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Les meurtres, les incestes, les parricides, étoient, aux yeux des Grecs, des événemens ordonnés par les dieux. Quand Ajax s'est jeté sur son épée, son frère, faisant réflexion qu'il s'est tué avec la même épée qu'Hector lui avoit donnée, dit, dans Sophocle: « Pour moi, je soutiens que les dieux ont arrangé cet événement ; ils arrangent tout ce qui arrive: » que ceux qui pensent autrement, gardent leur sentiment; »je garderai toujours celui-ci. »

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Les poètes tragiques n'avoient pas répandu ces opinions; elles étoient beaucoup plus anciennes qu'eux : on les trouve dans Homère ; et il est aisé de reconnoître qu'elles sont une suite de traditions obscurcies par les fables. Suivant Homère, une Furie, qui n'est occupée qu'à nuire aux hommes, vole toujours dans les airs: la déesse Até marche sur la tête des hommes, cherchant à les écraser. Elle offensa autrefois Jupiter même, qui la précipita du ciel. A gamemnon reconnoît combien son emportement contre Achille cause de malheurs; mais les peuples ont tort de l'en accuser: Jupiter, le Destin et la Furie, lepoporis, l'ont voulu; on ne peut résister à la volonté divine. On voit encore, dans Homère, la suite funeste des imprécations des pères contre les enfans; on y voit aussi la haine des dieux contre les hommes. Jupiter ne puise jamais pour eux dans le tonneau des biens, sans y mêler de celui d'amertume; et pour plusieurs hommes, il ne puise que dans le tonneau d'amertume.

Il faut chercher l'origine de ces monstrueuses opinions : 1o. Dans la corruption de notre cœur : « L'homme coupable, » dit M. Bossuet, troublé par le sentiment de son crime, regardoit la divinité comme ennemie, dont la haine im» placable pour le genre humain exigeoit des victimes humaines. » Il est même remarquable que les êtres malfaisans étoient plus anciens que les autres. Les Furies, dans Eschyle, se regardent comme de très-anciennes divinités, et méprisent Apollon et Minerve, comme divinités de nouvelle création.

2o. Il en faut chercher l'origine dans une tradition de vérités, obscurcie par les fables. Les hommes avoient entendu parler de la chute d'Esprits célestes qui étoient devenus êtres malfaisans, de la malédiction de Noé sur son fils, du sacrifice demandé à Abraham, des suites d'un péché d'un premier père. Il étoit aisé à Euripide de faire paroître Hippolyte coupable, en le dépeignant comme un orgueilJeux qui s'étoit déclaré l'ennemi, non-seulement de l'amour, mais du mariage. Hippolyte, prêt à mourir, en déclarant qu'il est innocent, et que les imprécations de son père sont injustes, reconnoît qu'il périt à cause des anciens crimes de ses ancétres : παλαιῶν προγενητόρων.

Il étoit aisé à Sophocle de faire paroître Œdipe coupable. Puisque son avenir lui avoit été prédit, pourquoi a-t-il tué un homme? Pourquoi s'est-il marié? ŒŒdipe étoit destiné à des crimes involontaires, et ce que le Destin a ordonné arrive toujours: on ne peut fléchir les Parques ni par les prières ni par les sacrifices; les dieux mêmes ne peuvent changer leurs décrets, comme il est dit dans Ovide, Métam., l. 15:

Superosque movet, qui rumpere quanquam

Ferrea non possunt veterum decreta sororum.

« Il est inutile, dit le choeur dans Alceste, d'aller aux >> autels du Destin, la seule divinité que les sacrifices n'a» paisent pas. »

Parmi les hymnes attribués à Orphée, on en trouve un adressé aux Parques; elles y sont appelées inflexibles, inexorables tout ce qu'elles ont ordonné arrive nécessairement; et l'hymne finit cependant par ces paroles : « O » Parques, recevez mes prières et mes libations! » Quoiqu'on fût instruit des décrets du Destin, et qu'on fût persuadé qu'ils étoient infaillibles, on faisoit ses efforts pour en empêcher l'exécution. Hector sait que le Destin a ordonné la ruine de Troie, et il combat pour la sauver. Les philo

sophes partisans du système de la Nécessité, exhortoient à la vertu.

Nous ne pouvons concilier entr'elles les opinions des anciens, ni comprendre leur religion. Je n'ai voulu que montrer ici que cette religion fournissoit à leurs poètes des sujets très-capables de jeter cette grande émotion qui fait le plaisir de la tragédie, et qui a toujours causé le succès de celle d'Edipe. La religion qui rendoit ce sujet plus terrible ne subsiste plus. Ce sujet n'a jamais été parfaitement traité que par Sophocle: cependant, de quelque manière qu'il ait été traité, il a ému; par conséquent, il a plu; et dans toutes les nations qui ont élevé des théâtres, dipe a paru. Le sujet de Mérope a de même été bien reçu, quoique traité sans vraisemblance, parce que les circonstances de cet événement nous sont inconnues: nous savons seulement qu'une mère reconnoissoit son fils dans le moment qu'elle alloit le tuer; ce qui suffit pour causer une grande émotion, et par conséquent pour faire recevoir favorablement ce sujet sur tous les théâtres.

Ceux qui donnèrent aux Anglais et aux Hollandais leurs premières tragédies, ne les remplirent de meurtres, et n'é、talèrent l'appareil des supplices sur le théâtre, que dans l'intention d'émouvoir et de contenter leurs spectateurs. Les meurtres ne s'exécutoient pas sur le théâtre d'Athènes, 1o. parce que la présence du choeur y eût souvent mis obstacle; 2°. parce qu'Eschyle, comme je l'ai dit plus haut, fit réflexion qu'il étoit dangereux d'accoutumer les spectateurs à voir couler le sang. Ainsi, Médée ne tuoit pas devant eux ses enfans, mais elle les apportoit morts ; et les corps de ceux qui avoient été tués étoient souvent apportés sur la scène. Dans l'Antigone, un père arrive tenant dans ses bras son fils qui vient de se tuer; on lui présente en même temps le corps de sa femme, qui vient aussi de se donner la mort: c'est lui qui est la cause de ces deux cruels

événemens, et il se trouve entre ces deux cadavres. Dans les Phéniciennes, les cadavres d'Etéocle, de Polynice et de Jocaste, sont apportés : Œdipe, au milieu de ces trois cadavres, prie sa fille, parce qu'il a les yeux crevés, de conduire sa main tremblante sur le corps de ses fils, et sur le corps de celle qui a été sa mère et sa femme.

Nous trouvons, je l'avoue, quelque chose d'atroce dans des tragédies de cette nature. La qualité des spectateurs que les poètes d'Athènes avoient à émouvoir, les obligeoit, comme je le ferai voir dans la suite, à employer de pareils moyens, qu'ils employoient cependant avec sagesse, puisqu'ils écartoient les meurtres de leurs yeux. Ainsi, le théâtre d'Athènes ne fut jamais, comme le nôtre l'est presque toujours, un lieu qui retentît d'amoureuses plaintes, ni, comme celui de Londres l'a si souvent été, un lieu baigné de sang; mais il fut toujours un lieu baigné de larmes. Il retentissoit des lamentations de véritables malheureux, d'une Hécube, d'un ŒEdipe, d'un Philoctète, etc. Ce n'étoient que gémissemens, que larmes ; et les poètes choisissoient le plus qu'ils pouvoient des femmes pour composer les chœurs : les femmes, qui sont pleureuses, étant plus propres que les hommes à repéter les aï, aï, qɛv, QEU, OTTOTÒI.

Ces poètes tragiques alloient donc directement à la fin de leur art, ne songeant qu'à exciter une grande émotion, le véritable plaisir de la tragédie, parce que notre âme, comme je l'ai dit, n'est jamais si contente que quand elle est dans l'émotion. Cette tragédie étoit donc agréable : étoit-elle également utile? N'étoit-il pas dangereux de représenter devant le peuple tant de crimes et d'actions cruelles? N'étoit-il pas dangereux d'entretenir un peuple dans les larmes?

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Le premier reproche ne fut point fait aux poètes, parce que ces actions cruelles et ces crimes étoient, comme je l'ai déjà dit, des événemens ordonnés et conduits par les dieux. Quelques philosophes leur firent ce second reproche. Il étoit

difficile que l'union régnât entre les poètes et les philosophes : ceux-ci étoient souvent attaqués sur le théâtre; Aristophane ne les épargnoit pas. Platon se déclara contre les poètes ; Aristote fut d'un sentiment très-opposé à celui de Platon. Je vais rapporter l'un et l'autre sentiment

CHAPITRE IV.

La Tragédie est-elle utile? Platon condamne toute poésie qui excite les passions,

LA tragédie ne fut pas reçue sans contradiction à Athènes; je parle de celle même de Thespis (si elle peut être appelée tragédie), qui, quoique trop grossière encore pour être capable d'émouvoir les passions, alarma Solon, qui s'écria, en frappant du pied contre terre, que de pareils amusemens, si on les permettoit, parleroient enfin plus haut que les lois. Ce n'étoit point la peinture des passions voluptueuses qu'il craignoit ; il en étoit si peu ennemi, que dans sa vieillesse il chantoit encore dans ses vers l'amour et le vin il craignit que toutes ces lamentations dont le théâtre retentissoit, n'affoiblissent le courage de l'âme. Les Lacédémoniens ne voulurent jamais écouter ni tragédie ni comédie, disant qu'il n'étoit pas permis d'entendre, même par amusement, ceux qui contredisoient les lois.

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Platon pensa des spectacles comme Solon, et poussa la sévérité jusqu'à condamner toute poésie imitative. Sa raison est rapportée dans Cicéron. Les poètes, disoit-il, en nous présentant des héros qui se lamentent, amolissent les âmes, et font perdre à la vertu tous ses nerfs : Lamentantes inducunt fortissimos viros, molliunt animos nostros.... nervos. omnes virtutis elidunt. Il vaut mieux entendre parler Platon lui-même. Je vais en rapporter un passage très-beau, et

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