Images de page
PDF
ePub

La même réflexion a dû encore faire sentit, à tous les poètes, que pour le spectacle destiné aux larmes, il leur falloit choisir les plus tristes exemples des misères humaines, et non point ces malheurs que cause l'amour, qui étant imaginaires et volontaires, ne font qu'une foible impression sur les spectateurs. Voilà ce que comprirent en peu de temps les Grecs, et ce que les autres nations ont eu tant de peine à comprendre.

Ce que la plus simple réflexion eût dû établir partout n'est point arrivé, parce qu'on n'a pas commencé par réfléchir. Les spectacles naquirent, chez les Grecs, des chants de Bacchus, et, parmi nous, des chansons des pélerins. Les arts naissent du hasard, et les réflexions viennent ensuite. Elles sont cause quelquefois que les arts se perfectionnent; quelquefois aussi leurs progrès sont arrêtés par un certain goût répandu dans une nation. Dans quel'état est encore la poésie dramatique chez les Anglais, nation si éclairée, et où les poètes grecs sont si connus? On en peut dire autant de celle qui a été long-temps en vogue en Italie et en Espagne; et l'on en peut dire autant de la nôtre, jusqu'à Corneille et Molière, quoique nous eussions commencé, du temps de François Ier, à étudier les Grecs. Notre passion pour eux ne fit que nous aveugler; et en croyant les suivre, nous nous égarâmes, comme les autres, jusqu'au temps où deux poètes, conduits par leur génie plus que par l'étude, entrèrent dans la véritable route de la tragédie et de la comédie.

La poésie dramatique eut le même sort chez les Grecs. Très-informe dans sa naissance, elle fut perfect quatre grands poètes; et ce fut sur les

4

vée par leurs

[ocr errors]

... ecrit les règles

ouvrages inspirèrent à Aristote, qu'il m. de leur art. Elles sont les seules bonnes, puisque ni nous ni d'autres n'avons pu réussir lorsque nous ne les avons pas suivies. Il faut donc, pour bien connoître la poésie drama

TOME VI.

Y

3

ر

tique, prendre connoissance de celle des Grecs: l'histoire abrégée que j'en vais faire apprendra comment elle est née, et comment elle s'est perfectionnée.

CHAPITRE II.

Histoire de la Poésie dramatique chez les Grecs.

LA poésie dramatique devoit naître tout d'un coup, chez les Grecs, de celle d'Homère : sa naissance ne fut pas si noble. La poésie d'Homère contribua à lui faire donner sa perfection; mais il faut chercher sa naissance, qui arriva long-temps après Homère, dans le tombereau de Thespis.

Tragédie, c'est-à-dire, chanson du bouc ou de la vendange; comédie, c'est-à-dire, chanson de village ou de Comus. Ces noms rappellent l'origine de ces poëmes. Les fêtes du dieu du vin, la religion et la débauche, donnèrent la naissance à cette espèce de poésie, qui depuis a fait tant d'honneur à l'esprit humain.

Ceux qui ont appelé Thespis le père de la tragédie, l'ont fait le père d'un art qu'il ne connut jamais. Il y avoit longtemps avant lui des choeurs d'ivrognes. Dans toutes les fêtes, on buvoit et on chantoit; et comme Bacchus est un dieu de toutes les fêtes, on chantoit toujours à son honneur des vers qu'à cause de lui on nommoit dithyrambiques; et Pon y joignoit des vers satiriques, par lesquels les convives s'attaquoient les uns les autres. Toute la gloire de Thespis consiste à avoir imaginé de promener de village en village, dans une charrette, les musiciens qui chantoient, dans les fêtes de Bacchus, des dithyrambes pour honorer le dieu dont ils étoient bien remplis. Ces chantres se barbouillèrent de lie; et voulant ressembler aux Satyres, compagnons ordinaires de Bacchus, ils se couvrirent d'habits grotesques, Virgile, dans le second livre des Géorgiques, dépeint les

anciens habitans de l'Ausonie chantant de même des vers, et se couvrant de masques dans les fêtes de Bacchus :

Versibus incomptis ludunt risuque soluto,
Oraque corticibus sumunt horrenda cavati,
Bacche, vocant per carmina læta, etc.

Ei te,

Comme les choeurs ne pouvoient pas toujours chanter, Thespis, pour leur donner le temps de reprendre haleine, fit parler seul un de ses acteurs, qui, du haut de sa charrette, attaquoit les auditeurs par des vers piquans et grossiers, dignes de l'acteur; ce qui donna lieu au proverbe : parler de la charrette, pour dire vomir des paroles grossières. A ces vers grossiers succédèrent des récits d'aventures ou plaisantes ou tristes; et c'est ici qu'il faut placer la naissance de la poésie dramatique, qui fut ainsi nommée du terme grec action, lorsqu'on eut commencé à réciter des actions.

lité

Thespis trouva le succès de ses mascarades dans cette facique nous avons de rire avec ceux qui rient, et de pleurer avec ceux qui pleurent :

Ut ridentibus arrident, ita flentibus adsunt

Humani vultus. HOR.

Et comme il lui fut aisé de remarquer qu'il étoit beaucoup plus facile de faire pleurer ses auditeurs que de les faire rire, il s'attacha à exciter la pitié par des récits d'aventures tristes et cruelles; et ce spectacle paroissant noble, fut bientôt reçu à Athènes, tandis que le spectacle où l'on ne disoit que des choses bouffonnes et grossières resta dans les villages.

La tragédie naissante, qui n'étoit d'abord que le récit d'une aventure, fait par un seul acteur, changea peu à peu de forme par les réflexions que firent les poètes en voyant courir le peuple à ce spectacle.

Ils remarquèrent le plaisir que nous cause l'imitation de nos vices et de nos vertus, de nos passions bonnes ou mauvaises. Comme il y a des passions qui, quoique condamnables, telles que l'ambition, la haine, la vengeance,

[ocr errors]

paroissent nobles, parce que, pour se soutenir dans leur violence, elles ont besoin de la force de l'âme, il y a aussi des passions, comme l'avarice, l'ivroguerie, etc., qui paroissant des foiblesses de l'âme, sont basses et méprisables. Ces dernières, qui ne produisent que des actions risibles, furent réservées pour la seule comédie; et les premières, qui ne respirant que sang et fureur produisent souvent des actions grandes, furent réservées pour la seule tragédie.

Ce partage ne se fit pas tout d'un coup, puisqu'Aristote nous dit que la tragédie ne reçut que tard sa gravité, et ne se défit qu'avec peine du style burlesque. Ainsi, les Grecs avoient fait d'abord ce que tant d'autres nations ont fait depuis, un mélange du sérieux et du bouffon.

Quand ce partage essentiel eut été fait, les poètes crurent ne devoir chercher les exemples des passions réservées pour la comédie, que parmi les hommes du commun; non que les rois et les héros en soient exempts, mais parce qu'ils cachent leurs foiblesses aux yeux du public, ne voulant y paroître que pour inspirer l'admiration ou le respect. Les poètes cherchèrent les exemples des passions réservées à la tragédie parmi les rois et les héros, non-seulement parce que leurs passions ayant des suites que n'ont pas celles des particuliers, causent le bonheur ou le malheur des peuples, et les révolutions des Etats, mais parce que les exemples frappent bien davantage quand ils sont pris parmi ceux dont on craint le pouvoir, dont on respecte la dignité, ou dont on admire les grandes qualités.

[ocr errors]

Quand on eut bien distingué ce qui concernoit les différens caractères des deux genres de la poésie dramatique, on songea à ce qui concernoit le style, la mesure des vers les chants et les danses, chaque poète faisant des changemens suivant ce qui lui paroissoit convenir au caractère de la tragédie ou de la comédie: « Lorsque la tragédie, dit Aristote, après beaucoup de changemens, eut enfin reçu

[ocr errors]

» ce qui lui appartenoit, elle se reposa : s'πavíaтO » ; » ce qui ne signifie pas qu'elle fût parfaite. Aristote ne prétend pas le dire de celle même de son temps, puisqu'il ajoute : «Or, d'examiner si elle est aujourd'hui telle qu'elle doit » être, soit par rapport à elle, soit par rapport aux spec» tateurs, años λoyos, ce n'est pas de quoi il s'agit ici. » Aristote ne ressembloit pas à ces écrivains italiens et espagnols, qui prétendent que leurs poètes ont atteint la perfection. Un poëme né dans la débauche avoit grand besoin de réforme, et cette réforme ne pouvoit pas être prompte. On fut long-temps à faire les changemens dont la tragédie avoit besoin : « On sait, dit Aristote, les noms de ceux qui » les ont faits. On n'est pas instruit de même sur la comé» die, parce qu'elle ne fut pas d'abord recherchée comme » la tragédie, et que le magistrat ne commença que fort » tard à donner le choeur aux poètes comiques; » c'est-àdire, à accepter leurs pièces pour être représentées : c'étoit ce qu'on appeloit donner le chœur.

Quoique la comédie fût encore habitante des villages, les poètes avoient été obligés d'inventer un spectacle propre à délasser le peuple, que le sérieux ennuie bientôt, et qui d'ailleurs, n'entendant plus parler de Bacchus, le dieu des spectacles, s'écrioit souvent: Que fait cela à Bacchus? II fallut donc, pour contenter la religion du peuple, et pour finir le sérieux par du badinage, vertere seria ludo, chercher un spectacle qui chassât la tristesse que causoit la tragédie. Ce fut ce qui donna naissance aux pièces satiriques, ainsi nommées des Satyres, cortége de Bacchus, qui composoient les choeurs et chantoient Bacchus. L'action de ces pièces, quoique noble et sérieuse, étoit exécutée d'une manière très-bouffonne. Il falloit faire rire le peuple; et les meilleurs poètes furent obligés de s'abaisser à composer de pareils ouvrages, qui ne furent jamais assez estimés pour qu'on ait pris soin de les conserver à la postérité, puis

« PrécédentContinuer »