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se servent les masses, beaucoup de gens devaient se demander pourquoi il ne serait pas possible de plonger de nouveau l'Italie dans un pareil désordre et de recommencer le grand pillage qui, vingt ans auparavant, avait enrichi tant de gens. Ce Manlius, ancien centurion de Sylla, criblé de dettes, qui se met à la tête des révoltés de l'Étrurie, paraît bien avoir toutes les qualités nécessaires pour être, dans le parti de Catilina, le chef des révolutionnaires.

Cette hypothèse nous explique d'une manière merveilleuse les points les plus obscurs de toute notre histoire. Si on pense que Catilina, comme chef, devait tâcher de concilier les deux tendances opposées, nous ne nous étonnons plus qu'il se soit porté candidat aux élections de 63. Le parti légalitaire devait d'abord, c'est-à-dire jusqu'à l'échec de la candidature, être le plus influent, soit par l'autorité personnelle de ses membres, soit par l'inclination naturelle à la prudence qui est propre à tous les partis très nombreux, soit par l'influence personnelle de Catilina. Au fond, celui-ci ne désirait que devenir consul; et il devait préférer le devenir par les voies légales, plutôt qu'en se jetant dans une aventure révolutionnaire. Mais après l'échec électoral, l'aile gauche, les révolutionnaires, ont, comme il est naturel, le dessus; les légalitaires les plus influents et les gens paisibles se retirent; Manlius commence à recruter des troupes; à Rome même, les plus audacieux ourdissent des complots, pour forcer Catilina à abandonner son attitude légalitaire, à se mettre à la tête des révolutionnaires, qui avaient besoin d'un chef illustre. Que fait, pendant ce temps, Catilina? Si l'on suppose qu'il a hésité longuement, qu'il a cherché, autant qu'il a pu, à maintenir le contact avec les révolutionnaires, sans toutefois se compromettre trop avec eux, on expliquera très bien toute la conduite si équivoque de Catilina pendant les mois qui vont des élections à son départ de Rome. La question se pose donc de savoir si nous sommes autorisés à prêter à Catilina une politique si ambiguë. La réponse ne me semble point douteuse. Quoi de plus naturel, si Catilina était un homme intelligent, qu'avant de se lancer dans une si dangereuse aventure, il voulût attendre pour voir quelles probabilités de succès aurait l'idée d'une révolte générale de l'Italie pour la question des dettes? Dans la génération précédente, l'Italie s'était insurgée pour la question des droits de cité, ce qui pouvait faire espérer un nouveau mouvement général sans toutefois en donner la certitude. Il est aussi facile d'expliquer pourquoi le public, surtout les classes supérieures, déjà irritées par le programme démagogique de sa candidature, sont encore plus irritées par les bruits alarmants qui circulent, par l'attitude équivoque de Catilina. Même après que la révolte de Manlius eut été

annoncée officiellement, le jugement à porter sur la situation dépendait entièrement de Catilina; car tant qu'à la tête de la petite bande ne resterait qu'un ancien et obscur centurion de Sylla, il n'y avait rien à craindre; il s'agissait seulement d'une de ces petites révoltes locales, si fréquentes en Étrurie, qu'on avait toujours réprimées avec facilité. Il en aurait été bien autrement si à la tête de la révolte allait se mettre un sénateur, un ancien préteur, un noble Romain. Les esprits, hantés par les terribles souvenirs de la dernière guerre civile, pouvaient alors se demander avec angoisse si l'on n'assisterait pas à un nouveau bouleversement universel, tant la situation générale de l'Italie semblait encore incertaine. Ainsi l'incertitude sur les véritables intentions de Catilina devait être particulièrement pénible à tout le monde à Rome; et c'est pour l'obliger à définir son attitude que Cicéron prononça son fameux discours. Toutes les étrangetés de ce discours deviennent maintenant compréhensibles. Evidemment, si Catilina sortait de Rome et allait rejoindre Manlius, aucun doute n'aurait plus été possible; on aurait vu clair dans la situation encore si obscure et on aurait pu prendre les mesures nécessaires contre Catilina et contre tout le monde. Mais Catilina, qui ne voyait pas encore en Italie les signes certains d'une prochaine révolte générale, qui pour cela aurait voulu encore attendre à déclarer son alliance avec le parti révolutionnaire, fait un effort suprême pour rester à Rome, pour prolonger cette situation équivoque, et en appelle au Sénat.

La force des choses déjoua à la fin ses calculs; Catilina fut obligé, par la haine universelle, de quitter Rome, de rejoindre Manlius, de se mettre à la tête du parti révolutionnaire. Depuis ce moment, la tradition historique ne présente plus aucune difficulté grave, car elle a à décrire une insurrection qui a réellement existé. Les tentatives révolutionnaires furent facilement réprimées, à Rome et en Etrurie, car l'Italie ne bougea pas; et Catilina une fois mort, la légende s'empara de lui et de son entreprise, l'exagérant, l'élargissant, la compliquant, cachant son véritable caractère, jusqu'à en faire la plus abominable tentative de guerre civile. Cette légende servait trop d'intérêts, ce qui explique pourquoi elle a trouvé un si grand crédit. Les conservateurs tâchèrent de se servir de la conjuration pour frapper à mort le parti populaire; celui-ci n'avait pas raison de prendre la défense de ce mouvement, qui réellement n'avait pas été créé par lui, mais par un ancien officier de Sylla avec l'appui de personnes appartenant à toutes les classes et à tous les partis; Salluste, un écrivain populaire, un ami de César, accepta même la légende créée par le parti aristocratique, et nous a décrit la conspiration sous les plus

sombres couleurs, mais pour démontrer qu'elle avait été l'œuvre du parti de Sylla! Ajoutez que dans cet événement a été mêlé un des plus célèbres écrivains latins, Cicéron, qui devait naturellement être porté à croire et à faire croire à toutes les légendes qui grossissaient l'importance de la conspiration, bien que personne ne fût mieux que lui à même de les contrôler.

Ainsi s'est formée la légende catilinienne, dont les contemporains, malgré l'abondance des documents qu'ils avaient à leur disposition, ont été les dupes. Nous, au contraire, bien qu'obligés de reconstruire toute cette histoire sur des fragments, nous pouvons nous flatter de connaître, sinon tous les détails, au moins les parties essentielles de la vérité. En travaillant sur ce sujet si instructif et si intéressant, M. Boissier a donc ajouté un nouveau service à la longue série de services éminents rendus par lui à la science de l'antiquité dans une si longue et si active carrière. C'est pour cela que le lecteur, arrivé à la fin du livre, le ferme, plein non seulement d'admiration pour l'originalité scientifique et la beauté littéraire de l'œuvre, mais pour l'inaltérable jeunesse intellectuelle de ce glorieux vieillard, que le temps semble n'oser pas toucher de « son aile » et qui reste le maître de tous ceux qui étudient l'histoire de Rome.

GUGLIELMO FERRERO.

LES IDÉES SOCIALISTES EN FRANCE DE 1815 À 1848.

GASTON ISAMBERT. Les idées socialistes en France de 1815 à 1848. 1 vol. in-8°. Paris, Alcan, 1905.

Depuis le revirement qui s'est produit contre le marxisme, et qui paraît bien définitif, étant appuyé sur une étude plus approfondie de la doctrine et des faits, l'étude des publicistes revient volontiers vers le socialisme français d'avant 1848, qu'on a appelé « utopique » et qui mérite mieux le nom d'« idéaliste » que lui donne M. Isambert. Il a eu tort d'y ajouter l'épithète de « solidariste », qu'il emploie souvent en parlant des écoles ou des réformateurs qui vont de 1830 à la révolution de Février. C'est un néologisme, relativement très récent, et que n'aurait probablement compris aucun des écrivains dont il qualifie ainsi les écrits. « Solidarité» même au sens social, n'a guère été employé avant Pierre Leroux.

SAVANTS.

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IMPRIMERIE NATIONALE.

Il n'existe pas, je crois, une seule fois dans les livres saint-simoniens, ni même dans ceux de Fourier. Quant au « solidarisme», c'est un système né d'hier qui prétend se tenir dans son entier, qui part de la « dette sociale » et du « quasi-contrat » pour aboutir à une sorte de morale nouvelle sanctionnée par des mesures d'Etat ayant en vue d'obliger les plus favorisés de l'ordre social à s'acquitter par des sacrifices vis-à-vis des moins favorisés. Je crois le système très fragile dans ses bases et très dangereux dans ses conséquences, et je l'ai combattu ailleurs(1); mais je pense qu'il faut lui laisser son individualité, et ne pas confondre ses conclusions de réformes étatistes avec les visées beaucoup plus vastes, beau coup plus rénovatrices dans un sens général, des réformateurs ou des rêveurs de la première moitié du XIX siècle.

A ce point de vue, M. Isambert aurait mieux fait de s'en tenir à l'analyse en quelque sorte objective des systèmes qu'il voulait étudier, et de ne pas chercher, autant qu'il l'a tenté, à relier le mouvement des idées d'avant 1848 à nos propres courants d'opinions ou d'aspirations contemporaines. L'historien doit rester avant tout dans l'histoire, et ne se servir du présent que pour mieux comprendre le passé. S'il veut encore chercher dans celui-ci des arguments en faveur de telle ou telle réforme actuelle, il risque bien d'affaiblir l'impartialité de son enquête historique et même d'oblitérer en lui-même l'intelligence des faits anciens. C'est plutôt une étude profonde de ces derniers, et non seulement dans le domaine social proprement dit, mais dans l'évolution entière des idées et des institutions, qui est nécessaire pour donner aux systèmes ou aux doctrines dites socialistes du passé leur valeur relative réelle, pour en comprendre l'origine, l'épanouissement partiel, l'échec, et la survivance dans un certain nombre d'esprits et de cœurs. L'histoire du socialisme ne peut être qu'un morceau de l'histoire générale sans quoi l'auteur est amené à consacrer trop de place à des essais mort-nés, à des écoles sans retentissement véritable; et même lorsqu'il touche à celles qui ont eu plus d'éclat et qui ont porté des fruits plus durables, il a de la peine à séparer en elles ce qui a été le résultat passager de telle ou telle influence politique et sociale, et ce qui est resté vraiment vivant et d'accord avec les tendances générales de l'évolution civilisatrice.

M. Isambert a bien compris ce point de vue en cherchant à mettre en relief, au début de son livre, les causes profondes qui, après la Révolution, l'Empire et les premières années de la Restauration, ont amené la première germination, puis l'explosion des idées socialistes. Mais dans

(1) Voir La formation des richesses et ses conditions sociales actuelles, p. 382 et suiv.

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cette vaste analyse j'aurais voulu qu'il s'attachât à préciser, plus qu'il ne l'a fait, les sources où le socialisme d'avant 1830, et notamment son premier auteur Saint-Simon, a puisé son caractère particulier. Ce caractère n'est celui d'aucun des mouvements communistes ou socialistes anciens que M. Isambert énumère comme s'étant produits depuis Platon jusqu'au xvII siècle et la Révolution, « toutes les fois qu'un certain courant d'idées réformatrices a coïncidé avec une grande accumulation de richesses dans un petit nombre de mains ». C'est là une « coïncidence qui s'est réalisée un bon nombre de fois dans l'histoire; mais peut-on dire qu'elle fût particulièrement sensible vers 1820? En tous cas elle aurait engendré un socialisme analogue aux mouvements du même genre qui se sont produits depuis l'antiquité, tandis que le socialisme d'après la Révolution a un aspect à la fois scientifique, industriel et religieux qui ne s'explique que par l'influence du xvar siècle, la réaction contre le féodalisme, suite de la Révolution, et la renaissance de la tradition chrétienne après les violences révolutionnaires. Le xvш° siècle a légué au socialisme son idée de la perfectibilité par la science et l'« in

l'antiféodalisme de 1789 s'est traduit en condamnation « des oisifs et des stériles », d'où est née l'attaque contre la rente et plus tard contre l'héritage; le christianisme renaissant a imbu la nouvelle doctrine de son principe d'organisation hiérarchique et de son esprit de sentimentalité. Ce sont là, je crois, les trois lignes maîtresses du nouveau socialisme que Saint-Simon aurait volontiers vu appeler un nouveau christianisme», d'après le titre même donné à un de ses derniers écrits. On sait combien elles se sont conservées, accentuées et développées dans l'École saint-simonienne. M. Isambert, qui trace de tout ce mouvement de doctrines et d'idées un tableau suffisamment juste, aurait pu, je crois, insister plus qu'il ne l'a fait sur les traits essentiels de cette partie de son sujet.

Il aurait pu de même marquer avec plus de précision l'influence qu'ont eue les événements politiques extraordinaires dont Henri SaintSimon avait été le témoin, sur les diverses périodes de sa vie et de sa pensée. Ce fils de l'aristocratie et du xvin° siècle a vu et vécu successivement l'Ancien Régime, 1789, la Terreur, l'Empire, ses catastrophes, le réveil du libéralisme, la Restauration : c'est avant tout un observateur, et, comme le dit bien M. Isambert, un réformateur non métaphysicien, mais opportuniste. Si on ne divise pas son œuvre en époques correspondantes à celles pendant lesquelles elles ont été écrites, elle apparaît comme un inextricable chaos. Le désordre qui semble exister dans ses écrits n'existait pas au même point dans son esprit; mais il voulait être

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