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voit arriver une grande et vigoureuse personne appuyée sur un long, long mari, de sept pieds onze pouces onze lignes et demie au moins, qui murmure d'une voix faible, qu'elle est si languissante qu'elle ne peut marcher... Et puis des flacons de sel, des boîtes à vinaigre... des mouchoirs... des pastilles de menthe... c'était toute une pharmacie ambulante que la poche du colonel De....

-Vous devez savoir ce que c'est que l'état où je suis, madame, me dit-elle d'une voix languissante...car l'état d'une jeune femme... en Espagne!..

Oui, madame... je viens de l'éprouver... Mais je n'avais pas le temps de penser à ses douleurs: je n'ai senti que ses joies.

Pauvre femme !... elle venait me parler de ses souffrances de femme à moi!... à moi, contrainte de mettre mon fils au jour dans une masure ouverte pour ainsi dire à tous les vents, de passer avant ce cruel jour des mois entiers errante de village en village, au travers des coups de fusil des guérillas, privée souvent de la nourriture la plus nécessaire à mon état... sans cesse entourée de périls, réveillée au milieu de mon sommeil par des attaques imprévues, obligée de fuir à moitié vêtue... et c'est assise dans un fauteuil de velours, au moment de se placer devant une table couverte d'une vaisselle d'or, entourée

de tous les soins, qu'elle venait m'offrir une comparaison de nos deux états! Oh! je n'ai pas de pitié pour des maux imaginaires... On avait dit à madame la comtesse De.... Vous serez bien mal en Espagne !... Oh mon Dieu! mais vous y mourrez !... et elle se croyait en effet déjà morte1.

Nous repartîmes de Valladolid avec madame. Thomières qui ne nous quittait pas, et nous fîmes la route paisiblement jusqu'à Burgos; mais une fois arrivés à Bribiesca, nous n'entendimes plus que des paroles d'alarmes; les uns disaient que le pont de la Bidassoa était brûlé par Mina; les autres que la ville de Vittoria était saccagée ; que le général Caffarelli avait été massacré, et que les insurgés étaient maîtres de tout le pays. Ces nouvelles étaient terribles! Je les ignorai pendant quelque temps; Junot me les cachait pour ne pas me faire mal, et surtout on évitait que la nourrice en sût rien, pour que son lait n'en souffrît pas. Mais son mari allait et venait ; on ne pouvait l'empêcher d'entendre ni de parler à sa femme; et quoique Junot lui eût fait

1 Le lendemain, le maréchal me fit dîner avec une femme bien agréable qui était alors à Valladolid; c'était madame la baronne le Pic, femme du général le Pic. Elle était jolie, douce et charmante. Son mari était avec justice l'un des officiers de la garde le plus estimé de l'empereur.

sa leçon, et que lui-même eût du cœur, il ne parut plus devant sa femme qu'avec un visage alongé, et une expression tellement extraordinaire, qu'elle vit bien qu'il y avait des inquiétudes à avoir. Elle m'en parla comme à une personne aussi intéressée qu'elle.

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Je n'ai plus que lui, me dit-elle en embrassant mon fils; je ne crains plus pour ma pauvre Laure (c'était la sœur de lait de mon fils; elle était morte à Salamanque); elle est en terre maintenant, et les monstres d'Espagnols ne peuvent plus lui faire de mal! mais vous, madame!... mais mon petit Rodrigue...

Et elle serrait son nourrisson contre son coeur!... Elle avait une haine contre les Espagnols que rien ne peut rendre, et en même temps une terreur de leur cruauté qui redoublait encore cette haine.

Junot la rassura; mais on voyait qu'il était inquiet; il avait des nouvelles sûres ; il payait grandement ses espions; et quoique en Espagne on trouve moins de facilité pour la trahison que dans un autre pays, on en trouve cependant, et là, comme ailleurs, la clef d'or ouvre toutes les portes et délie toutes les langues.

Il savait donc l'épouvantable massacre de Salinas... Qu'on juge de son inquiétude!... Enfin,

nous arrivâmes à Vittoria, où Junot trouva avec un véritable plaisir un ancien ami, un frère d'armes de l'Égypte et de l'Italie, le général Caffarelli.

Ceux qui le connaissent en savent assez pour que je n'aie pas besoin de faire et son portrait et son éloge: c'est un homme brave; c'est un brave homme c'est un homme enfin, possédant toutes les vertus, les qualités qui faisaient estimer la vraie noblesse au temps jadis... Les Caffarelli portent un nom cher à tout ce qui les a connus. Celui qui mourut en Égypte était fort aimé de l'empereur celui-ci était un de ses aides-decamp favoris. Il l'avait donné à Eugène pour être ministre de la guerre en Italie.

Au moment où nous sommes, il était en Espagne, gouverneur des trois provinces', et assez ennuyé de cette guerre sanglante, qui ne produisait aucun laurier au milieu de ses désastres sur cette terre arrosée de sang.

Quelques jours avant notre passage, il avait expédié sur France un convoi de malades, de prisonniers et de voyageurs. C'était l'adjudant-commandant d'H....... qui commandait le convoi.

Pour comprendre toute l'horreur de ce désastre, il faut connaître les lieux. Je vais au moins

1

1 Appelées les Vascondages. C'est l'Alava, la Biscaye et le Guipuscoa.

tâcher d'en donner une idée. La plaine de Vit toria est immense. Ce n'est qu'à son extrémité qu'on retrouve les rochers escarpés qu'on a cru laisser pour toujours derrière soi à Pancorvo. On retrouve à Salinas de Lecy les mêmes roches sauvages avec plus de facilité pour une embuscade, pour envelopper ceux qui sont sur la route. Elle présente d'abord assez de largeur, et monte doucement; puis elle redescend très rapidement à Salinas, mauvaise bourgade où se trouvent quelques maisons misérables et une fonda'. Il y a pourtant quelques voyageurs qui lui ont donné le nom de ville: à la bonne heure. Le fait est que c'est une bourgade moins grande que Bribiesca même. Quelques mines de sel qui sont aux environs lui ont fait donner son nom de Salinas ; mais la production la plus abondante du pays, c'est le fer. A Mondragon, à Bergara, dans toutes les petites villes qui sont au bord de l'Eva, on voit des usines en grande activité, et le fer que l'on en tire est parfait. On y trouve même une mine d'acier naturel. Les habitans de la Biscaye sont intelligens, et rien de ce qui peut produire chez eux n'est perdu pour l'industrie. Leur caractère

• La différence de la fonda à la venta et à la posada, c'est que la fonda est établie par un privilége royal,

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