, quand elles ont été vivement froissées.

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Je retrouvai toute ma jeune famille bien tante. Ce moment fut bien heureux pour moi. Je l'écrivis à Junot; mais il m'avait devinée, car il aimait ses enfans aussi tendrement que je les aimais, et cela devait être; il avait été si bon fils!... si excellent!... si respectueux pour sa vieille mère !... On n'est jamais bon père quand on a été mauvais fils. Il m'écrivait de Mojaïsk après avoir reçu la nouvelle de mon départ d'Aix, en Savoie.

No XIX de la Correspondance de Russie.

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Mojaisk, le 6 octobre 1812.

. Te voilà donc à présent réunie à tes enfans!... entourée d'eux... quel charme, quel bonheur pour ton ami quand il approchera de cette demeure, que vous embellissez tous pour lui!... Je n'ai jamais éprouvé comme aujourd'hui l'impatience de revoir tous ces êtres que j'aime tant!... Je n'ai plus d'autres vœux, d'autres désirs, ma Laure et mes enfans m'aimant bien... elle bien portante, bien bonne, bien aimable, et je ne désire plus rien au monde.

» Mais, ma Laure chérie, combien il y a loin d'ici à Paris!... tu ne peux t'en faire aucune idée... les grands voyages ne sont qu'une promenade en comparaison de celui-ci, etc., etc... »

Et quelque temps après, il m'écrivait encore de Mojaïsk, en date du 15 octobre 1812:

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. . . . Je craignais, comme tu as pu le voir par ma dernière lettre, ce que tu me dis du retard de Joséphine et de Constance, sur quelques points de leur éducation : cela ne pouvait pas être autrement. Mais tes soins répareront bien vite cela, et elles profiteront bien mieux sous tes yeux qu'éloignées de toi. Pourquoi ne suis-je pas là aussi, moi, pour apprendre l'exer

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