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Ces choses-là me révoltent!... Pauvre duc de Raguse !... lui si fidèle à ses amitiés du champ de bataille et de la tente!... lui dont le souvenir peut invoquer tant de jours glorieux!...il se trouve condamné au silence par des hommes dont le front devrait rougir devant lui... Oh! c'est à la fois odieux et stupide!...

Ivint dîner avec nous à Toro... Lorsqu'il vit cette longue chambre parquetée, et boisée d'un bois de chêne que le temps avait noirci, et qui servait de salon, cette autre chambre si petite et si sombre, qui était ma chambre à coucher... Eh quoi! me dit-il d'un air touché, c'est ici

que vous demeurez!...

-Oh! vous n'avez rien vu, lui dis-je en riant... Si vous étiez venu à Ciudad-Rodrigo... à SanFelices EL GRANDE!... à Ledesma même... c'est alors que vous auriez pu comparer ma demeure avec celle de la petite-maîtresse de Paris.

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Et vous riez!... et vous êtes gaie!...

Je ne l'ai pas toujours été... mais nous retournons en France...

Ce lieu où il me voyait lui paraissait presque une prison, et pourtant je disais vrai... il était un palais, en comparaison de ceux que j'avais habités depuis mon départ de Salamanque l'année précédente.

Enfin, nous partîmes!... Junot commandait lui-même notre escorte, laquelle était composée en grande partie des cadres de son corps d'armée. Il s'y joignit beaucoup de personnes, qui, charmées de faire la route avec sécurité, demandèrent, et obtinrent la permission de nous sui vre; nous formions donc une petite armée. La chose était nécessaire, car la route de Burgos à Bayonne paraissait être excessivement dangereuse, surtout dans sa dernière partie. Nous emmenâmes avec nous madame Thomières, quoiqu'elle suppliât son mari de la laisser en Espagne... il ne le voulut pas. Le général Thomières prévoyait une nouvelle campagne en Portugal, plus terrible peut-être que les deux premières, et il ne voulait pas exposer sa femme aux horreurs d'une retraite précipitée comme celle d'Oporto, ou bien d'une retraite escortée de la famine et de l'assassinat, comme celle qui venait de se faire; il nous confia sa femme, et nous l'emmenâmes. Elle pleurait à sanglots enquittant l'Espagne.

Je ne reverrai plus mon mari, nous disaitelle au milieu de ses larmes... je ne le reverrai plus !...

Hélas! la pauvre femme avait un pressentiment qui n'était que trop vrai... Le général

Thomières fut tué, comme un brave homme qu'il était, aux Arapiles !...

La première partie de notre route se fit très tranquillement; nous nous arrêtâmes à Valladolid chez le maréchal Bessières, à qui nous l'avions promis, et nous y passâmes deux jours. Il était établi parfaitement au palais, sur la place Saint-Paul, et tenait là une sorte de cour.

Vous voudrez bien me faire le plaisir de faire les honneurs de chez moi, n'est-il pas vrai? me dit-il.

-Comment donc! mais cela va de soi-même... et que me faut-il ordonner?

-Oh! rien du tout. Seulement, en votre qualité de maîtresse de maison, il vous faut attendre avec patience.

Et il me montra la pendule, qui en effet marquait six heures.

- Et qui attendrai-je?

- Une bien jolie femme.

Ah! ah!... est-ce que la maréchale est ici? Il faut dire que la maréchale Bessières, dont la physionomie agréable et douce avait seulement été remarquée lors de son mariage, comme elle

Ce qu'on appelle la bataille de Salamanque, livrée le 22 juillet 1812.

même l'était pour une charmante et gracieuse personne, était devenue depuis peu de temps d'une beauté très positive. Elle avait engraissé, et comme toutes les lignes de son visage étaient parfaitement pures, elle était vraiment belle, et la chose m'avait frappée. Je répétai ma question.

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Elle aurait eu l'honneur de vous recevoir, me dit le maréchal en riant... Non, ce n'est pas elle... c'est madame la comtesse De...., femme d'un colonel de la garde; vous devez connaître son mari?

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Il faudrait, pour que je ne le connusse pas, que je n'eusse jamais regardé devant moi quand il passait; mais je pense que les ennemis le connaissent encore mieux.

Le colonel De.... était énormément grand et mince, et je crois qu'un coup de sabre, appliqué par son poignet, qui venait au bout d'un bras long, lequel tenait à une épaule non moins longue, devait assommer, s'il ne pourfendait pas son homme. C'était une des braves colonnes de la garde impériale.

Et sa femme est jolie? demandai-je au maréchal.

Charmante... mais elle est souffrante en ce moment, et c'est peut-être pour cela qu'elle se fait attendre.

Il regarda à la pendule une seconde fois, elle marquait six heures et demie... il consulta sa montre... c'était bien pis... sept heures moins un quart... Il laissa échapper un mouvement d'humeur.

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Il faut l'excuser, lui dis-je. Dans ce moment de l'année, le jour trompe beaucoup.

Et en disant cela, je pensais que cette même raison devait avertir la jeune femme paresseuse, car je voyais le gothique portail de Saint-Paul, dont les admirables sculptures étaient en face de moi, recevoir graduellement l'ombre du soir qui descendait sur elles.

Enfin, comme sept heures sonnaient, les deux battans s'ouvrirent, et on annonça madame la comtesse De....

Je vis entrer une jeune femme fort jolie, dont la beauté froide et régulière était pourtant positive, au point qu'on ne pouvait la nier'; mais que cette beauté pût plaire, c'était une autre chose. Aussi, tout en convenant qu'elle était belle, je dis qu'elle ne me plaisait pas.

Ensuite il y avait eu à cette malheureuse entrée quelques incidens faits pour influer sur une décision à porter sur une femme. C'était une longue attente... et puis au bout de deux heures perdues à regarder une aiguille de pendule, on

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