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DES SAVANTS.

JANVIER 1906.

CATILINA.

GASTON BOISSIER. La conjuration de Catilina, 1 vol. in-12. Paris, Hachette et Cie, 1905.

Parmi les personnages secondaires de l'histoire romaine, aucun n'a intéressé la postérité autant que Catilina. Il a eu, environ vingt-cinq ans après sa mort, le très rare honneur d'être choisi comme sujet d'une étude spéciale par un des plus célèbres historiens latins. La liste des travaux consacrés à sa fameuse conjuration dans les derniers cent cinquante ans serait très longue. Même le drame et le roman se sont emparés de sa figure et l'ont en partie dédommagé des jugements très sévères des historiens par une sorte d'admiration poétique, en le représentant comme un héros de la liberté et des revendications populaires. Enfin, dans les pays qui ont subi l'influence de la culture classique, son nom revient encore, de temps en temps, au milieu des débats politiques, terrifier les gens paisibles comme un symbole de guerre civile.

Il n'est donc point surprenant que le plus illustre romaniste de l'Europe, M. Gaston Boissier, ait pensé à reprendre ce sujet, dont il dit lui-même qu'il semble être le plus rebattu de toute l'histoire romaine. « Les sujets dont on a beaucoup parlé sont précisément ceux dont il y a beaucoup à dire, quand ce ne serait que pour discuter la manière dont on les a jugés », remarque-t-il très spirituellement (p. 2). En effet, il y a eu, il y aura encore beaucoup à dire sur la conjuration de Catilina, parce que dans aucun autre épisode de l'histoire romaine on ne peut mieux saisir la lutte continuelle de la vérité et de la légende autour des événements, mettre à une épreuve plus décisive les procédés par lesquels l'histoire réussit, même après beaucoup de siècles, à dégager la vérité de toutes les inventions dont la légende l'a enveloppée. Il arrive souvent,

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à ceux qui s'occupent d'histoire, d'entendre des personnes cultivées exprimer le doute qu'il soit possible de connaître la vérité sur ce qui s'est passé dans les époques lointaines. « Voyez ce qui arrive à présent, vous répètent ces incrédules. Prenez n'importe quel événement contemporain; lisez les narrations qu'en donnent les différents journaux; vous ne trouvez qu'un épouvantable fatras de détails contradictoires, au milieu desquels il est impossible de s'orienter. Il s'agit pourtant d'événements qui se sont passés sous nos yeux ou dont nous pourrions interroger les témoins oculaires! Est-il possible de croire, après cela, que l'on pourra jamais connaître la vérité sur les événements d'il y a vingt siècles? » Mais cette objection est fausse justement là où elle semble, à un examen superficiel, se rapprocher le plus de la vérité. S'il est difficile de connaître la vérité sur les événements qui se déroulent sous nos yeux, il ne s'ensuit point que cette difficulté augmente au fur et à mesure que le temps passe. La science historique n'est possible, que parce que la difficulté diminue avec le temps. L'erreur si répandue d'après laquelle nous devrions renoncer à comprendre le passé parce qu'il nous est si difficile de comprendre même le présent, a sa source dans une autre illusion, qui nous fait placer les légendes seulement dans les débuts de l'histoire et dans les époques peu cultivées. Mais la légende est partout et dans toutes les époques; car elle est en même temps le produit de certaines formes universelles de la pensée et du sentiment, et une des forces historiques les plus actives. Aujourd'hui, comme il y a dix ou vingt siècles, dès qu'un événement se produit, les intérêts et les passions s'en emparent, l'altèrent, le déforment, le transforment, jusqu'à créer autour de lui, le plus souvent, un véritable roman, plus ou moins vraisemblable. Le présent, qui semble être la réalité même, n'est pour la majorité des hommes qu'une grande légende, qu'ils traversent, agités par les sentiments les plus divers, sans entrevoir plus qu'une petite partie de la réalité. Ce n'est qu'ultérieurement, c'est-à-dire quand les intérêts ont disparu et que les passions se sont éteintes, qu'il est relativement facile à l'historien de dégager la réalité des légendes, souvent contradictoires, dont les intérêts et les passions l'ont entourée. C'est pour cela que, si grande que soit la destruction des documents faite par le temps, elle est presque toujours compensée, dans l'étude des époques lointaines, par la parfaite indépendance dont peut jouir l'historien, se trouvant placé entièrement en dehors des intérêts et des passions, qui ont altéré pour les contemporains la connaissance des faits actuels.

La conjuration de Catilina et son histoire nous offrent une démonstration éclatante de ces affirmations.

I. Les écrivains anciens font débuter Catilina par une série de crimes épouvantables. Officier de Sylla dans la plus affreuse guerre civile de Rome, ce noble appauvri pille et massacre sans pitié, arrivant jusqu'à porter à Sylla, entre ses mains, la tête de Marius Gratidianus, toute dégouttante de sang. Puis quand, la guerre civile une fois finie, il devient un membre influent du parti aristocratique au pouvoir, il se livre à tous les excès et à tous les crimes. Il séduit des jeunes filles de noble famille et même une vestale; il assassine son beau-frère par complaisance pour une sœur qui ne pouvait pas souffrir son mari; il tue sa femme et son fils pour épouser une autre femme qui ne voulait entrer que dans une maison vide d'héritiers.

M. Boissier a remarqué avec raison que, parmi toutes ces accusations, celles qui se rapportent aux massacres syllaniens sont seules croyables; et j'ajouterai pour mon compte que l'affreuse barbarie de cette guerre civile ne les rend pas seulement vraisemblables, mais elle les excuse aussi, au moins en partie, et nous empêche de porter un jugement définitif sur le caractère de Catilina en nous appuyant seulement sur ces faits. Les autres crimes au contraire « sont possibles dans l'état où se trouvait alors la société romaine...; mais comme ils sont de ceux que le public ne connaît que par des indiscrétions privées ou des bavardages malveillants... il nous est aussi difficile, à la distance où nous sommes, de les démentir que de les affirmer » (p. 38). Je crois qu'on peut aller même plus loin et dire que, selon toute probabilité, ces horribles histoires de crime et de vice ne sont que des inventions, dont il est facile de découvrir la source. La diffamation avait atteint à Rome, dans les luttes des partis, un degré de violence dont s'épouvanteraient aujourd'hui même les plus échevelées des démocraties modernes. Accuser un adversaire, même s'il était un homme distingué, d'assassinat, de vol, d'inceste, de vices infâmes était devenu, comme le dit avec le plus parfait sang-froid Cicéron, une habitude, un moyen ordinaire pour donner de la vivacité, de la « couleur » aux attaques personnelles. Ainsi les bruits les plus fâcheux couraient librement sur le compte des personnes les plus illustres... Peu nuisibles tant qu'un homme était puissant, ces bruits pouvaient devenir dangereux si sa situation commençait à être compromise; et s'il tombait, la légende s'en emparait, les développait, les colorait, jusqu'à en faire des romans grotesques et odieux. C'est ce qui est arrivé à Catilina et à Antoine; c'est ce qui serait arrivé à César, très probablement, s'il avait été battu à Pharsale.

De même il ne serait pas juste de conclure, en s'appuyant sur l'accusation portée contre lui en 66 par les députés de l'Afrique, que Catilina

a été dans sa province plus âpre au pillage que ses collègues. Quatre ans à peine étaient passés après la retentissante accusation de Verrès; le parti populaire, pour combattre la coterie syllanienne encore au pouvoir, faisait semblant de défendre les intérêts des provinces, en attendant que vînt son tour de les piller; c'était un moment où tout l'empire se laissait aller à l'illusion qu'il y eût des juges à Rome. Il est très probable que la plainte contre Catilina a été l'effet de cette situation, qui encourageait les provinces à intenter des procès, plus que d'excès dont Catilina aurait été plus responsable que les autres gouverneurs.

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Mais la légende créée par les rancunes politiques autour de l'homme n'est qu'une partie et la plus simple de la légende catilinienne. C'est quand commence la véritable histoire de la conjuration, que la légende se complique. Après avoir tracé de lui le portrait si peu flatteur que tout le monde connaît, Salluste aborde (chap. xvII) l'histoire de la conspiration en nous décrivant Catilina déjà occupé, aux calendes de juin 64, à organiser un vaste complot pour détruire l'État, à promettre « tabulas novas, proscriptionem locupletium, magistratus, sacerdotia, rapinas Or ce fait serait d'autant plus étonnant que sept ou huit mois avant, Catilina était encore dans les meilleurs termes avec le parti aristocratique et conservateur. Son procès l'avait démontré. « Hortensius, dit M. Boissier, le grand orateur des aristocrates, se chargea de le défendre. Le jour du jugement on vit le Forum se remplir des personnages les plus honorables, qui venaient rendre témoignage de sa vertu et de son désintéressement » (p. 54). Comment ce sénateur, cet ancien ami de Sylla, cet aristocrate, ce conservateur s'est-il transformé en sept ou huit mois en un révolutionnaire enragé, qui veut détruire l'ordre social par le fer et par le feu?

Après la belle étude de M. John (1) il n'est plus possible de douter que cette narration de Salluste est le commencement de la légende qui tend à grossir les proportions, l'importance, le danger de la conspiration; qu'en 64 Catilina s'est borné à se présenter comme candidat au consulat et à lutter avec les moyens, plus ou moins légaux, dont tout le monde se servait. Il est néanmoins évident que quelque chose de très grave doit s'être passé dans cette élection, si le parti aristocratique a combattu avec une si grande énergie, en lui opposant Cicéron, Catilina, qui avait été jusqu'alors un de ses membres; si des écrivains sérieux comme Salluste ont pu voir dans cette lutte électorale les débuts de

(1) Entstehungsgeschichte der Catilinarischen Verschwörung (Jahrbücher für

Philologie und Pedagogik. Suppl. au vol. VIII).

la conspiration. En effet, si alors la conjuration n'était pas encore conçue, c'est tout de même cette élection qui a brouillé Catilina et son parti. Ni M. John ni M. Boissier ne me semblent avoir éclairci assez ce point, les causes de la brouille, ses conséquences immédiates; et ils n'auraient du reste pu le faire, dans des monographies spéciales, sans étudier toute la politique, si confuse, de cette époque, sans élargir le cadre de leur argument jusqu'à y comprendre toute l'histoire des intrigues de César et de Crassus. Or l'histoire de ces intrigues a été rendue très obscure par une erreur de Suétone, que personne n'a pensé à rectifier, parce qu'elle s'accordait avec un préjugé historique très répandu. Suétone nous dit qu'étant édile, César a cherché à susciter une affaire d'Égypte, pour se faire envoyer conquérir le royaume des Ptolémées (1). Obsédés par l'idée que César a eu, dès les débuts de sa carrière, la vision précise de ses grandes destinées, les historiens n'ont pas trouvé étrange que, simple édile, quand il n'avait pas encore une situation exceptionnelle dans la république, le futur dictateur eût voulu tout à coup être envoyé en Égypte à la tête d'une armée. Ils se sont en conséquence tenus à la version de Suétone, qui rend tout à fait incompréhensibles le rôle de Crassus dans toutes ces intrigues et la violente opposition du parti aristocratique à ses menées. Pourquoi Crassus déploie-t-il une activité si remuante, pendant plus de trois ans, et dépense-t-il tant d'argent, pour faire élire des consuls qui lui soient dévoués? Est-il possible d'admettre qu'il se proposait seulement de faire donner une mission de telle importance à un jeune homme criblé de dettes, décrié, qui n'avait pas encore été préteur?

Plutarque nous donne une explication beaucoup plus claire de ce mystère, en nous disant que c'était Crassus et non César qui voulait être envoyé conquérir l'Égypte (2). En acceptant cette version, toutes les difficultés disparaissent et nous n'avons plus aucune peine à nous expliquer tout, même la brouille de Catilina avec les conservateurs. Irrité par les triomphes asiatiques de son rival Pompée, Crassus, qui était alors, avec Pompée, le plus grand personnage de la république, veut, lui aussi, avoir une mission extraordinaire; il prépare le projet de conquérir l'Égypte, pour compléter la conquête de la Syrie déjà accomplie par Pompée; il suscite une agitation populaire, comme avait fait Pompée pour faire approuver la lex Gabinia et la lex Manilia. De là son alliance avec César, qui devient son agitateur le plus intelligent et le plus énergique. Mais le parti aristocratique, qui se méfie de Crassus,

(1) Caesar, 11. (2) Crassus, 13.

SAVANTS.

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IMPRIMERIE NATIONALE.

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