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écouté et variait ses appels de publiciste suivant les courants d'événements et d'opinions. Ceux-ci ayant, en soixante ans, offert tous les contrastes possibles, il n'est pas étonnant que celui qui a voulu se mettre chaque fois au diapason ait souvent changé de ton. Son esprit souple, tout en conservant l'unité de son inspiration de fond, s'adaptait d'ailleurs aisément à l'évolution des faits et, comme devait le faire l'Ecole plus tard, cherchait à régler sur ceux-ci sa ligne politique et sociale, marquant ainsi, d'accord avec Auguste Comte, le caractère essentiellement positif de ses enseignements.

Sous des apparences souvent mystiques ou déclamatoires, ce caractère a toujours subsisté dans la doctrine de fond de l'École. Sur bien des points il a fallu le reculement et l'expérience des faits pour en convaincre les incrédules. La justesse de ses prédictions sur les progrès de l'œuvre industrielle et de l'exploitation scientifique de la planète a vite été justifiée par le merveilleux mouvement de la seconde moitié du XIXe siècle, et dans ce domaine l'histoire a été l'éclatante apologiste de la doctrine. Sur d'autres points, l'École saint-simonienne a vu et dénoncé le mal social avec une singulière clairvoyance; mais elle a cru à des remèdes chimériques précisément parce qu'elle a établi un enchainement trop rigoureux entre des faits déplorables et les invincibles penchants de la nature humaine auxquels ils se rattachaient. Vouloir résoudre par exemple les problèmes effroyablement complexes des rapports des sexes sans tenir compte de toutes sortes de scrupules, de sentiments, de répugnances d'âme et de conscience, c'était se heurter à un échec certain, et l'École n'a pas manqué de s'y briser. Elle a de même péché par excès de raisonnement logique en voulant organiser une hiérarchie religieuse analogue à celle de l'Eglise sans la base de foi et de croyance qui avait fait vivre celle-ci; et là également elle a échoué dans ses aspirations pratiques.

Ce désir de positif est encore, malgré l'aspect extérieur, celui du système de Fourier, et en a fait, en dépit de ses bizarreries et de ses incohérences, la vitalité relative. M. Isambert le remarque avec exactitude: Fourier, écrit-il, n'a formulé aucune théorie morale proprement dite. I trouvait que la morale traditionnelle enseigne à l'homme à être en guerre avec lui-même, à résister à ses passions. Tous les caprices philosophiques appelés devoirs n'ont, disait-il, aucun rapport avec la nature. C'est sur celle-ci qu'il veut fonder une éthique opposée aux morales anciennes. Il croit pouvoir tirer du libre jeu des inclinations et des passions ellesmêmes une organisation sociale assurant le bonheur humain. Qu'il y ait dans ses idées infiniment de chimère et dans ses moyens d'exécution beaucoup de puéril ou de ridicule, personne ne peut le nier. Que tant

d'hommes éclairés se soient enflammés pour les uns et pour les autres, c'est preuve que, sous ce débordement d'imagination mal réglée et le vocabulaire extraordinaire et mal venu qui cherchait à l'interpréter, subsiste une divination juste des mérites de l'association libre et des merveilles qu'elle peut produire parmi les hommes.

Après Saint-Simon, les Saint-Simoniens et Fourier, dont les doctrines ont eu certainement sur la tendance générale des esprits et même à l'étranger une grande influence), M. Isambert accorde, à mon avis, une place excessive à des penseurs ou à des réformateurs isolés dont les uns, comme Sismondi ou Villeneuve-Bargemont, ne peuvent guère être classés parmi les socialistes, bien que les socialistes leur aient pris des arguments, dont d'autres, comme Pecqueur, sont restés tout à fait inconnus de leur vivant, dont d'autres encore, comme Proudhon, se sont trop contredits eux-mêmes et ont été trop incohérents pour avoir exercé une action durable sur le mouvement socialiste. Ils doivent tenir leur rang dans une histoire générale des idées pendant la première moitié du xIx siècle. Je ne pense pas qu'on puisse faire de certains d'entre eux des ancêtres du socialisme proprement dit. A force de vouloir élargir celui-ci jusqu'à embrasser toutes les visées de réformes philanthropiques ou toutes les protestations qui se sont produites contre l'ordre social, on finit par perdre de vue le but spécial que M. Isambert assigne avec raison au socialisme : une répartition plus satisfaisante pour la majorité, et provoquée par des mesures d'État, de la masse des biens.

A ce socialisme-là M. Isambert mêle constamment, avec une impropriété de termes que nous avons déjà signalée, ce qu'il appelle le solidarisme, et il le fait avec beaucoup de générosité dans l'esprit, mais aussi d'illusions sur les bienfaits des interventions légales. En tout cas il ne faudrait pas confondre les deux histoires, ni sembler croire que le communisme de Cabet ou le collectivisme de Pecqueur ont des liens d'antécédent à conséquent avec nos lois sur la liberté des coalitions, des syndicats, ou le développement de nos mutualités et de nos coopératives. Le mouvement général du siècle et de l'esprit de liberté a produit cette

(1) L'auteur fait ressortir avec raison que la théorie de la plus-value de Marx et la lutte générale du collectivisme contre la rente et la concentration du capital ont leur origine dans les SaintSimoniens, Sismondi et Proudhon. Il faudrait seulement éclaircir quelle a été l'influence des Anglais sur les pre

miers. Cf. A. Menger, Du droit au produit intégral du travail, ch. 11 et suivants. Je rattache aux Saint-Simoniens Pierre Leroux et Buchez, à qui M. Isambert consacre beaucoup de pages. Ils ont été tous deux, M. Isambert le reconnaît, très vagues dans leurs applications.

émancipation, et engendré ces heureux résultats de l'association spontanée. L'organisation de contrainte imaginée par les collectivistes aussi bien Français qu'Allemands est justement en travers de ce développement libre, et ceux qui veulent le succès de l'un ne peuvent pas ne pas voir les dangers de l'autre. Il y a sur ce point du vague dans l'humanitarisme de M. Isambert, comme il y en a dans l'esprit de beaucoup de nos contemporains, et, je dois le dire, dans l'esprit de beaucoup de ceux qui nous ont précédés. Il commet aussi la double erreur où ont été entraînés un grand nombre de protestataires contre l'ordre social né du développement de la production: il se figure et il affirme que ce développement s'est fait uniquement au profit des classes déjà riches, et que les moins fortunés n'en ont pas eu leur part. C'est là une constatation absolument contraire à la réalité des faits dans leur généralité. L'amélioration réalisée est évidemment très insuffisante, mais de l'aveu même des socialistes éclairés et impartiaux (Sydney Webb, Vandervelde, Bernstein, etc.) elle existe et est déjà considérable.

M. Isambert n'attache pas d'autre part assez d'importance aux conditions primordiales de la production des richesses, production d'où en somme dépend tout le bien-être humain. Ces conditions de liberté, d'initiative, d'ardeur au gain, de concurrence qui ont fait la prospérité industrielle actuelle entraînent évidemment beaucoup d'inconvénients : mais vouloir les étouffer sous trop d'entraves législatives, c'est risquer d'étouffer du même coup l'esprit d'entreprise qui est en somme actuellement le pivot, merveilleux dans son efficacité, de notre activité productrice. J'ai plus de confiance, pour en combattre les effets excessifs, dans les libres groupements d'ouvriers ou de consommateurs que dans l'intervention de l'Etat réclamée par le solidarisme. Celui-ci, au point de vue de la paix sociale, porterait de meilleurs fruits en restant sur le terrain de l'ancienne solidarité, qui avait été nettement aperçue par les premiers socialistes du siècle, et qui faisait appel aux sentiments et non à la contrainte. Ce côté idéaliste, souvent religieux, du socialisme français à son aurore, ne saurait trop être mis en relief, et M. Isambert aura rendu service en l'opposant une fois de plus aux doctrines de haine et de « lutte de classes » du marxisme allemand; mais il accepte trop facilement la substitution de l'État démocratique moderne à ces autorités sociales, à ce clergé scientifique, à ces diverses hiérarchies auxquelles avait recours l'ancien socialisme pour remplacer par l'organisation et l'harmonie le régime de liberté et de concurrence. Chimère pour chimère, je ne crois pas plus réalisable le rêve des Saint-Simoniens, des supérieurs recherchés et institués par l'amour de leurs frères, que celui d'une bienfaisante con

trainte exercée par les pouvoirs issus du suffrage universel et devant se retremper périodiquement dans le vote populaire; mais il faut choisir, et ne pas attribuer à des autorités sociales de sources aussi différentes une influence et une efficacité du même ordre.

EUGENE D'EICHTHAL.

LES SOURCES DE L'HISTOIRE DE FRANCE.

AUGUSTE MOLINIER. Les Sources de l'histoire de France, des origines aux guerres d'Italie (1494). 5 vol. in-8°. Paris, Alphonse Picard et fils, 1902-1904.

Quand on se trouve en face des cinq volumes (formant 1,600 pages et 5,651 notices) qui ont été consacrés par Auguste Molinier aux sources de l'histoire de France, depuis les origines jusqu'aux guerres d'Italie (1494), le sentiment qui prévaut est celui de l'admiration et de la reconnaissance pour le courageux érudit qui a doté ainsi la science française d'un instrument de travail incomparable.

Aucun autre pays d'Europe, en effet, ne possède, pour le moyen âge, un répertoire d'indications historiographiques aussi complet. Tous les livres d'ensemble que nos savants avaient publiés jusqu'ici dans cet ordre de matières étaient d'une insuffisance notoire. Nous ne pouvions rien opposer aux publications allemandes telles que le Dahlmann, le Wattenbach et le Potthast, ouvrages de première nécessité, même pour ceux qui ne voulaient être renseignés que sur les sources de notre histoire nationale. L'œuvre de Molinier comble enfin une lacune regrettable; elle suffit à nous faire connaître exactement, non seulement les écrits historiques du moyen âge français et les éditions qu'on en a données, mais l'appréciation de leur valeur, les controverses qu'ils ont provoquées et les dissertations et mémoires principaux dont ils ont été l'objet pendant la période la plus récente.

I. Le premier fascicule des Sources de l'histoire de France est consacré à l'époque primitive du moyen âge, des Mérovingiens et des Carolingiens. L'auteur fait connaître, dans un avant-propos, le plan général de l'ouvrage, imité de celui que Teuffel avait adopté pour son Manuel de litté

rature romaine. En matière de répertoire bibliographique, le meilleur plan donne toujours prise à la critique; celui-ci ne satisfera certainement pas tout le monde, mais l'essentiel est que Molinier ait suivi exactement son programme et apporté, à l'exécuter, cette conscience scrupuleuse qui est un de ses mérites marquants (1).

Dans ce premier volume, comme dans les suivants, chaque série de notices est précédée d'une courte synthèse, où l'auteur donne les renseignements essentiels sur la nature des sources étudiées et sur leur importance relative. Ces préliminaires sont, en général, de remarquables morceaux de critique historique, très utiles à qui veut connaître, en résumé, l'état des questions posées et des controverses agitées par les savants. Tel est, en particulier, celui qui a trait aux premiers textes chrétiens et aux origines des églises gauloises (2). Sur ce dernier point, Molinier estime que les partisans de l'école dite légendaire se sont voués à une tâche impossible, « condamnée d'avance par la saine logique » et que leurs travaux témoignent « de plus de bonne volonté que de science réelle ». Les textes épigraphiques réunis par Le Blant ont démontré la lenteur de la diffusion du christianisme en Gaule, et Ms Duchesne a prouvé qu'au r° siècle, un seul diocèse, celui de Lyon, existait en France.

Pour tout esprit impartial, la question, dès maintenant, parait vidée. Dès le Ier siècle, il y a eu, sans aucun doute, de petites congrégations chrétiennes sur le sol gaulois, mais l'organisation ecclésiastique, ébauchée au siècle suivant, se complète peu à peu jusque vers le temps de Constantin, et est à peu près achevée au v° siècle.

Molinier, d'autre part, ne nie pas le rôle qu'a joué saint Martin et l'influence qu'il a exercée; mais il déclare, non sans raison, qu'en dépit

Il n'y a guère de flottement dans sa méthode que sur la question de l'indication des manuscrits. «En général, écrit-il dans l'avant-propos, on ne dit rien des manuscrits des ouvrages, renvoyant sur ce point aux dernières éditions critiques: exception cependant a été faite pour certains auteurs, tels que Grégoire de Tours, le pseudo-Frédégaire ou Nithard.» Des exceptions à cette règle se retrouvent encore au tome II, dans les notices concernant Adhémar de Chabannes, Helgaud, le fragment de la Chronique de Fleuri, Fulbert de Chartres, la chronique de Pierre Béchin, la

chronique de Saint-Maixent, 'Histoire des pontifes et comtes d'Angoulême, la Chronique de Novalèse, etc., sans parler de celles qu'on rencontre dans les tomes suivants. Le plus souvent, à la vérité, l'auteur ne donne ce genre d'indications que lorsqu'il s'agit d'un manuscrit unique, ou lorsqu'il veut nous apprendre que le manuscrit original ou autographe a été conservé. Mais il est des cas où la raison de l'exception n'est pas très justifiable. En pareille matière, il faut être complet ou pratiquer l'abstention absolue.

(3) 1, p. 15-18.

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